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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BELEK AND VELIOGLU v. TURKEY - 44227/04 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2015] ECHR 848 (06 October 2015)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/848.html
Cite as: [2015] ECHR 848

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BELEK ET VELİOĞLU c. TURQUIE

     

    (Requête no 44227/04)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    6 octobre 2015

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Belek et Velioğlu c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un chambre composée de :

              Paul Lemmens, président,
              Işıl Karakaş,
              Helen Keller,
              Ksenija Turković,
              Egidijus Kūris,
              Robert Spano,
              Jon Fridrik Kjølbro, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 septembre 2015,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44227/04) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Ahmet Sami Belek et Savaş Velioğlu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 4 novembre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants sont représentés par Me D. Avcı, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants allèguent en particulier une violation des articles 6 et 10 de la Convention.

    4.  Le 15 septembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5  Les requérants, MM. Ahmet Sami Belek et Savaş Velioğlu, nés en 1953 et 1981, sont respectivement le propriétaire et le rédacteur en chef du quotidien « Günlük Evrensel », dont le siège se trouve à Istanbul.

    6.  Le 21 mai 2003, Günlük Evrensel publia un article intitulé « Les détenus du Kadek appellent à une solution démocratique » (Kadek’li tutuklular demokratik çözüm istedi). Ce texte contenait une déclaration des membres du KADEK (Congrès pour la liberté et la démocratie au Kurdistan) alors en prison. Ils y réclamaient une démarche démocratique pour résoudre la question kurde en mettant l’accent sur l’importance et la nécessité d’une loi d’amnistie. Par ailleurs, les conditions de détention d’Abdullah Öcalan, chef de ladite organisation, ainsi que la loi de repentir, étaient critiquées dans le même écrit.

    7.  Par un acte d’accusation du 22 mai 2003, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État inculpa les requérants de publication de déclarations émanant d’une organisation illégale armée, infraction prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 »), et requit l’application de l’article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680 sur la presse (« la loi no 5680 »).

    8.  Devant la cour de sûreté de l’État d’Istanbul, les requérants contestèrent cette poursuite en invoquant la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention.

    9.  Le 10 décembre 2003, la cour de sûreté de l’État condamna MM. Belek et Velioğlu, respectivement, au paiement d’une amende de 1 006 200 000 anciennes livres turques (TRL)[1] et 503 100 000 TRL (soit respectivement 575 et 285 euros (EUR) environ, suivant le taux de change en vigueur à l’époque), en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi n3713. Elle ordonna également l’interdiction de la publication du quotidien pour une durée de trois jours en application de l’article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680. Dans sa motivation, la cour de sûreté de l’État considéra notamment que compte tenu de l’ensemble de l’écrit, il était établi que celui-ci contenait une déclaration émanant des organisations terroristes KADEK et PJA, branches du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale).

    10.  Le 12 décembre 2003, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur mémoire en pourvoi du 10 février 2004, ils se prévalurent des articles 6 et 10 de la Convention.

    11.  Le 4 mai 2004, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.

    12.  Le 5 juillet 2004, à la suite de modifications apportées par le législateur à la loi no 5187 sur la presse, la cour d’assises d’Istanbul (devenue compétente à la suite de la suppression des cours de sûreté) décida de supprimer l’interdiction de la publication du quotidien et toutes ses conséquences juridiques ; elle conclut, par conséquent, qu’il n’y aurait pas lieu d’exécuter ladite partie de l’arrêt du 10 décembre 2003.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    13.  Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, § 23, 6 juillet 2010).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    14.  Les requérants soutiennent que leur condamnation au pénal et l’interdiction de la publication du quotidien Günlük Evrensel ont constitué une violation de leur droit à la liberté d’expression, au sens de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, (...) »

    15.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    16.  Se référant à l’arrêt du 5 juillet 2004 rendu par la cour d’assises d’Istanbul (voir paragraphe 12 ci-dessus), le Gouvernement considère que les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation quelconque de la Convention.

    17.  Les requérants ne se prononcent pas.

    18.  La Cour rappelle qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 73, CEDH 1999-VI).

    Tel n’est manifestement pas le cas en l’espèce, dans la mesure où l’ingérence dénoncée par les requérants ne tient pas seulement à l’interdiction de la publication du quotidien mais également à leur condamnation au pénal. La Cour estime que le fait que l’interdiction de la publication du quotidien ait été supprimée par une décision ultérieure de la cour d’assises ne change rien à la condamnation à des amendes qui avait été prononcée à leur encontre par la cour de sûreté de l’État (voir paragraphe 9 ci-dessus). Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime des requérants.

    19.  La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

    B.  Sur le fond

    20.  Les requérants allèguent que leur condamnation à des amendes et l’interdiction de la publication du quotidien ont méconnu leur droit à la liberté d’expression.

    21.  Le Gouvernement soutient que l’ingérence critiquée, consistant en l’inculpation des requérants pour l’infraction précitée, était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

    22.  La Cour souscrit à l’appréciation du Gouvernement sur ce point (voir respectivement, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, §§ 43-45, 6 juillet 2010, et Belek c. Turquie, nos 36827/06, 36828/06 et 36829/06, § 26, 20 novembre 2012). Elle observe que le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

    23.  La Cour rappelle qu’elle a déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et constaté la violation de l’article 10 de la Convention (voir par exemple, Gözel et Özer, précité, Belek, précité, et Bayar et Gürbüz c. Turquie (no 2), no 33037/07, 3 février 2015). C’est à la lumière de cette jurisprudence qu’il convient d’examiner la présente affaire.

    24.  La Cour relève en l’espèce que l’article litigieux faisait référence à une déclaration des membres emprisonnés du KADEK, qui réclamaient une solution démocratique pour la résolution de la question kurde tout en soulignant l’importance et la nécessité d’une loi d’amnistie. Cette déclaration critiquait également les conditions de détention d’Abdullah Öcalan, le leader de cette organisation, ainsi que les dispositions de la législation portant sur le statut et la réinsertion des « repentis ».

    25.  La Cour a porté une attention particulière aux termes employés dans ce texte et au contexte de sa publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient le cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999). Elle constate que, pris dans son ensemble, ce texte ne contenait aucun appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement et qu’il ne constituait pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération.

    26.  La Cour a examiné en outre les motifs de la condamnation des requérants figurant dans les décisions des juridictions internes (voir paragraphe 9 ci-dessus): ces motifs ne sauraient être considérés, tels quels, comme suffisants pour justifier l’ingérence faite dans le droit des requérants à la liberté d’expression. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue notamment dans les affaires Gözel et Özer, précitée, et Belek, précitée.

    27.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    28.  Les requérants se plaignent également du fait que leur cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial, du fait qu’ils ont été condamnés par la cour de sûreté de l’État, créée à l’époque par les militaires. Ils soutiennent que les juges ayant participé à leur procès ont été désignés par le Conseil supérieur de la magistrature, composé de cinq juges, du ministre de la Justice et de son secrétaire et qui n’a pas d’indépendance de l’exécutif. Ces juges civils font également l’objet de notations par ce Conseil. Les requérants se plaignent par ailleurs du fait que ni la décision rendue par la cour de sûreté de l’État ni l’arrêt de la Cour de cassation n’étaient suffisamment motivés.

    Ils allèguent à cet égard une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. En ses parties pertinentes en l’espèce, cet article est ainsi libellé :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

    29.  En ce qui concerne le manque allégué d’indépendance et d’impartialité du tribunal ayant condamné les requérants, la Cour relève que l’examen de ce grief - qui n’est pas étayé -, tel qu’il a été soulevé, ne permet de déceler aucune apparence de violation de l’article 6 § 1 (Saygılı et Seyman c. Turquie, n62677/00, § 25, 14 juin 2007), les requérants ayant été jugés par une formation de trois juges de statut civil.

    30.  Quant au grief portant sur l’absence de motivation de certaines décisions rendues par les juridictions internes à l’égard des requérants, vu sa connexité avec celui tiré de l’article 10 de la Convention, la Cour estime qu’il convient de le déclarer lui aussi recevable. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain de l’article 10 (voir paragraphes 26-27 ci-dessus), elle considère toutefois qu’il n’y a pas lieu de procéder à un examen séparé de la présente question sur le terrain de l’article 6 de la Convention (Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007, et Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10 § 72, CEDH 2012).

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    31.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    32.  MM. Belek et Velioğlu demandent respectivement 1 006 200 000 TRL et 503 100 000 TRL (soit respectivement 575 et 285 EUR environ, selon le taux de change en vigueur à l’époque pertinente) pour le dommage matériel qu’ils estiment avoir subi du fait de l’amende dont ils ont dû s’acquitter.

    Ils réclament en outre 2 950 EUR pour le préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi du fait de la décision d’interdire la publication du journal.

    Ils demandent une somme globale de 3 000 dollars américains (USD) pour dommage moral.

    Ils sollicitent une somme globale de 2 000 EUR pour les frais d’avocat et 1 000 USD pour les dépenses devant la Cour.

    33.  Le Gouvernement conteste ces sommes.

    34.  En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour relève que les amendes infligées aux requérants sont la conséquence directe de la violation constatée sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Il y a donc lieu d’ordonner le remboursement intégral aux intéressés de la somme qu’ils ont acquittée à ce titre. La Cour alloue en conséquence 575 EUR à M. Belek et 285 EUR à M. Velioğlu. Par ailleurs, compte tenu de la levée de l’interdiction temporaire de la publication du journal, la Cour rejette la demande présentée à ce titre.

    35.  En ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime que l’on peut considérer que les circonstances de l’espèce ont causé aux requérants un certain désarroi. Statuant en équité, comme le prévoit l’article 41 de la Convention, elle estime qu’il y a lieu d’allouer à ce titre 1 250 EUR à chacun des requérants.

    36.  Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu de l’absence de documents pertinents à l’appui, la Cour rejette la demande présentée à ce titre (Ato c. Turquie, no 29873/02, § 27, 8 juin 2010).

    37.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs relatifs à la violation de la liberté d’expression et à l’insuffisance alléguée de motivation des décisions judiciaires, et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention au sujet du défaut de motivation ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i)  575 EUR (cinq cent soixante-quinze euros) à M. Belek et 285 EUR (deux cent quatre-vingt-cinq euros) à M. Velioğlu, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

    ii)  1 250 EUR (mille deux cent cinquante euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                               Paul Lemmens
    Greffier                                                                         
    Président

     



    [1].  Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 livre nouvelle vaut un million de livres anciennes.


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