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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SUKRU YILDIZ v. TURKEY - 4100/10 - Chamber Judgment (French Text) [2015] ECHR 279 (17 March 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/279.html Cite as: [2015] ECHR 279 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ŞÜKRÜ YILDIZ c. TURQUIE
(Requête no 4100/10)
ARRÊT
STRASBOURG
17 mars 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Şükrü Yıldız c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 février 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4100/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Şükrü Yıldız (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 janvier 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me M. Erbil, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant se plaint de mauvais traitements qu’il aurait subis lors de son arrestation et soutient que l’enquête menée relativement à ses allégations n’a pas été effective. Il invoque les articles 3, 6 et 13 de la Convention.
4. Le 8 mars 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement. Le 22 janvier 2014, les parties ont été invitées à présenter des observations complémentaires.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1982 et réside à Erzurum.
A. L’incident du 10 décembre 2000
6. Le 10 décembre 2000 à Istanbul, aux environs de 3 heures du matin, le requérant et trois autres personnes se trouvant avec lui furent remarqués par des policiers en patrouille alors qu’ils étaient en train d’écrire des slogans sur les murs pour protester les prisons de type « F ». Une fusillade éclata. Parmi les protagonistes, S.C. fut blessé par balle à l’oreille. Un autre, Ö.T., fut touché d’une balle de fusil à la tête et décéda sur les lieux de l’incident. Le requérant, quant à lui, aurait d’abord été légèrement blessé à la tête par une balle tirée par un policier lors de la fusillade ; mais il soutient aussi que, après son arrestation, les policiers lui donnèrent des coups de pied au niveau de la tête, lorsqu’ils le firent monter de force dans la voiture de police.
7. Le même jour, les policiers ayant procédé à l’arrestation du requérant dressèrent un procès-verbal de l’incident. Dans ce document, ils précisèrent avoir aperçu un groupe de quatre personnes, aux visages masqués, en train d’écrire des slogans illégaux sur des murs. Les parties pertinentes du procès-verbal d’arrestation, cosigné par treize policiers, se lisent comme suit :
« (...) Lorsque nous nous sommes approchés des quatre suspects - qui faisaient des graffitis sur les murs - pour les contrôler, ces derniers se sont mis à tirer sur nous et n’ont pas cessé malgré le fait que nous leur avons demandé de cesser de tirer et de se rendre. Nous avons alors fait des tirs de sommation en disant que nous étions des policiers, puis nous avons tiré sans viser personne. Sur ce, l’un des quatre suspects s’est enfui en continuant à tirer, deux autres étaient allongés par terre et le dernier s’est caché derrière une voiture. Ensuite, nous nous sommes approchés des deux suspects à terre, l’un d’eux était inanimé et l’autre était tombé en tentant d’escalader le mur du jardin de l’immeuble voisin. Nous les avons neutralisés. Le troisième suspect s’est rendu après avoir lâché son arme.
(...) Deux personnes (...) ont, lors de leur arrestation, lancé des slogans (...) et résisté aux policiers ; (...) ces personnes ont été maîtrisées par l’usage de la force (...).
(...) S. Yıldız et [S.C.]., blessés à la tête et à d’autres parties de leurs corps lors des incidents, ont été transférés à l’hôpital Taksim (...) »
Par ailleurs, dans le même procès-verbal, il était précisé qu’un pistolet de marque Star et son chargeur, un pistolet de marque CZ 75 de calibre 9 mm et son chargeur, de nombreuses douilles et cartouches, ainsi que trois cagoules et une paire de gants avaient été trouvés sur les lieux.
1. Les rapports médicaux pertinents
8. Selon le rapport médical établi le 10 décembre 2000 par l’hôpital de Taksim, le requérant présentait à la tête les blessures suivantes :
« (...) Deux coupures suturées de 2 et 3 centimètres dans la zone pariétale droite, trois coupures suturées de 2 centimètres dans la zone occipitale. Le contrôle neurologique du patient révèle une fracture du crâne avec enfoncement (çökme kırɪǧı) dans la région temporo-pariétale droite (...) »
Le rapport ne précise pas si les coupures ou lésions mentionnées étaient dues à une blessure par balle ou à d’autres actes de violence éventuels.
9. Le requérant séjourna à l’hôpital jusqu’au 18 décembre 2000. Il ressort du dossier que le 11 décembre 2000, il subit une opération chirurgicale pour sa fracture du crâne avec enfoncement dans la région temporo-pariétale droite.
10. Les conclusions du rapport médical établi le 20 décembre 2000 par l’institut médicolégal peuvent se traduire ainsi :
« Le pronostic vital du patient est engagé en raison de la fracture crânienne, qui est de nature à causer au patient une incapacité de travail de quarante-cinq jours. Aucune trace de coups et blessures n’a été décelée concernant la période pendant laquelle le patient se trouvait en garde à vue, du 18.12.2000 au 20.12.2000. »
2. L’enquête
11. À la suite de l’incident du 10 décembre, tout d’abord, aux environs de 3 h 30 du matin, une équipe de police se rendit sur les lieux de l’incident afin de recueillir des preuves. Elle procéda également à des prélèvements sur les mains de Ö.T., de S.C. et du requérant. Les policiers établirent également un croquis localisant les éléments de preuve recueillis sur les lieux.
12. À cette même date, deux rapports d’expertise furent versés au dossier. Le premier rapport faisait état de ce qu’un des pistolets retrouvés sur les lieux, de marque Star et de calibre 9 mm, tout comme ses trois chargeurs, ne portait pas d’empreintes digitales susceptibles d’être analysées. S’agissant des prélèvements faits sur les mains de Ö.T., de S.C. et du requérant, le deuxième rapport attestait de l’absence de résidus de tir ; il précisait également qu’il était possible de ne pas retrouver trace de tels résidus lorsque le tireur portait des gants.
13. Toujours le 10 décembre 2000, une autopsie fut pratiquée sur le corps de Ö.T. Le rapport d’autopsie mentionnait la présence d’orifices d’entrée et de sortie d’une balle dans la tête du défunt, ainsi que de deux orifices d’entrée et de sortie sur son corps. Il concluait que la mort était due à une hémorragie cérébrale causée par l’impact d’une balle reçue à la tête et tirée à longue distance.
14. Le 19 décembre 2000, la police recueillit la déposition du requérant. Reconnaissant être membre d’une organisation illégale armée, le MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste), et avoir participé à diverses activités de ladite organisation, il relata les faits comme suit :
- Le jour de l’incident, un affrontement armé avait eu lieu entre ses amis et les policiers. Lors de l’incident, il était en possession d’un pistolet de la marque CZ de calibre 9 mm et il avait tiré en l’air, compte tenu du fait que les policiers avaient ouvert le feu sur eux.
15. Le 20 décembre 2000, le requérant fut entendu par le procureur de la République. Confirmant partiellement ses déclarations faites à la police, sa déposition pouvait se résumer comme suit :
- Un affrontement armé avait eu lieu entre les policiers et les trois autres suspects. Il était en possession d’un pistolet de la marque CZ de calibre 9 mm et avait tiré une fois en l’air, compte tenu du fait que les policiers avaient ouvert le feu sur eux. Plus tard, les policiers lui avaient donné des coups de pied au niveau de la tête lorsqu’ils l’avaient fait monter de force dans la voiture de police.
16. À cette même date, un juge de la cour de sûreté d’Istanbul entendit le requérant et ordonna son placement en détention provisoire. Le requérant réitéra ses déclarations précédentes.
17. Au cours de l’année 2001, le procureur de la République entendit les policiers impliqués dans l’incident, à savoir : A.M., N.D. et O.K. le 3 janvier, S.K. et M.Y. le 10 janvier, Seyfettin K. le 12 janvier, C.D. et G.K. le 15 janvier, Sabri K. le 21 janvier, K.K. le 26 janvier, Hüseyin Y. le 21 février, Halil Y. le 18 mai et N.O. le 8 octobre.
Tous confirmèrent le procès-verbal d’incident (paragraphe 7 ci-dessus). En outre, Hüseyin Y. déclara avoir tiré une fois en l’air, et K.K., C.K., A.M., M.Y., Seyfettin K. et N.D. affirmèrent avoir riposté aux tirs.
Il ressort du dossier que les policiers ne furent pas interrogés sur les mauvais traitements que le requérant alléguait avoir subis après son arrestation.
B. La procédure pénale engagée contre les policiers
18. Par un acte d’accusation du 24 novembre 2001, le procureur de la République de Beyoğlu engagea une action pénale contre les treize fonctionnaires de police susmentionnés, leur reprochant d’avoir causé la mort d’une personne et d’en avoir blessé deux autres lors d’un affrontement armé. Il observa notamment qu’il s’agissait de blessure par balle, sans faire toutefois de distinction entre les blessures mentionnées dans les rapports pertinents. Il requit leur condamnation en vertu des articles 49, 448 et 463 du code pénal.
19. Le 10 avril 2002, un rapport d’expertise fut versé au dossier. Ce rapport confirmait les conclusions des rapports déjà versés au dossier (paragraphe 12 ci-dessus).
20. Lors de l’audience du 27 avril 2004, trois témoins furent entendus. Ils déclarèrent ne pas avoir assisté à l’incident.
21. Lors de l’audience du 11 novembre 2004, le témoin D.U. fut entendu. Il déclara ne pas avoir vu d’affrontement armé.
22. Lors de la procédure devant la cour d’assises, un rapport d’expertise, présenté sur un cédérom et une cassette vidéo et contenant l’enregistrement audio et vidéo réalisé par la police sur les lieux de l’incident, fut versé au dossier. Il en ressortait que ces enregistrements n’apportaient aucun élément complémentaire susceptible d’éclaircir les faits.
Un autre rapport d’expertise, établi en février 2007 et portant sur l’analyse des vêtements de Ö.T., fut également versé au dossier. Il en ressortait qu’il n’était pas possible d’en établir la distance exacte, mais qu’il ne s’agissait pas d’un tir à bout portant.
23. Lors des audiences du 11 novembre 2004, des 14 février et 24 mai 2005 et du 25 décembre 2007, le requérant demanda qu’une reconstitution des faits en sa présence soit effectuée sur les lieux de l’incident. Le procureur s’opposa à cette demande, au motif qu’une telle reconstitution ne pouvait être utile compte tenu du délai écoulé depuis l’incident. Le tribunal rejeta cette demande lors de l’audience du 25 décembre 2007.
24. Par ailleurs, il ressort du dossier qu’à une date non précisée, le requérant fut entendu par le tribunal correctionnel de Kandıra, agissant sur commission rogatoire. Revenant sur ses dépositions faites à la police, au parquet et au juge lors de l’instruction, il soutint ne pas avoir utilisé d’arme lors de l’incident du 10 décembre 2000. Il affirma aussi, entre autres, avoir été soumis à des actes de torture aux fins d’obtenir des aveux.
25. Entre 2001 et 2012, la cour d’assises tint au total 35 audiences. Nombre d’entre elles furent reportées en raison de l’absence des avocats des accusés, en particulier pour l’audition de l’accusé A.M. Ce dernier ne put être entendu qu’à l’audience du 29 mars 2010.
26. Le 7 février 2012, le requérant présenta une demande de constitution de partie intervenante dans la procédure pénale, laquelle fut accueillie.
27. Par un arrêt du 24 mai 2012, en application de l’article 223 § 3 b) du code de procédure pénale, la cour d’assises exonéra les policiers accusés de toute responsabilité pénale, considérant qu’il y avait eu légitime défense. Dans ses motifs, la cour d’assises retint :
- que lors de l’incident, les premiers coups de feu avaient été tirés par les militants contre les policiers, présents sur les lieux pour accomplir leur devoir ; que, dès lors, l’usage par les fonctionnaires de police d’une arme à feu, qui avait donné lieu au décès d’O.T., était légitime au regard du droit national ;
- que M. Yıldız, dont il ressortait de l’ensemble des pièces du dossier qu’il était membre d’une organisation illégale, avait résisté aux policiers lors de l’incident, et que ses blessures trouvaient leur origine dans un usage légitime de la force par ces derniers ; que cette conclusion trouvait appui dans les résultats de l’enquête, en particulier les croquis des lieux, les procès-verbaux versés au dossier, les déclarations des victimes et des accusés, ainsi que les rapports établis à l’issue des expertises.
28. Le 29 mai 2012, le requérant se pourvut en cassation. Ses allégations essentielles étaient les suivantes : il avait d’abord été blessé à la tête par balle ; les policiers lui avaient ensuite donné des coups de pied au niveau de la tête.
29. Le 13 novembre 2013, la Cour de cassation confirma l’établissement des faits opéré par la cour d’assises, ainsi que l’appréciation juridique de ces faits, mais décida d’office de rectifier le verdict : elle ordonna l’acquittement des accusés, en précisant qu’une telle rectification ne nécessitait pas la cassation de l’arrêt litigieux.
C. Les autres procédures engagées
30. Il ressort du dossier que, le 11 janvier 2001, le parquet près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul engagea une procédure pénale à l’encontre du requérant pour appartenance à une organisation illégale, à savoir le MLKP.
31. Le 21 septembre 2001, le requérant fut entendu par la cour de sûreté de l’État. Dans ses déclarations, l’intéressé revint sur ses dépositions faites à la police, au parquet et au juge lors de l’instruction : il affirma ne pas avoir utilisé d’arme lors de l’incident du 10 décembre 2000, indiquant avoir été soumis à des actes de torture aux fins d’obtenir des aveux.
32. Le 7 avril 2004, le requérant fut déclaré coupable d’atteinte à l’intégrité de l’État. Ce jugement fut confirmé le 14 avril 2005 par la Cour de cassation.
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ
33. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint des traitements qu’il aurait subis lors de son arrestation. Il affirme :
- que les policiers qui l’ont arrêté ont déployé contre lui une puissance de feu excessive, propre à mettre sa vie en danger, même s’il n’a été blessé à la tête que légèrement ;
- que les policiers lui ont assené des coups de pieds après son arrestation.
En outre, le requérant soutient que l’enquête menée à ce sujet ne répond pas aux exigences procédurales des articles 3 et 13 de la Convention, dénonçant notamment :
- l’absence d’audition de témoins ;
- l’absence d’examen des lieux de l’incident ;
- la durée de la procédure engagée contre les policiers.
Il estime enfin que la durée de la procédure pénale engagée contre les policiers a dépassé le délai raisonnable prévu à l’article 6 § 1 de la Convention.
A. Sur les griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention
34. La Cour observe que le requérant dénonce le manque d’effectivité de l’enquête menée au sujet de ses allégations concernant les traitements qu’il aurait subis lors de son arrestation et la durée de la procédure engagée contre les policiers, en invoquant les articles 3, 6 et 13 de la Convention. Elle note toutefois que les exigences d’effectivité et de promptitude de l’enquête menée au sujet de l’action policière et de la procédure pénale qui s’ensuivit font partie des obligations procédurales dégagées de l’article 3 de la Convention.
Par ailleurs, elle observe que, bien qu’il se soit constitué partie intervenante au procès, le requérant n’a jamais présenté de demande de dommages-intérêts chiffrée ni même réclamé expressément la réparation de son préjudice devant les autorités judiciaires pénales. Autrement dit, l’intéressé s’est constitué partie intervenante au procès à des fins purement répressives. Dès lors, la constitution de partie intervenante du requérant dans la procédure pénale litigieuse n’entre pas dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention. Cette partie de la requête est donc irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention, en vertu de l’article 35 §§ 3 et 4 de celle-ci (voir, notamment, Perez c. France [GC], no 47287/99, §§ 74-75, CEDH 2004-I, voir aussi, Öztürk c. Turquie (déc.), no 34644/07, § 30, 2 octobre 2012).
35. Aussi, la Cour examinera les griefs du requérant uniquement sur le terrain de l’article 3 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessous).
B. Sur le grief tiré de l’article 3 de la Convention
1. Sur l’article 47 du règlement de la Cour
36. Le Gouvernement soutient que la Cour n’a pas été régulièrement saisie au regard de l’article 47 du règlement de la Cour et du paragraphe 11 de l’instruction pratique concernant l’introduction de l’instance, alléguant que le requérant a présenté les faits et les griefs en vingt et une pages dans le formulaire de requête sans l’accompagner d’un résumé.
37. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 47 de son règlement tel qu’il était en vigueur lors de l’introduction de la présente affaire, le formulaire de requête devait notamment comporter un exposé des faits ainsi qu’un exposé de la ou des violations alléguées de la Convention et des arguments pertinents.
38. En l’espèce, la Cour note que le requérant a, dans son formulaire de requête, décrit explicitement les faits et indiqué clairement les violations de la Convention dont il se plaint. Par conséquent, elle estime que les griefs du requérant ont été présentés dans le respect de l’article 47 § 1 du règlement. S’agissant de la disposition de l’instruction pratique invoquée par le Gouvernement, la Cour souligne qu’elle ne constitue aucunement un critère de recevabilité au sens de l’article 35 de la Convention. Dès lors, le Gouvernement n’est nullement fondé à demander le rejet de la présente requête au seul motif qu’il en juge l’exposé trop long. Partant, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement tirées de l’article 47 du règlement (voir, dans le même sens, Ömer Yüksel c. Turquie (déc.) no 49756/09, 1er octobre 2013).
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
a. Thèses des parties
39. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que dans deux arrêts adoptés les 17 septembre et 7 novembre 2013, la Cour constitutionnelle turque a conclu à la violation du volet procédural du droit à la vie à cause de l’absence d’une enquête pénale effective et dissuasive dans les circonstances des deux espèces respectives et a octroyé une certaine somme aux demandeurs au titre du dommage moral. La Cour constitutionnelle a notamment considéré que le non-lieu adopté à l’égard des fonctionnaires qui avaient prétendument mis en danger la vie des personnes en négligeant leur fonction constituait une méconnaissance du droit à la vie consacré à l’article 17 de la Constitution. En ce qui concerne le volet matériel du grief des demandeurs, la Cour constitutionnelle a déclaré ce grief irrecevable, considérant que les procédures internes permettant de déterminer la responsabilité de l’État étaient pendantes devant les instances compétentes. Le Gouvernement précise qu’à la suite de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, le procureur en chef près la Cour de cassation a rouvert les investigations.
40. Pour le Gouvernement, compte tenu des conclusions de la Cour dans sa décision Hasan Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, 30 avril 2013), le requérant aurait dû introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Or, il ressort des informations fournies par la Cour constitutionnelle qu’elle n’est saisie d’aucun recours du requérant.
41. Le requérant conteste cette thèse et soutient avoir utilisé les voies de recours internes disponibles et accessibles à l’époque de l’introduction de sa requête.
b. Appréciation de la Cour
42. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Cependant, comme la Cour l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, lesquelles peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001). Elle rappelle qu’elle s’est en particulier écartée du principe général susmentionné dans des affaires dirigées contre certains États membres concernant des recours qui avaient pour objet la durée excessive de procédures (Fakhretdinov et autres c. Russie (déc.), nos 26716/09, 67576/09 et 7698/10, 23 septembre 2010, et Taron c. Allemagne (déc.), no 53126/07, 29 mai 2012). Elle a fait de même dans certaines affaires dirigées contre la Turquie qui soulevaient des questions liées au droit de propriété (İçyer c. Turquie (déc.), no 18888/02, §§ 73-87, 12 janvier 2006, Altunay c. Turquie (déc.), no 42936/07, 17 avril 2012, et Arıoğlu et autres c. Turquie (déc.), no 11166/05, 6 novembre 2012).
43. La Cour note que, à la suite d’amendements constitutionnels entrés en vigueur le 23 septembre 2012, un recours individuel devant la Cour constitutionnelle a été mis en place dans le système juridique turc. Le nouvel article 148 § 3 de la Constitution donne compétence à cette juridiction pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, les recours formés par tout individu s’estimant lésé dans ses droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution ou par la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles.
44. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné cette nouvelle voie de recours dans le cadre de l’affaire Hasan Uzun, précitée, §§ 25-27, qui concernait le défaut allégué d’équité d’une procédure relative à la rectification du registre foncier. Après avoir tout d’abord relevé que la procédure interne avait pris fin le 25 septembre 2012, soit postérieurement à la création de cette nouvelle voie de recours, la Cour a conclu, à l’issue d’un examen des principaux aspects de cette nouvelle voie de recours individuelle devant la Cour constitutionnelle, que M. Uzun aurait dû l’exercer préalablement au dépôt de sa requête à Strasbourg.
45. Toutefois, la Cour observe que la présente requête se diffère de l’affaire Uzun précitée, dans la mesure où elle a été introduite le 8 janvier 2010, c’est-à-dire bien avant la création de ce nouveau recours, et environ neuf ans après l’incident originel. Il est vrai que, lorsque le requérant a saisi la Cour, la procédure engagée contre les policiers prétendument responsables de la blessure du requérant était pendante devant les tribunaux. Mais, il ne faut pas perdre de vue que le requérant avait attendu plus de huit ans avant d’introduire une requête devant la Cour. Par conséquent, la Cour conclut à l’absence en l’espèce de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour. Elle estime donc que M. Yıldız n’a pas lieu de se voir opposer l’obligation de soumettre à la juridiction constitutionnelle son grief visant les articles 2 et 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Cvetković c. Serbie, no 17271/04, § 41, 10 juin 2008, A. et B. c. Monténégro, no 37571/05, § 62, 5 mars 2013, et Maširević c. Serbie, no 30671/08, § 42, 11 février 2014). Il s’ensuit que cette exception soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
46. La Cour constate que les griefs du requérant ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant en outre qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
47. Le requérant allègue une violation de l’article 3 de la Convention ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
48. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur l’origine des blessures relevées sur la tête du requérant
49. La Cour observe tout d’abord que lorsqu’il a été arrêté, le requérant présentait, selon le rapport médical établi le 10 décembre 2000, plusieurs blessures à la tête, à savoir « deux coupures suturées de 2 et 3 centimètres dans la zone pariétale droite, trois coupures suturées de 2 centimètres dans la zone occipitale ». Par ailleurs, le contrôle neurologique a révélé une fracture du crâne avec enfoncement dans la région temporo-pariétale droite de la tête de l’intéressé. Toutefois, ce rapport ne précisait pas si ces coupures ou ces lésions étaient dues à une blessure par balle ou à des actes de violence d’un autre type.
50. Le Gouvernement soutient qu’il n’est pas certain que le requérant ait été blessé dans la fusillade avec la police, dans la mesure où ledit rapport ne comportait aucune précision à ce sujet.
51. Quant au requérant, il soutient qu’il avait tout d’abord été légèrement blessé à la tête par le tir d’un policier. Ensuite, après son arrestation, les policiers lui auraient donné des coups de pied au niveau de la tête lorsqu’ils le firent monter de force dans le véhicule de police.
52. La Cour observe que, lorsqu’il a engagé une action pénale contre les policiers, le 24 novembre 2001, le procureur de la République a observé notamment qu’il était question de blessure(s) par balle, sans toutefois faire de distinction entre les différentes blessures mentionnées dans les rapports pertinents (paragraphe 18 ci-dessus). Au cours de la procédure, aucune expertise médicale n’a été effectuée afin de déterminer l’origine des blessures constatées dans le rapport du 10 décembre 2000. Dans son arrêt du 24 mai 2012, la cour d’assises a considéré qu’il ressortait de l’ensemble des pièces du dossier que M. Yıldız, membre d’une organisation illégale, avait résisté aux policiers lors de l’incident et que ces derniers avaient usé d’une force légitime qui lui avait causé des blessures. Toutefois, cet arrêt ne précise pas davantage l’origine des blessures dont il s’agit (paragraphe 27 ci-dessus).
53. Compte tenu des éléments du dossier en sa possession, la Cour estime opportun d’examiner l’origine des blessures sur le terrain de l’article 3 de la Convention, conformément à l’argumentation des parties en la matière. En effet, même si certaines blessures présentes sur la tête du requérant - notamment les coupures - pourraient correspondre plutôt à une blessure par balle, le dossier de l’affaire ne permet pas de confirmer ou infirmer une telle hypothèse. De toute manière, il n’est pas allégué que l’origine de la fracture du crâne avec enfoncement - la blessure la plus importante, qui engageait le pronostic vital - était une blessure par balle. À cet égard, la Cour rappelle que dans l’affaire İlhan c. Turquie ([GC], no 22277/93, § 76, CEDH 2000-VII), elle a décidé d’examiner l’affaire sur le terrain de l’article 3, en dépit du fait que M. İlhan avait subi un dommage au cerveau et que deux rapports médicaux avaient qualifié cette blessure de potentiellement mortelle. En particulier, la Cour a considéré que « [d]ans pratiquement tous les cas, lorsqu’une personne est agressée ou maltraitée par des policiers ou des militaires, ses griefs doivent être examinés plutôt sous l’angle de l’article 3 de la Convention » (comparer avec Camekan c. Turquie, no 54241/08, § 50, 28 janvier 2014).
B. Sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention
54. Le Gouvernement soutient qu’il n’est pas certain que le requérant ait été blessé dans la fusillade avec la police. Il souligne que le rapport médical du 10 décembre 2000 établi par l’hôpital de Taksim ne précise pas si les blessures en question étaient dues à une blessure par balle ou à des actes de violence d’un autre type. Le Gouvernement soutient par conséquent qu’il n’est pas possible d’affirmer avec certitude que les blessures du requérant au niveau de la tête sont imputables aux policiers. On ne saurait donc, selon le Gouvernement, conclure à la violation de l’article 3 de la Convention.
55. Le requérant conteste cette thèse.
56. La Cour rappelle que, pour l’appréciation des éléments de preuve, elle retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 151, CEDH 2012). Selon sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la gravité que revêt un constat selon lequel un État contractant a violé des droits fondamentaux (Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 94, 3 juillet 2014).
57. La Cour relève à titre liminaire que l’importance des blessures constatées dans le rapport médical établi le 10 décembre 2000 autorise à considérer que celles-ci, si elles lui ont été infligées par la police comme il le prétend, étaient suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 (Tomaszewscy c. Pologne, no 8933/05, § 98, 15 avril 2014). Il reste à examiner si l’État défendeur peut être jugé responsable de ces blessures au regard de l’article 3.
58. Pour ce qui est des causes des blessures du requérant, la Cour ne partage pas la thèse du Gouvernement selon laquelle il n’est pas possible de conclure avec certitude que les blessures du requérant à la tête sont imputables aux policiers. Cette thèse s’appuie sur le fait que le rapport médical du 10 décembre 2000 établi par l’hôpital de Taksim reste imprécis sur les causes des blessures. Or, il ressort du procès-verbal d’arrestation (paragraphe 7 ci-dessus) que les policiers avaient usé de la force contre le requérant, au motif que celui-ci résistait à son arrestation. Ensuite, dans son arrêt du 24 mai 2012, la cour d’assises a admis que les blessures du requérant résultaient de l’usage légitime de la force contre le requérant, qui avait résisté aux policiers lors de son arrestation (paragraphe 27 ci-dessus). Cela signifie qu’en dépit du fait que les instruments de ces blessures demeurent incertains, il peut passer pour établi au plan interne que ce sont bien les agissements des policiers lors de l’arrestation du requérant qui en sont la cause. Par ailleurs, aucune autre explication n’a été présentée par le Gouvernement lors de la procédure devant la Cour.
59. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention n’interdit pas l’usage de la force dans certaines circonstances, par exemple à l’égard d’une personne qui oppose une résistance à son arrestation, ou tente de fuir ou de provoquer des blessures ou des dommages. Elle rappelle également que lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, par exemple lors d’une arrestation, l’utilisation à son égard d’une force physique excessive et injustifiée par rapport à son comportement constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Birgean c. Roumanie, no 3626/10, § 76, 14 janvier 2014). Par conséquent, dans les circonstances de la présente affaire, il appartient au Gouvernement d’apporter des preuves pertinentes démontrant que le recours à la force était à la fois nécessaire et proportionné (Grămadă c. Roumanie, no 14974/09, § 65, 11 février 2014). L’obligation qui pèse sur les autorités de justifier le traitement infligé à un individu s’impose d’autant plus lorsque le pronostic vital est engagé, comme tel est le cas en l’espèce.
60. Les blessures en question étaient deux coupures suturées de 2 et 3 centimètres dans la zone pariétale droite, trois coupures suturées de 2 centimètres dans la zone occipitale et une fracture du crâne avec enfoncement dans la région temporo-pariétale droite.
61. S’agissant de la gravité des blessures du requérant, la Cour observe que la présente espèce se distingue de l’affaire Camekan (précitée, § 50), dans laquelle la Cour a conclu à l’absence de violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention. En effet, M. Camekan avait certes été blessé par balle à l’oreille, mais le pronostic vital n’avait pas été engagé.
Dans la présente affaire, au contraire, la Cour relève que la fracture crânienne du requérant était très importante, au point que son pronostic vital était engagé et qu’une incapacité de travail - quarante-cinq jours - était retenue. Comme l’a précisé la Cour au paragraphe 58 ci-dessus, le Gouvernement n’a fourni d’autre explication pour les origines des blessures du requérant que l’usage de la force par la police. En effet, la Cour rappelle que le Gouvernement n’a ni soutenu, ni démontré en aucune manière que la fracture du crâne pourrait résulter d’un coup de feu tiré par la police (paragraphe 53 ci-dessus). Une telle conclusion ne peut d’ailleurs ressortir de l’arrêt de la cour d’assise (paragraphe 27 ci-dessus), qui a considéré que les blessures du requérant trouvaient son origine dans un usage légitime de la force par les policiers. En outre, le Gouvernement n’a pas apporté la preuve permettant de conclure que la fracture du crâne était une conséquence de l’usage justifié de la force et que cette force était proportionnée à l’attitude du requérant. À cet égard, la Cour rappelle que les policiers en question n’ont jamais été interrogés sur les mauvais traitements que le requérant alléguait avoir subis après son arrestation (paragraphe 17 ci-dessus). En somme, la Cour constate que le Gouvernement n’a pas pu démontrer de façon convaincante que l’utilisation de la force par la police en l’espèce était strictement nécessaire et donc justifiée au sens de l’article 3 de la Convention, ce en dépit de la gravité de la blessure subie par le requérant.
Eu égard aux constats figurant au paragraphe antérieur, la Cour estime ne pas devoir vérifier au surplus l’origine des autres blessures constatées sur la tête du requérant, compte tenu du caractère lacunaire de la documentation médicale présentée par les parties.
62. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.
C. Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention
63. Dans la présente affaire, la Cour note que la police d’Istanbul a ouvert une enquête immédiatement après l’incident et que plusieurs mesures ont été prises pour préserver les moyens de preuve sur les lieux. Ainsi, des preuves matérielles ont été recueillies, des croquis ont été établis et des prélèvements sur les mains des suspects ont été réalisés. De plus, une procédure pénale, qui s’est soldée par l’acquittement des policiers, a été engagée contre les policiers impliqués dans l’incident.
64. Toutefois, la Cour observe d’office que l’enquête et la procédure pénale qui s’en est suivie n’ont pas pu permis de déterminer les causes exactes des blessures du requérant. Pour la Cour, la présence d’une blessure si grave, à savoir une fracture crânienne avec enfoncement, aurait dû pousser les autorités chargées de l’instruction à redoubler d’efforts afin de déterminer les causes éventuelles de celle-ci. Or le Gouvernement n’a produit aucun élément faisant apparaître si des mesures d’instruction supplémentaires - par exemple, un examen médical approfondi - furent ordonnées à cet égard, en dehors de celles réalisées tout de suite après l’incident.
65. Le requérant reproche également aux autorités nationales de ne pas avoir procédé à une reconstitution des faits sur les lieux de l’incident. En outre, selon lui, la procédure pénale engagée contre les policiers n’était ni prompte ni suffisamment rapide puisqu’elle a commencé le 24 novembre 2001 et que la cour d’assises a rendu son arrêt le 24 mai 2012 - soit onze ans et demi après les faits -, de nombreux ajournements ayant été prononcés en vue d’entendre l’accusé A.M.
66. S’agissant de l’absence d’une reconstitution des faits, la Cour souligne que, dans l’affaire Camekan précitée (§ 53), elle a rejeté un grief similaire, compte tenu notamment du fait qu’au vu des pièces du dossier dont elle disposait, elle n’était pas convaincue que l’absence de mise en œuvre d’une reconstitution des faits ait empêché sérieusement les autorités nationales d’établir les principaux faits de la cause. Pour arriver à cette conclusion, elle a tenu compte notamment du fait que les versions des parties n’étaient pas radicalement opposées quant au déroulement des faits et que la demande de reconstitution avait été déposée très tardivement. La Cour ne dispose présentement d’aucun élément susceptible de s’écarter des conclusions auxquelles elle est parvenue à ce sujet.
67. S’agissant de l’allégation du requérant portant sur la célérité de la procédure engagée contre les policiers, la Cour remarque tout d’abord la durée excessive de la procédure déclenchée à la suite de l’enquête : ce n’est qu’environ douze ans et onze mois après les faits, le 13 novembre 2013, que la Cour de cassation a rendu son arrêt.
À cet égard, la Cour observe que le 24 novembre 2001, soit un an après le dépôt de plainte, le parquet d’Istanbul a engagé une action pénale contre les policiers. Quant à la procédure devant la juridiction de première instance, la cour d’assises ne semble pas avoir été particulièrement active, dans la mesure où elle a tenu au total 35 audiences, c’est-à-dire en moyenne trois par an. Par ailleurs, la Cour note que de nombreuses audiences ont été reportées à cause de l’absence des avocats des accusés, en particulier pour l’audition de l’un d’entre eux, en l’occurrence A.M. Ce dernier n’a pu être entendu qu’à l’audience du 29 mars 2010, soit environ neuf ans et demi après les faits.
La Cour observe également que le Gouvernement ne soutient pas que le requérant a contribué au retard allégué.
68. En conséquence, compte tenu du retard très important dans la conduite de la procédure devant les juridictions internes, la Cour estime que les autorités turques n’ont pas agi avec une promptitude suffisante et avec une diligence raisonnable.
69. Partant, il y a eu violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 3 de la Convention à ce titre.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
70. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
71. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il demande également 1 550 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. L’avocat du requérant a communiqué à la Cour un décompte des dépenses ainsi que le barème tarifaire du barreau d’Istanbul.
72. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
73. Statuant en équité, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 19 500 EUR pour dommage moral. Par ailleurs, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant l’intégralité de la somme réclamée, à savoir 1 550 EUR à ce titre.
74. Enfin, la Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i) 19 500 EUR (dix-neuf mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 1 550 EUR (mille cinq cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley
Naismith András Sajó
Greffier Président