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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KAÇAK AND EBINÇ v. TURKEY - 54916/08 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 2 (07 January 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/2.html Cite as: [2014] ECHR 2 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KAÇAK ET EBİNÇ c. TURQUIE
(Requête no 54916/08)
ARRÊT
STRASBOURG
7 janvier 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kaçak et Ebinç c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 54916/08) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Nebi Kaçak et Ömer Ebinç (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 octobre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me A. Oruç, avocat à Denizli. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants se plaignent d’avoir subi des tortures ainsi que des traitements inhumains et dégradants lors de leur arrestation.
4. Le 9 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont tous deux nés en 1980 et résident à Van.
A. Incidents du 1er février 2006
6. Le 1er février 2006, des policiers intervinrent lors d’une manifestation à Van faisant suite à une déclaration à la presse.
7. Les requérants, se trouvant près des lieux de cette manifestation, furent arrêtés par les policiers pour résistance à ces derniers et ils furent placés en garde à vue.
8. Selon le procès-verbal d’arrestation établi le jour même à 13 h 45 et signé par les requérants, onze suspects, parmi lesquels les intéressés, avaient été arrêtés en marge d’une manifestation illégale, avec usage de la force. Il était également précisé qu’un des policiers, à savoir B.K., avait été légèrement blessé à la main par des jets de pierres dont l’auteur était l’un des requérants, M. Kaçak.
9. D’après le procès-verbal relatif à sa déposition, l’autre requérant, M. Ebinç, affirma que, au moment des incidents, il était un simple passant, qu’il avait été arrêté par les policiers et qu’il n’avait aucun lien avec la manifestation.
10. Le procès-verbal relatif à la fouille de M. Ebinç indiquait que ce dernier était en possession d’une carte vitale, d’un portefeuille, d’argent liquide, d’une puce téléphonique et d’une ceinture.
11. Dans ses dépositions du même jour, M. Kaçak affirma qu’il avait été arrêté alors qu’il regardait les vitrines, qu’il ne scandait aucun slogan et qu’il avait été maltraité par les policiers lors de son arrestation.
12. Un autre procès-verbal établi le 1er février à 22 h 30, et signé par trois policiers se lit ainsi :
« Le 1er février 2006, à la suite d’une déclaration à la presse relative à l’immigration forcée et à Abdullah Öcalan faite devant le Parti pour une société démocratique (DTP, Demokratik Toplum Partisi), un groupe est entré dans l’immeuble de ce parti pendant qu’un autre groupe commençait à scander illégalement des slogans en faveur d’Abdullah Öcalan, à 12 h 45, autour de la mosquée Hacı Osman. À la suite de ces incidents, nous avons sommé la foule de se disperser et les manifestants ont [alors] commencé à nous attaquer en jetant des pierres (...) »
13. Le 2 février 2006, le tribunal d’instance pénal de Van décida du placement en détention provisoire des requérants.
14. Le même jour, des rapports médicaux furent établis par l’hôpital public de Van. Le rapport médical concernant M. Ebinç mentionnait les traces suivantes : une coupure de 1 cm et une ecchymose sur le côté gauche des lèvres et un œdème de 2x5 cm et une hyperémie sur le côté du genou droit. Par ailleurs, un gonflement de l’arrière de la cuisse gauche avait été mentionné.
15. Le rapport médical concernant M. Kaçak, établi à 16 h 25, peut se lire comme suit :
« À l’examen physique, une ecchymose de 1 cm x 1 cm sur le côté gauche du front ainsi qu’une (mot illisible) au milieu du tibia gauche ont été constatées. »
16. À une date non précisée, les requérants furent mis en liberté.
B. La procédure pénale engagée à l’encontre des policiers et des médecins
17. Le 7 février 2006, les requérants portèrent plainte devant le parquet de Van (« le parquet ») pour torture, mauvais traitements et diffamation à l’encontre des policiers intervenus lors des incidents du 1er février 2006 et à l’encontre des médecins qui, d’après eux, avaient caché leur véritable état de santé. Dans leur plainte, ils affirmaient avoir subi des mauvais traitements de la part des policiers qui, selon eux, les avaient frappés alors qu’ils étaient immobilisés. Ils demandaient l’établissement d’un rapport médicolégal, ainsi que l’ouverture d’une enquête pénale à l’égard des policiers responsables desdits traitements. Ils déclaraient notamment ce qui suit :
« (...) Dans le cédérom que nous soumettons en annexe, on peut clairement voir les incidents en détail. Les forces de l’ordre ont interpellé les personnes qui fuyaient, les ont jetées à terre les unes sur les autres, comme des objets, et leur ont fait subir des mauvais traitements. De plus, les policiers ont donné des coups de pied aux personnes immobilisées au sol en visant directement les visages et les yeux. Les rapports médicaux versés au dossier confirment ces faits (les policiers en question peuvent être facilement identifiés à partir des enregistrements du cédérom). (...) »
18. Le 28 février 2006, le parquet entendit les policiers intervenus le jour des incidents.
19. Dans ses dépositions devant le parquet, M.A., l’un des policiers, déclara que les manifestants avaient résisté aux policiers, qu’ils avaient scandé des slogans et qu’ils avaient attaqués les agents des forces de l’ordre en leur jetant des pierres. Il ajouta que ces manifestants avaient été placés en garde à vue, qu’ils avaient été transférés à l’hôpital pour l’établissement de rapports médicaux et qu’aucun traitement inhumain ne leur avait été infligé.
20. Deux autres policiers confirmèrent les dépositions de M.A.
21. Dans leurs dépositions du même jour, les médecins ayant examiné les requérants affirmèrent que les rapports médicaux avaient été établis au vu des constatations faites par eux.
22. Le 13 juin 2006, le parquet rendit une ordonnance de non-lieu pour faute de preuves suffisantes. Il considéra qu’il ressortait de l’ensemble des pièces du dossier que les plaignants, qui avaient participé à une manifestation illégale, avaient résisté aux policiers et que ces derniers avaient usé de la force légitime conformément à la loi.
23. Le 10 avril 2008, les requérants s’opposèrent à cette décision. Dans leur opposition, ils faisaient notamment valoir que les traitements qui, selon eux, leur avaient été infligés lors de leur arrestation méconnaissaient l’article 3 de la Convention. Ils se référaient notamment aux enregistrements vidéo versés par eux au dossier. Par ailleurs, ils dénonçaient l’absence d’un examen médicolégal complémentaire.
24. Le 6 juin 2008, la cour d’assises de Van rejeta l’opposition des requérants.
25. Le 21 juillet 2008, cette décision fut notifiée aux requérants.
C. Le matériel audiovisuel produit par les parties
26. Le Gouvernement et la partie requérante ont chacun présenté un cédérom contenant des enregistrements vidéo et des photos relatifs aux évènements en cause.
27. Le cédérom présenté par le Gouvernement montre plusieurs phases de la manifestation ayant eu lieu à Van le 1er février 2006. Il montre également les violences perpétrées par les manifestants (jets de pierres, actes de vandalisme sur la voie publique et envers les véhicules de la police). Dans certaines séquences, on peut voir les forces de sécurité en train d’essayer de convaincre les représentants des manifestants de l’illégalité de la manifestation en cours et de l’interdiction pour eux d’autoriser le groupe à scander des slogans illégaux. Par ailleurs, il ressort également de ce cédérom que les requérants ont participé à différentes phases de la manifestation (communiqué de presse et sit-in). En outre, on peut voir dans certaines séquences le requérant M. Ebinç tenant en main des pierres, sans possibilité toutefois d’établir s’il les lançait en direction des policiers.
Par ailleurs, dans le cédérom présenté par le Gouvernement, il existe aussi une vidéo (ROJ.MPG) contenant les enregistrements diffusés sur la chaîne ROJ-TV. À la fin de ces enregistrements, on voit notamment que trois ou quatre personnes arrêtées étaient allongées au sol et immobilisées, que ces personnes étaient encerclées par des policiers portant des boucliers, et que certains policiers en uniforme ou en tenue civile étaient en train de rouer de coups ces personnes. Les enregistrements se terminent sur cette séquence.
28. S’agissant du cédérom présenté par les requérants, il montre que ces derniers ont été interpellés par les policiers. On peut également voir que trois ou quatre personnes arrêtées étaient allongées au sol et immobilisées, que ces personnes étaient encerclées par des policiers portant des boucliers et des personnes civiles, et que certains policiers en uniforme étaient en train de leur donner des coups de pied aux visages et à différentes parties de leurs corps. En particulier, on voit clairement que parmi les policiers, deux personnes en civil donnaient également des coups de pied à ces personnes, lesquelles essayaient de s’en protéger, qu’un des coups de pied visait la tête d’une des personnes immobilisées, et qu’un policier en tenue civil muni d’un talkie-walkie tentait d’arrêter ces personnes en civil. Il n’est pas possible d’identifier les personnes immobilisées étant donné que celles-ci essayaient de se protéger des coups de pied en se couvrant le visage. Par la suite, le caméraman qui filmait les incidents a été éloigné des lieux.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
29. Les requérants allèguent qu’ils ont été soumis à des brutalités de la part des policiers lors de leur arrestation et que les autorités ont failli à leur obligation de diligenter une enquête effective. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
30. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
31. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
32. Les requérants, précisant qu’ils ne sont pas membres d’une organisation illégale, indiquent que les manifestants, parmi lesquels ils se trouvaient, souhaitaient faire usage de leur droit de faire une déclaration à la presse. Ils ajoutent que les forces de l’ordre les en avaient empêchés et que les manifestants avaient alors protesté en organisant un sit-in. Se référant au cédérom présenté par eux, ils soutiennent que les forces de l’ordre les avaient tous deux immobilisés au sol et leur avaient donné des coups de pied. À cet égard, ils déclarent que le Gouvernement, dans le cédérom présenté par lui, a censuré les scènes montrant leur passage à tabac par la police.
33. Le Gouvernement combat cette thèse. Se référant au cédérom présenté par lui, il indique que les enregistrements illustrent les violences perpétrées par les manifestants (jets de pierres, actes de vandalisme sur la voie publique et envers les véhicules de la police). Il ajoute que ce cédérom montre que les forces de sécurité tentaient de convaincre les représentants des manifestants de l’illégalité de la manifestation en cours et de l’interdiction pour eux d’autoriser le groupe à scander des slogans illégaux. Il ajoute également que les enregistrements démontrent que les requérants participaient à différentes phases de la manifestation, à savoir le communiqué de presse et le sit-in. En outre, il affirme que l’on voit dans certaines séquences le requérant M. Ebinç jeter des pierres en direction des policiers. À cet égard, il réfute les allégations des requérants selon lesquelles ils étaient de simples passants, n’ayant aucun lien avec la manifestation illégale en question.
34. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que l’usage de la force par les policiers lors de l’arrestation des requérants explique l’origine des blessures constatées sur le corps de ces derniers. Il estime notamment que, si des coups de pied puissants avaient été donnés par dix policiers, cela aurait dû laisser des traces plus importantes et plus graves que celles mentionnées dans les rapports médicaux précités. Il considère que les enregistrements vidéo relatifs à la conduite des manifestants arrêtés vers le bus des forces de l’ordre montrent que, lors de l’arrestation, la police n’avait pas utilisé une force excessive, et que ces enregistrements montrent également qu’aucun de ces manifestants n’a été traîné au sol ou insulté.
35. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Cet article ne prévoit pas de restrictions, ce en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4 et, aux termes de l’article 15 § 2 de la Convention, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V).
36. La Cour note qu’il ressort du dossier que les mauvais traitements allégués ont été infligés, en marge d’une manifestation, à la suite de l’interpellation des requérants. Elle observe que ces derniers soutiennent avoir été roués de coups par les forces de l’ordre alors qu’ils étaient immobilisés au sol et qu’en particulier ils affirment avoir reçu des coups de pied.
37. La Cour relève que, le 2 février 2006, au lendemain des incidents, des rapports médicaux concernant les requérants ont été établis, qu’ils mentionnent que le requérant M. Ebinç présentait une coupure d’un cm et une ecchymose sur le côté gauche des lèvres ainsi qu’une œdème de 2x5 cm et une hyperémie sur le côté du genou droit. Par ailleurs, un gonflement de l’arrière de la cuisse gauche avait été mentionné. De même, les rapports indiquent que le requérant M. Kaçak présentait une ecchymose au front et une autre à la jambe (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). La Cour observe également que les requérants ont demandé l’établissement d’un rapport médicolégal supplémentaire (paragraphe 17 ci-dessus). Toutefois, aucune suite n’a été donnée à cette demande. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le traitement infligé aux requérants a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention, ce que nul ne conteste.
38. Le Gouvernement ne conteste en effet pas que les blessures susmentionnées ont été infligées par les forces de l’ordre. Il estime cependant qu’elles ont été occasionnées en raison d’un recours légitime à la force, justifiée d’après lui par la nécessité d’interpeller les suspects qui avaient attaqué les forces de l’ordre.
39. La Cour a examiné les enregistrements vidéo des évènements soumis par les parties (paragraphes 26 - 28 ci-dessus). Elle note que l’authenticité de ces enregistrements n’a pas été mise en doute. Elle observe ainsi que, à la suite de la lecture d’une déclaration de presse et d’un sit-in consécutif à celle-ci, certaines personnes se sont mises à lancer des pierres en direction des forces de l’ordre. Elle relève toutefois que l’objet de la présente requête ne concerne pas ces incidents mais qu’il porte sur une allégation de passage à tabac des personnes interpellées et immobilisées au sol par les policiers. En outre, elle observe que les soupçons pesant sur l’un des requérants d’avoir jeté des pierres en direction des forces de l’ordre ne saurait justifier la commission de brutalités policières sur l’intéressé après son immobilisation. Par ailleurs, elle constate que, d’après le procès-verbal d’arrestation (paragraphe 8 ci-dessus) et contrairement à l’allégation du Gouvernement, le requérant M. Kaçak avait été identifié comme étant l’auteur de jets de pierre et non M. Ebinç, ce dernier, selon le dossier, n’ayant jamais été inquiété pour un tel acte.
40. La Cour relève que, dans sa décision de non-lieu, le parquet s’était borné à constater que les plaignants avaient participé à une manifestation illégale, qu’ils avaient résisté aux policiers et que ces derniers avaient usé de la force légitime conformément à la loi (paragraphe 22 ci-dessus). Pour la Cour, indépendamment de la question de savoir si les requérants participaient activement ou non à la manifestation, une telle approche apparaît clairement insuffisante face à l’allégation de passage à tabac des intéressés, c’est-à-dire l’allégation d’avoir subi des violences - en particulier d’avoir reçu des coups de pied - après leurs interpellation et immobilisation au sol (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour note que cette plainte, bien que fondée sur une preuve audiovisuelle, à savoir un cédérom contenant les enregistrements du passage à tabac en question, n’a pas attiré l’attention du parquet.
41. La Cour observe également que, contrairement à la thèse du Gouvernement, les blessures constatées sur le corps des intéressés peuvent être considérées comme concordantes avec leurs récits selon lesquels ils avaient reçu des coups de pied portés à leurs visages et à différentes parties de leurs corps. En effet, elle note que M. Ebinç présentait des traces de blessures et ecchymoses au visage et aux jambes et que M. Kaçak présentait quant à lui une ecchymose au front et une autre à la jambe. Certes, selon le procès-verbal établi suite à l’interpellation des requérants, ces derniers ont été arrêtés avec usage de la force (paragraphe 8 ci-dessus). Toutefois, compte tenu de la carence du dossier d’enquête sur la nature ou le degré de la force employée, le Gouvernement ne saurait passer pour avoir fourni une explication plausible sur l’origine de ces blessures. Par ailleurs, elle observe que le Gouvernement n’a pas commenté les enregistrements vidéo montrant les policiers, ainsi que les personnes qui semblaient être des policiers en tenue civil en train de donner des coups de pied aux visages et à différentes parties du corps des personnes interpellées, alors même que les requérants affirmaient, comme précédemment devant le parquet, qu’ils faisaient partie de ces personnes (paragraphe 28 ci-dessus). Or, elle estime qu’il incombait au Gouvernement d’effectuer les recherches nécessaires afin d’établir les identités des agresseurs ainsi que de leurs victimes. De même, la Cour note que le Gouvernement n’a pas contesté devant la Cour l’affirmation des requérants selon laquelle ils faisaient partie des personnes qui apparaissaient dans les enregistrements vidéo. En conséquence, faute pour le Gouvernement d’avoir soumis un quelconque élément permettant d’infirmer la thèse des requérants, la Cour accepte cette dernière et elle considère donc que les intéressés étaient parmi ces personnes apparaissant dans les enregistrements comme ayant été victimes des brutalités policières (voir, mutatis mutandis, Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, § 48, 16 juillet 2013).
42. En outre, la Cour rappelle que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, ou plus généralement se trouve confronté à des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention (Tekin c. Turquie, 9 juin 1998, §§ 52-53, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, et Ivan Stoyanov Vasilev c. Bulgarie, no 7963/05, § 63, 4 juin 2013).
43. La Cour considère que tel est également le cas en l’espèce. Elle note en effet qu’il ressort de l’enregistrement vidéo présenté par les requérants que ceux-ci ont été l’objet d’un passage à tabac alors qu’ils se trouvaient immobilisés de sorte à ne pouvoir présenter aucun risque de débordement pour l’ordre public ni aucun danger pour les policiers. Elle souligne, en particulier, qu’il ne peut y avoir aucune justification à l’utilisation de la force contre un individu déjà immobilisé et placé sous le contrôle de la police, comme cela était le cas dans la présente affaire. Par conséquent, au vu de l’ensemble des éléments soumis à son appréciation, elle conclut que le Gouvernement n’a pas établi de manière satisfaisante que les blessures des requérants avaient une origine autre que les traitements subis par eux alors qu’ils étaient sous le contrôle des agents de police.
44. Il y a donc eu lieu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.
45. S’agissant ensuite du grief des requérants concernant un manque d’effectivité de l’enquête, la Cour observe - comme souligné par elle précédemment (paragraphe 40 ci-dessus) - que le parquet n’a réalisé aucun acte d’investigation sur l’allégation de passage à tabac des intéressés. En particulier, le parquet ne s’est soucié ni d’examiner les enregistrements vidéo présentés par les requérants, ni d’approfondir son enquête en vue d’établir l’identité des policiers et autres personnes auteurs des coups de pied donnés à des personnes déjà interpellées et immobilisées au sol.
46. À cet égard, la Cour a toujours souligné l’importance d’une enquête officielle effective au sujet des allégations défendables des requérants. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV).
47. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a également eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
49. Les requérants réclament chacun 25 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi. De même, ils demandent 5 110 livres turques (soit environ 2 325 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. À titre de justificatifs, ils fournissent une convention d’honoraires et un décompte de frais, ainsi qu’une facture concernant des traductions de documents.
50. En se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement estime que les prétentions des requérants sont excessives.
51. Sur la base des éléments dont elle dispose, la Cour estime que la violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural a causé aux intéressés un préjudice moral en les plaçant dans une situation de détresse et de frustration. Statuant en équité, elle alloue à ce titre 7 500 EUR à chacun des requérants. Quant au frais et dépens, elle estime le montant réclamé par les requérants raisonnable et l’alloue en entier, à savoir 2 325 EUR.
52. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 325 EUR (deux mille trois cent vingt-cinq euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith Guido Raimondi
Greffier Président