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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ARMA c. FRANCE
(Requête no 23241/04)
ARRÊT
STRASBOURG
8 mars 2007
DÉFINITIF
09/07/2007
Cet
arrêt deviendra définitif dans les conditions définies
à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l'affaire Arma c. France,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième
section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič,
président,
J. Hedigan,
J.-P. Costa,
Mme E.
Fura-Sandström,
M. E. Myjer,
Mmes I.
Ziemele,
I. Berro-Lefèvre, juges,
et de M. S.
Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du
conseil le 15 février 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
- A l'origine de l'affaire se trouve une requête
(no 23241/04) dirigée contre la République
française et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle France
Lise Arma (« la requérante »), a saisi
la Cour le 14 juin 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de
sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales
(« la Convention »).
- La requérante est représentée par
Me M. Loukil, avocat à Paris. Le gouvernement
français (« le Gouvernement ») est
représenté par son agent, Mme E.
Belliard, Directrice des Affaires juridiques au ministère
des Affaires étrangères.
- La requérante alléguait que la décision
d'irrecevabilité de son appel interjeté contre le
jugement de liquidation judiciaire de la société dont
elle était gérante et associée unique l'avait
privée de son droit d'accès à un tribunal.
- Le 31 mars 2006, la Cour a décidé de
communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des
dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé
que seraient examinés en même temps la recevabilité
et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
- La requérante est née en 1954 et réside
à Sevran.
- Le 3 janvier 2001, la requérante créa une
entreprise unipersonnelle à
responsabilité limitée (EURL), société
constituée d'un associé unique
exerçant également les fonctions de gérant.
Cette EURL, dénommée Arma Pneu, avait pour objet
l'achat et la vente de pneus neufs et d'occasion, ainsi que
d'équipements automobiles.
- Le 18 septembre 2002, l'Union
de Recouvrement de Sécurité Sociale et d'Allocations
Familiales (URSSAF) demanda au tribunal de commerce d'ouvrir
une procédure de redressement judiciaire à l'égard
de la société. La requérante indique s'être
alors rapprochée de l'URSSAF et avoir négocié
une baisse du montant réclamé, ainsi qu'un
échelonnement des paiements. Partant, elle estima ne pas
devoir se présenter à l'audience du tribunal de
commerce.
- Par jugement du 21 octobre 2002, le tribunal de
commerce de Bobigny ouvrit une procédure simplifiée de
redressement judiciaire de l'EURL Arma Pneu.
- Par arrêt du 28 janvier 2003, la cour d'appel de
Paris confirma le jugement.
- Le 3 février 2003, le tribunal de commerce de
Bobigny désigna un administrateur judiciaire. Ce dernier
rédigea un premier rapport en date du 6 mars 2003, dans
lequel il se plaignait principalement de l'absence de réponse
à ses multiples demandes.
- Par jugement du 5 mai 2003, le tribunal de commerce de
Bobigny prononça la liquidation judiciaire de la société,
sur les recommandations de l'administrateur judiciaire, jugeant que
le compte d'exploitation prévisionnel n'était pas
probant. Le tribunal estima en outre que l'activité était
fictive, la société étant exploitée en
réalité par le frère de la requérante,
lequel avait dirigé plusieurs sociétés liées
au commerce de pneus et toutes judiciairement liquidées ou en
liquidation. Il désigna un liquidateur judiciaire.
- La société, représentée
par sa gérante, la requérante, interjeta appel de ce
jugement.
- Elle présenta également une requête
en suspension de l'exécution provisoire, laquelle fut rejetée
par une ordonnance du magistrat délégué par le
premier président de la cour d'appel en date du 4 juillet
2003. Dans sa décision, le juge releva que l'EURL justifiait
de ce que des chèques avaient été établis
à son nom et que leur montant pouvait être de nature à
compenser le montant des dettes de la société. Il
estima néanmoins, compte tenu notamment de la persistance de
certaines interrogations, que ces chèques ne justifiaient pas
qu'il soit fait droit à la demande de suspension.
- Par arrêt du 16 décembre 2003, la cour
d'appel de Paris déclara l'EURL irrecevable en son appel, aux
motifs que le dirigeant d'une personne morale dissoute est privé
de ses pouvoirs de représentation et que l'appel aurait dû
être interjeté par un mandataire ad hoc.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les dispositions législatives
1. Les dispositions applicables au moment des faits
a) Le code civil
Article 1844- 7, alinéa 7
« La société prend fin :
(...)
7º Par l'effet d'un jugement ordonnant la
liquidation judiciaire ; (...) »
b) Le code de commerce
Article L. 622-9
« Le jugement qui ouvre
ou prononce la liquidation judiciaire emporte de plein droit,
à partir de sa date, dessaisissement pour le débiteur
de l'administration et de la disposition de ses biens même de
ceux qu'il a acquis à quelque titre que ce soit tant que la
liquidation judiciaire n'est pas clôturée. Les droits et
actions du débiteur concernant son patrimoine sont exercés
pendant toute la durée de la liquidation judiciaire par le
liquidateur.
Toutefois, le débiteur peut
se constituer partie civile dans le but d'établir la
culpabilité de l'auteur d'un crime ou d'un délit dont
il serait victime, s'il limite son action à la poursuite de
l'action publique sans solliciter de réparation civile. »
2. La loi no 2005-845 du 26 juillet 2005
Suite à une proposition de la Cour de cassation dans son
rapport pour l'année 2002, la loi no 2005-845
du 26 juillet 2005 dite de « sauvegarde des entreprises »
est venue modifier la loi du 25 janvier 1985 relative au redressement
et à la liquidation judiciaires intégrée au code
de commerce.
Elle a notamment créé l'article L. 641-9, lequel est
entré en vigueur depuis le 1er janvier 2006 et
remplace depuis lors l'article L. 622-9.
a) Les travaux préparatoires
Le commentaire de l'article 116 du projet de loi figurant dans le
rapport de la commission des lois constitutionnelles, de la
législation et de l'administration générale de
la République, présenté à l'Assemblée
nationale le 11 février 2005, dresse un bilan des difficultés
pratiques rencontrées par le débiteur sous l'égide
de la loi du 25 janvier 1985. Il est notamment rédigé
dans les termes suivants :
« L'article 116 améliore la situation
du débiteur et met fin à certaines difficultés
juridiques en modifiant l'article L. 641-9 nouveau.
L'actuel article L. 622-9 du code de commerce prévoit
que le jugement de liquidation met fin aux pouvoirs des représentants
légaux de la personne morale, ce qui leur interdit d'agir au
nom de l'entreprise. C'est une conséquence de l'article 1844-7
du code civil, aux termes duquel « la société
prend fin [...] par l'effet d'un jugement ordonnant la liquidation
judiciaire ou la cession totale des actifs de la société ».
Cette règle a fait l'objet de nombreuses critiques, en raison
des problèmes techniques qu'elle pose. (...) pour exercer
certains droits propres de la société, tels que le
pouvoir de faire appel de certains actes, il fallait demander la
désignation d'un mandataire ad hoc. Cette solution a
nécessité à son tour une jurisprudence pour
préciser qui pouvait demander la désignation d'un
mandataire ad hoc, par exemple l'ancien débiteur. Un
arrêt rendu par la cour d'appel d'Aix-en-Provence le
3 septembre 2003 illustre bien les difficultés
rencontrées dans la pratique : en cas de liquidation
judiciaire immédiate, si le liquidateur effectue une
assignation en report de la date de la cessation des paiements, il se
retrouve à la fois demandeur et défendeur devant le
tribunal, puisqu'il représente la société
débitrice. C'est la jurisprudence qui a dû préciser
que la société devait dans ce cas être
représentée par un mandataire ad hoc.
Le premier paragraphe de cet article maintient le
principe de dessaisissement du débiteur. Le débiteur ne
peut plus ni administrer son entreprise ni disposer de celle-ci à
partir du jugement qui ouvre ou qui prononce la liquidation
judiciaire, y compris pour les biens éventuellement acquis
après l'ouverture de la procédure (...). Les droits du
débiteur sur son patrimoine sont exercés, pendant la
durée de la procédure, par le liquidateur (...).
Le projet de loi introduit une (...) exception, qui
accorde aux dirigeants d'une personne morale la possibilité
d'accomplir les actes et d'exercer les droits et actions qui
n'entrent pas dans les prérogatives du liquidateur ou de
l'administrateur. Cela permettra aux dirigeants d'exercer certains
droits propres du débiteur sans passer par la désignation
d'un mandataire ad hoc pour représenter la société.
Ils pourront notamment interjeter appel eux-mêmes, ce qui est à
la fois plus simple et plus respectueux des droits de la défense
que le système actuel ».
b) Les nouvelles dispositions du code de
commerce
Article L. 641-9
« I. - Le jugement qui ouvre ou prononce la
liquidation judiciaire emporte de plein droit, à partir de sa
date, dessaisissement pour le débiteur de l'administration et
de la disposition de ses biens même de ceux qu'il a acquis à
quelque titre que ce soit tant que la liquidation judiciaire n'est
pas clôturée. Les droits et actions du débiteur
concernant son patrimoine sont exercés pendant toute la durée
de la liquidation judiciaire par le liquidateur.
Toutefois, le débiteur peut se constituer partie
civile dans le but d'établir la culpabilité de l'auteur
d'un crime ou d'un délit dont il serait victime.
Le débiteur accomplit également les actes
et exerce les droits et actions qui ne sont pas compris dans la
mission du liquidateur ou de l'administrateur lorsqu'il en a été
désigné.
II. - Lorsque le débiteur est une personne
morale, les dirigeants sociaux en fonction lors du prononcé du
jugement de liquidation judiciaire le demeurent, sauf disposition
contraire des statuts ou décision de l'assemblée
générale. En cas de nécessité, un
mandataire peut être désigné en leur lieu et
place par ordonnance du président du tribunal sur requête
de tout intéressé, du liquidateur ou du ministère
public.
Le siège social est réputé fixé
au domicile du représentant légal de l'entreprise ou du
mandataire désigné.
III. - Lorsque le débiteur est une personne
physique, il ne peut exercer, au cours de la liquidation judiciaire,
aucune des activités mentionnées au premier alinéa
de l'article L. 640-2. »
B. La jurisprudence de la Cour de cassation
La chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé dans un
arrêt du 16 mars 1999 « que si le débiteur
est recevable, en vertu du droit propre qu'il tient de l'article
171-1 de la loi du 25 janvier 1985, à former un pourvoi en
cassation contre l'arrêt qui prononce sa liquidation
judiciaire, il ne peut, s'agissant d'une personne morale dissoute en
application de l'article 1844-7, 7o du code civil et dont
le dirigeant, fût-il son administrateur provisoire
antérieurement désigné, est privé de ses
pouvoirs à compter de la liquidation judiciaire, exercer ce
droit que par l'intermédiaire de son liquidateur amiable ou
d'un mandataire ad hoc ». Cet arrêt admet
cependant la régularisation de ce pourvoi si un liquidateur
amiable ou un mandataire ad hoc interviennent, dans l'instance
en cassation, pour se substituer à l'auteur du pourvoi avant
l'expiration du délai imparti pour déposer un mémoire
ampliatif (voir Cass. com., 16 mars 1999, Bull civ. IV, no 66,
p. 54, mais aussi Cass. Com., 4 juillet 2000 sur pourvoi
no 97-17171 ; 14 novembre 2000 sur pourvoi
no 97-20069 ; 15 mai 2001 sur pourvoi
no 98-15106 ; 29 mai 2001 sur pourvoi
no 98-14031 ; 12 juin 2001 sur pourvoi
no 98-15667 ; 17 juillet 2001 sur pourvoi
no 98-19954 ; 2 octobre 2001 sur pourvois
nos 98-18749,
98-15536 et 99-12142 ; 16 octobre 2001 sur pourvoi no
98-13607 ; 8 janvier 2002 sur pourvois nos
98-21926 et 99 11749 ; 5 février 2002 sous no
300 F/D ; 19 février 2002 sur pourvois nos 98-22190,
99-12099 et 99-13869 ; 19 mars 2002 sur pourvois nos 99 12713,
99-12714, 99-12716 et 99-12717 ; 3 avril 2002 sur pourvoi
no 99-11981).
Selon André Perdriau, doyen honoraire de la Cour de cassation,
« les règles ainsi dégagées semblent
valables quant à l'exercice de n'importe quelle voie de
recours, c'est-à-dire d'un appel comme d'un pourvoi ... »
(Les Petites Affiches, 28 mai 2002, no 106, p. 11).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6
§ 1 DE LA CONVENTION
- La requérante allègue que la décision
d'irrecevabilité de son appel interjeté contre le
jugement de liquidation de la société, dont elle était
gérante et associée unique, l'a privée de son
droit d'accès au tribunal tel que prévu par l'article 6
§ 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa
cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...),
qui décidera (...) des contestations sur ses droits et
obligations de caractère civil (...) »
- Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
- Le Gouvernement soulève une première
exception d'irrecevabilité tirée de l'absence
d'épuisement des voies de recours internes. Il soutient en
effet que la requérante n'a pas invoqué son grief
devant la cour d'appel et n'a pas formé de pourvoi en
cassation contre l'arrêt de cette dernière. Si le
Gouvernement admet l'existence d'une jurisprudence constante de la
Cour de cassation selon laquelle est irrecevable le pourvoi en
cassation formé par l'ancien dirigeant d'une société
contre l'arrêt prononçant la liquidation judiciaire de
celle-ci, il estime que cette dernière n'est pas de nature à
exonérer la requérante de l'obligation d'épuiser
les voies de recours internes, la Cour de cassation n'étant
pas liée par la loi du précédent et restant donc
libre de la solution qu'elle entend apporter à une question
juridique.
- Le Gouvernement soutient par ailleurs que la
requérante n'est pas titulaire, en son nom propre, d'un droit
protégé par l'article 6 § 1 de la Convention, dans
la mesure où l'appel a été interjeté par
la société, dont elle était la gérante,
laquelle disposait d'une personnalité juridique distincte de
la sienne.
- La requérante estime quant à elle avoir
satisfait à la règle de l'épuisement des voies
de recours internes, dans la mesure où il était vain
d'invoquer la violation de l'article 6 § 1 de la Convention
devant la cour d'appel ou de former un pourvoi en cassation en raison
de la jurisprudence constante de la Cour de cassation. Elle estime
donc que ces recours étaient voués à l'échec
et n'avaient pas à être exercés.
- Elle estime par ailleurs que l'argument selon lequel
elle ne saurait se prétendre titulaire des droits garantis par
l'article 6 § 1 est spécieux, dans la mesure où,
ayant perdu la capacité d'agir au nom de la société,
elle ne pouvait agir qu'en son nom personnel devant la Cour.
- La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 §
1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après
l'épuisement des voies de recours internes. A cet égard,
elle souligne que tout requérant doit avoir donné aux
juridictions internes l'occasion que l'article 35 § 1 a pour
finalité de ménager en principe aux Etats
contractants : éviter ou redresser les violations
alléguées contre lui (voir, parmi beaucoup d'autres,
Cardot c. France, arrêt du 19 mars 1991,
série A no 200, p. 19, § 36). Néanmoins,
les dispositions de l'article 35 de la Convention ne prescrivent
l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux
violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils
doivent exister à un degré suffisant de certitude
non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi
leur manquent l'effectivité et l'accessibilité
voulues (voir notamment les arrêts Vernillo c. France
du 20 février 1991, série A no 198, pp.
11–12, § 27 ; Dalia c. France du
19 février 1998, Recueil des arrêts et
décisions 1998-I, pp. 87-88, § 38).
- La Cour note tout d'abord qu'on ne saurait reprocher à
la requérante de ne pas avoir soulevé le grief tiré
de l'article 6 § 1 devant la cour d'appel, le problème
n'étant apparu qu'après que cette dernière a
déclaré l'appel interjeté contre le jugement
prononçant la liquidation judiciaire irrecevable. Quant à
l'absence de pourvoi en cassation, le Gouvernement, qui reconnaît
expressément l'existence d'une jurisprudence constante
validant de tels constats, n'a produit devant la Cour aucune
jurisprudence de nature à démontrer l'adéquation
et l'effectivité de ce recours. La Cour constate au contraire
qu'au moment des faits une lecture combinée des articles
1844-7, 7o du code civil et L. 622-9 du code du commerce
conduisait la Cour de cassation au rejet systématique des
pourvois formés à l'encontre des arrêts de la
cour d'appel par les dirigeants d'une personne morale dissoute par le
biais d'une liquidation judiciaire, estimant que ce droit devait être
exercé par l'intermédiaire du liquidateur ou d'un
mandataire ad hoc. En conséquence, la Cour estime que
le pourvoi en cassation que la requérante aurait pu former
contre l'arrêt de la cour d'appel ne satisfaisait pas à
la condition d'efficacité. Il convient donc d'écarter
cette première exception.
- S'agissant de la seconde exception soulevée par
le Gouvernement, la Cour estime qu'elle se trouve étroitement
liée à la question du droit d'accès au tribunal
de la requérante et donc au fond du grief tiré de la
violation de l'article 6 § 1. En conséquence, la Cour
décide de la joindre au fond.
- Par ailleurs, la Cour constate que la requête ne
se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il
convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
- Le Gouvernement rappelle que le droit d'accès à
un tribunal n'est pas absolu et qu'il peut faire l'objet de certaines
limitations. Il ajoute qu'en matière de faillite, la Cour a
reconnu, dans une affaire italienne, qu'une limitation du droit
d'ester en justice du failli, au profit du liquidateur tendait « à
la protection des droits et intérêts d'autrui, à
savoir ceux des créanciers de la faillite » (Luordo
c. Italie,
no
32190/96, 17 juillet 2003, CEDH 2003 IX). Il estime que
dans cette affaire, la Cour n'a envisagé qu'il puisse y avoir
de violation de l'article 6 § 1 que dans le cas où les
conséquences de cette limitation seraient disproportionnées
par rapport au but poursuivi, notamment au regard de la durée
de la procédure.
- Il affirme par ailleurs que le dessaisissement du
débiteur soumis à une procédure collective est
consacré non seulement par le droit interne mais également
par le droit communautaire. Il cite à cet égard un
arrêt rendu par la Cour de justice des communautés
européennes le 2 mai 2006, interprétant le règlement
no 1346/2000 du conseil des ministres, du 2 mai
2000, relatif aux procédures d'insolvabilité et ayant
précisé que le dessaisissement du débiteur
insolvable constituait un élément de définition
de la décision d'ouverture d'une procédure
d'insolvabilité. Il considère, en outre, que la
question de la représentation de ce débiteur, lorsque
celui-ci est une personne morale, relève de la marge
d'appréciation laissée aux Etats pour réglementer
les conditions d'accès à leurs tribunaux. Il insiste
par ailleurs sur le fait que, conformément à la
jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation, la
requérante avait qualité, en tant qu'ancienne
dirigeante de la société dissoute et comme tout
intéressé, pour demander la désignation d'un
mandataire ad hoc chargé de représenter cette
société pour l'exercice de ses droits propres. Elle
avait également, selon lui, la possibilité de former un
appel ou un pourvoi en cassation contre la décision prononçant
la liquidation judiciaire à titre conservatoire, à
condition que l'exercice de cette voie de recours soit confirmé
par le liquidateur ou le mandataire ad hoc avant l'expiration
des délais de recours. De l'avis du Gouvernement, la
requérante aurait pu obtenir très rapidement une telle
désignation par le biais d'une procédure en référé
ou d'une requête au président du tribunal de commerce,
mais s'est abstenue de la demander, perdant ainsi toute chance de
régularisation de son appel. S'il admet, à cet égard,
que la loi du 26 juillet 2005 facilite incontestablement
l'exercice des voies de recours en autorisant les dirigeants sociaux
à les exercer eux mêmes sans avoir à
solliciter la désignation d'un mandataire ad hoc, il
soutient que la procédure antérieure était
conforme aux exigences de l'article 6 § 1. Cette procédure
et la limitation qu'elle comportait était, selon lui, la
conséquence de la fiction juridique que constitue la création
d'une personne morale : la limitation de responsabilité,
dont bénéficient les personnes physiques composant une
société, ne pouvant aller sans certains inconvénients,
au rang desquels figure la perte pour ses dirigeants de la capacité
d'agir en justice pour son compte lorsque cette dernière est
dissoute. Il considère cette analyse d'autant plus pertinente
s'agissant d'une société unipersonnelle dont l'unique
objet est de limiter la responsabilité de son associé
unique. Il estime par ailleurs que la personne morale conservait un
droit propre de contester la décision prononçant sa
liquidation judiciaire et un accès au tribunal. Ce droit, s'il
ne pouvait plus être exercé par l'ancien dirigeant,
perdurait en effet entre les mains du liquidateur ou du mandataire
ad hoc.
- La requérante affirme quant à elle que
la désignation d'un mandataire ad hoc dans le but de le
voir interjeter appel de la décision prononçant la
liquidation judiciaire de sa société s'avérait
irréalisable en pratique en raison de la brièveté
du délai d'appel, lequel est, en la matière, de dix
jours. Elle estime en outre que la jurisprudence française
recèle une contradiction de fond, puisqu'elle décide
que le dirigeant déchu de son droit d'interjeter appel est
néanmoins habilité à recevoir la notification
qui fait courir les délais d'appel à son encontre.
Ainsi, le jugement s'impose à son destinataire qui n'a aucune
possibilité d'agir utilement. Elle cite par ailleurs une
jurisprudence dissidente de la cour d'appel de Paris, laquelle a
décidé, dans un arrêt du 14 décembre 2002,
que le dirigeant d'une personne morale est recevable à
interjeter appel d'un jugement ayant prononcé la liquidation
judiciaire de la société qu'il dirige.
- La Cour rappelle que l'article 6 § 1 garantit à
toute personne le droit à ce qu'un tribunal connaisse de toute
contestation relative à ses droits et obligations de caractère
civil. Il consacre de la sorte le « droit à un
tribunal » dont le droit d'accès, à savoir
le droit de saisir le tribunal en matière civile, constitue un
aspect (Golder c. Royaume-Uni, arrêt du 21 février
1975, série A no 18, pp. 17-18, §§
35-36). Ce droit ne vaut que pour les « contestations »
relatives à des « droits et obligations de
caractère civil » que l'on peut dire, au moins de
manière défendable, reconnus en droit interne (voir,
entre autres, les arrêts James et autres c. Royaume-Uni,
21 février 1986, série A no 98, pp.
46-47, § 81, et Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21
février 1990, série A no 172, pp. 16-17, §
36).
- La Cour rappelle aussi que le « droit à
un tribunal » n'est pas absolu ; il se prête à
des limitations implicitement admises, notamment pour les conditions
de recevabilité d'un recours, car il appelle de par sa nature
même une réglementation par l'Etat, qui jouit à
cet égard d'une certaine marge d'appréciation
(Ashingdane c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série
A no 93, pp. 24-25, § 57). Ces limitations ne
sauraient cependant restreindre l'accès ouvert à un
justiciable d'une manière ou à un point tels que son
droit d'accès à un tribunal s'en trouve atteint dans sa
substance même ; enfin, elles ne se concilient avec
l'article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime
et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité
entre les moyens employés et le but visé (Levages
Prestations Services c. France, arrêt du 23 octobre 1996,
Recueil 1996-V, p. 1543, § 40).
- Dans son arrêt Luordo c. Italie (précité)
la Cour a par ailleurs jugé, au sujet d'une procédure
de faillite personnelle, que la limitation de la capacité du
failli d'ester en justice tendait à la protection des droits
et intérêts d'autrui, à savoir ceux des
créanciers de la faillite. La Cour a estimé qu'une
telle limitation du droit d'accès à un tribunal dans le
chef du failli n'était pas critiquable en soi mais comportait
le risque d'imposer à l'intéressé une charge
excessive quant au droit d'accès à un tribunal. Dès
lors, pour ne pas contrevenir aux exigences de l'article 6 § 1,
cette ingérence dans le droit de l'intéressé ne
doit pas se révéler disproportionnée par rapport
à l'objectif poursuivi.
- Il convient en premier lieu de relever que,
contrairement à l'affaire Luordo (précitée)
où la procédure visait les biens propres du failli, la
procédure de liquidation judiciaire d'une société
unipersonnelle voit fictivement intervenir deux personnalités
juridiques distinctes, d'une part, le débiteur (la société,
personne morale) et, d'autre part, le dirigeant de cette société.
Pour autant, la Cour estime qu'il convient de rechercher si la
requérante, gérante de la société, peut
être considérée comme ayant un intérêt
à avoir accès au tribunal à l'occasion de la
procédure de liquidation judiciaire.
- La Cour constate, tout d'abord, que les intérêts
de ces deux personnalités juridiques s'avéraient
essentiellement convergents. En effet, dans les circonstances de
l'espèce, s'agissant d'une entreprise unipersonnelle à
responsabilité limitée, la dirigeante était
également, de fait, associée unique de la société.
Elle avait dès lors, compte tenu du caractère
spécifique de cette dernière en droit
français, un intérêt particulier à
voir la société perdurer et à protéger
les fonds qu'elle y avait investis.
- En l'espèce, il apparaît que
la gérante de la société disposait de certains
éléments de nature à accréditer son
affirmation selon laquelle elle était en mesure de proposer un
apurement du passif. La Cour relève, à cet égard,
que le magistrat délégué par le premier
président de la cour d'appel, tout en rejetant la demande de
suspension de l'exécution provisoire introduite par la
requérante, avait constaté l'existence d'une
possibilité d'apurement. Dès lors, son intervention en
cause d'appel était conforme aux intérêts de la
société, puisqu'elle aurait éventuellement pu
permettre à cette dernière de poursuivre son activité
ou, à tous le moins, que soient présentés des
arguments en faveur de cette poursuite. La Cour relève
d'ailleurs que la requérante pouvait également
justifier d'un intérêt personnel direct à exercer
ce recours, dans la mesure où elle faisait, en son nom propre,
l'objet de sévères accusations, dont on ne pouvait
exclure qu'elles aient des conséquences ultérieures
pour elle-même.
- Si le Gouvernement soutient, à juste titre, que
la requérante avait la possibilité de demander la
désignation d'un mandataire ad hoc afin que celui-ci
interjette appel du jugement ou régularise l'appel interjeté
à titre conservatoire par ses soins, la Cour doute toutefois
de la possibilité concrète pour ce dernier d'intervenir
dans le cadre du délai d'appel, lequel n'est, en la matière,
que de dix jours. Il est à cet égard significatif que
parmi les arrêts cités par le Gouvernement aucun ne vise
expressément la possibilité de régularisation
d'un recours en appel. En effet, si l'exercice de cette voie de
recours à titre conservatoire apparaissait en théorie
possible, le délai d'appel, beaucoup plus bref que celui du
dépôt d'un mémoire en cassation, limitait en
pratique l'effectivité de cette option. La Cour en veut
notamment pour preuve les termes des travaux préparatoires de
la loi du 26 juillet 2005 concernant l'actuel article L.
641-9 du code de commerce. Ceux-ci laissent en effet clairement
apparaître la volonté du législateur de mettre un
terme aux difficultés pratiques limitant l'exercice du recours
en appel par la société débitrice, en accordant
à son ancien dirigeant le droit d'interjeter appel du jugement
prononçant la liquidation judiciaire et ce, dans l'optique de
renforcer le respect dû aux « droits de la
défense ». Cette réforme a procédé
à un rééquilibrage au bénéfice de
la société débitrice et de son dirigeant,
mettant ainsi un terme à une limitation préjudiciable à
leur droit d'accès au tribunal. La requérante, soumise
au régime antérieur, n'a pu bénéficier de
ces nouvelles dispositions légales.
- La Cour déduit de l'ensemble de ces éléments
que la requérante, qui n'avait plus, en droit interne, la
capacité d'agir au nom de la société dont elle
avait été la gérante, disposait néanmoins
d'un intérêt à agir en son nom propre devant la
Cour et qu'elle a vu son droit d'accès à un tribunal
limité de manière excessive.
- Elle conclut donc au rejet de l'exception préliminaire
jointe au fond et à la violation de l'article 6 § 1 de la
Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
- Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu
violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit
interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une
satisfaction équitable. »
A. Dommage
- La requérante réclame 372 922,34
euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu'elle
aurait subi, ainsi que 50 000 EUR au titre du préjudice
moral.
- Le Gouvernement conteste ces prétentions
estimant que le préjudice matériel allégué
ne présente aucun caractère certain et que le préjudice
moral serait suffisamment réparé par le constat
éventuel de la violation de l'article 6 § 1.
- La Cour ne saurait spéculer sur le résultat
auquel la procédure incriminée aurait abouti si la
violation de l'article 6 § 1 de la Convention n'avait pas eu
lieu (voir, par exemple, Mantovanelli c. France, arrêt
du 18 mars 1997, Recueil 1997-II, p. 438, § 40) ;
il convient donc de rejeter les prétentions de la requérante
en ce qu'elles se rapportent au préjudice matériel
allégué. Elle estime toutefois que le fait d'avoir été
privée de son droit d'accès au tribunal a causé
un préjudice moral à la requérante qui ne
saurait être réparé par le seul constat de
violation de l'article 6 § 1 de la Convention. Statuant en
équité, comme le veut l'article 41, elle lui alloue la
somme de 3 000 EUR.
B. Frais et dépens
- La requérante demande également
10 146,87 EUR pour les frais et dépens encourus devant
les juridictions internes et 5 023,20 EUR pour ceux encourus
devant la Cour.
- Le Gouvernement estime que les frais de procédure
engagés devant les juridictions nationales n'avaient nullement
pour objet de faire prévenir ou corriger la prétendue
violation de la Convention, puisque la requérante n'a pas
contesté, notamment en formant un pourvoi en cassation, la
décision de la cour d'appel qui a déclaré son
appel irrecevable et n'a allégué aucune violation de la
Convention devant les juridictions nationales. Il estime qu'il serait
équitable d'allouer à la requérante la somme de
500 EUR pour les frais engagés devant la Cour.
- Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant
ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que
dans la mesure où se trouvent établis leur réalité,
leur nécessité et le caractère raisonnable de
leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments
en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour
rejette la demande relative aux frais et dépens de la
procédure nationale, mais elle estime justifiée la
somme de 5 023,20 EUR pour la procédure devant elle
et l'accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
- La Cour juge approprié de baser le taux des
intérêts moratoires sur le taux d'intérêt
de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
- Rejette l'exception préliminaire du
Gouvernement tirée du non épuisement des voies de
recours internes ;
2. Joint au fond l'exception du Gouvernement tirée
de l'absence de qualité de victime et la rejette ;
3. Déclare la requête recevable ;
- Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 §
1 de la Convention ;
- Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser à la
requérante, dans les trois mois à compter du jour où
l'arrêt sera devenu définitif conformément à
l'article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR
(trois mille euros) pour dommage moral et 5 023,20 EUR (cinq
mille vingt-trois euros et vingt centimes) pour les frais et dépens,
plus tout montant pouvant être dû à titre
d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai
et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt
simple à un taux égal à celui de la facilité
de prêt marginal de la Banque centrale européenne
applicable pendant cette période, augmenté de trois
points de pourcentage ;
- Rejette la demande de satisfaction équitable
pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8
mars 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du
règlement.
Stanley
Naismith Boštjan M. Zupančič
Greffier
adjoint Président