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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> VEFA SERDAR v. TURKEY - 7309/04 - Chamber Judgment (French Text) [2015] ECHR 85 (27 January 2015)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/85.html
Cite as: [2015] ECHR 85

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE VEFA SERDAR c. TURQUIE

     

    (Requête no 7309/04)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    27 janvier 2015

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Vefa Serdar c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Işıl Karakaş,
              András Sajó,
              Nebojša Vučinić,
              Egidijus Kūris,
              Robert Spano,
              Jon Fridrik Kjølbro, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 décembre 2014,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 7309/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Vefa Serdar (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 janvier 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant est représenté par Me H. Çekiç, avocate à Istanbul, et le gouvernement turc (« le Gouvernement »), par son agent.

    3.  Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, le requérant dénonçait notamment l’utilisation d’une force selon lui disproportionnée ainsi que les mauvais traitements infligés pendant et après l’opération anti-émeute lancée dans la prison de Çanakkale.

    Il soutenait également que la procédure pénale engagée à ce sujet contre les membres des forces de l’ordre avait méconnu les exigences de célérité et d’équité consacrées par l’article 6 §§ 1 et 3 b), et que, au mépris de l’article 13, il n’avait pas bénéficié d’une voie de droit efficace pour faire valoir ses doléances.

    4.  Par ailleurs, invoquant à nouveau les articles 6 §§ 1 et 3 b), pris isolément ou combinés avec l’article 14, le requérant tirait argument du manque d’équité ainsi que du caractère discriminatoire de la procédure pénale diligentée à son encontre.

    5.  Le 10 juillet 2007, la Cour a décidé de communiquer la première série des griefs du requérant (paragraphe 3 ci-dessus) et de déclarer le restant de la Requête (paragraphe 4 ci-dessus) irrecevable.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    6.  Le requérant, né en 1969, réside actuellement à Sivas. À l’époque des faits, il se trouvait incarcéré dans le bloc D, dortoir D-3, de la prison de type E de Çanakkale (« la prison de Çanakkale »), en vertu d’une condamnation prononcée le 3 octobre 1995 pour appartenance à l’organisation armée illégale TKEPL.

    A.  L’opération anti-émeute

    7.  En 2000, de nouveaux établissements pénitentiaires de haute sécurité, de « type F », venaient d’être mis en service en Turquie. Ces établissements, qui présentaient une structure uniforme dans tout le pays, prévoyaient des unités de vie d’une à trois personnes au lieu des dortoirs existant dans les prisons ordinaires, dont celles de type E (pour une description plus complète des prisons de type F, voir Tekin Yıldız c. Turquie, no 22913/04, § 36, 10 novembre 2005). Face au projet des autorités visant au transfert de certaines catégories de détenus dans les prisons de type F, des mouvements de grève de la faim, appelés « jeûne de la mort », et des actes de mutinerie furent déclenchés dans les prisons concernées, en signe de protestation contre le nouveau régime carcéral, qui restreignait notamment les contacts entre les détenus condamnés pour appartenance à des organisations illégales d’extrême gauche (ci-après les « détenus concernés »). Le mouvement ne tarda pas à toucher également la prison de Çanakkale.

    8.  Concernant la prison de Çanakkale, une intervention fut planifiée à la demande du ministre de l’Intérieur et du parquet de Çanakkale par le commandement départemental de la gendarmerie. Suivant l’ordre d’intervention délivré le 14 décembre 2000 par le ministère de l’Intérieur, des exercices furent effectués durant quatre jours, tant sur le terrain qu’à partir de plans.

    L’intervention avait pour vocation de libérer les grévistes de la faim « de l’étau des organisations terroristes », de les faire soigner, de désarmer l’établissement et de procéder aux transfèrements des détenus concernés vers les nouvelles prisons de type F.

    Par une lettre du 17 décembre 2000, le procureur de la République de Çanakkale informa le préfet et la gendarmerie de Çanakkale que certains détenus avaient effectivement entamé un « jeûne de la mort » depuis le 23 octobre 2000, qu’ils refusaient tout traitement médical et que leur état de santé était devenu préoccupant. Il releva qu’un protocole signé entre les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Santé prévoyait, en cas de détérioration de l’état de santé de grévistes de la faim, la possibilité d’une intervention immédiate sur décision d’un médecin spécialiste avec, le cas échéant, le recours à l’aide de la gendarmerie. Il précisa aussi que, selon l’ordre d’intervention susmentionnée du 14 décembre 2000, une opération visant à prendre le contrôle des dortoirs des émeutiers et à assurer une prise en charge médicale des grévistes de la faim allait être menée à la date fixée par le ministère de la Justice. Enfin, il souligna que le recours à la force et aux armes à feu ne devait être envisagé qu’en cas de nécessité absolue.

    Les groupes d’intervention, composés de militaires appartenant à des unités de gendarmerie de Çanakkale, de Balıkesir et d’Istanbul, devinrent opérationnels dès le 18 décembre 2000, conformément au plan d’intervention.

    Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans vingt établissements où les mouvements de grève de la faim perduraient, coordonnés par de centaines des détenus concernés. Pendant ces opérations, dites « de retour à la vie », de violents heurts survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers insurgés ; nombre de morts et de blessés furent déplorés.

    9.  Quant à la prison de Çanakkale, l’opération fut déclenchée vers 5 heures du matin. Les gendarmes évacuèrent facilement les autres prisonniers vers des endroits sécurisés, prirent le contrôle du couloir principal supérieur et bloquèrent les accès au couloir principal inférieur au niveau des points Z-3 et S-7. Toutefois, ils se heurtèrent à de la résistance dans le bloc D, réservé aux détenus concernés, qui s’étaient barricadés derrière les portails S-1 et S-6.

    Vers 7 heures, les gendarmes entrevirent les prisonniers, réunis en cercle, derrière le portail S-6. D’après la version officielle, alors que le groupe chantait des marches militaires, deux insurgés furent aperçus en train de traîner de force une détenue, F.K., vêtue de rouge ; celle-ci aurait été sur-le-champ immolée par le feu par le prisonnier İ.E. ; alors que F.K. était en flammes, İ.E. aurait crié qu’ils allaient tous s’immoler un par un et qu’il n’y aurait aucune reddition.

    Selon les détenus concernés toutefois, F.K. s’était immolée elle-même pour protester contre l’opération.

    Lorsque les gendarmes tentèrent de secourir F.K., les insurgés répliquèrent par trois coups de feu tirés depuis la barricade et par deux grenades artisanales. Au même moment, les gendarmes postés au point Z-3 essuyèrent trois ou quatre tirs depuis le portail S-1.

    10.  Vers 13 heures, une unité fut dêpéchée à l’extérieur, devant le bloc B réservé aux femmes, en vue de prévenir une éventuelle riposte armée, d’évacuer les non-belligérants et d’appréhender les mutins qui tenteraient de s’évader. L’ordre étant d’abattre le mur extérieur dudit bloc, ladite unité devait également garantir la sécurité des conducteurs d’engins qui devaient ouvrir une brèche dans les murs extérieurs du bloc.

    Lors du déploiement de cette unité, vers 13 h 50, le soldat M.M. fut mortellement touché par une balle tirée depuis les fenêtres des dortoirs du bloc B ; il succomba à sa blessure dans l’ambulance.

    11.  Après l’évacuation des dortoirs du bloc D, l’opération fut interrompue à 17 heures, mais les gendarmes continuèrent à lancer des appels à la reddition jusqu’à 6 h 30 du matin.

    Lorsque l’opération fut reprise contre les dortoirs du bloc C, les insurgés, tout en se repliant, ouvrirent le feu sur les gendarmes et leur lancèrent des bombes tuyaux. Lorsqu’elles investirent les dortoirs C-1 à C-4, les forces de l’ordre virent que tous les locaux dans lesquels les insurgés s’étaient retranchés avaient été incendiés à l’aide de bonbonnes de gaz converties en lance-flammes.

    Par la suite, les gendarmes placés au point S-7 prirent le contrôle du portail S-6 et s’avancèrent investirent le bloc B. A l’entrée du réfectoire, elles découvrirent quatre bonbonnes de gaz et deux bouteilles d’oxygène piégées à l’aide d’un détonateur artisanal. Les émeutiers, qui avaient quitté ce niveau dans l’urgence sans avoir pu activer la bombe, poursuivirent leurs tirs sur les bonbonnes et la bouteille pour déclencher une explosion. Les forces de l’ordre se replièrent alors au niveau supérieur du dortoir B-2.

    Une fois ces engins désamorcés et toutes les barricades aux étages inférieures levées, les gendarmes réussirent à isoler les émeutiers concernés au niveau inférieur du bloc B. Ils interrompirent de nouveau l’opération à 17 h 30, tout en répétant les appels à la reddition et en lançant des grenades lacrymogènes pour briser la résistance des détenus concernés.

    Tout au long de cet épisode, les gendarmes firent usage, entre autres, de 137 bombes de gaz et de grenades lacrymogènes tirées à l’aide de lances-grenades montées sur des fusils d’assaut M-16. De leur côté, les prisonniers eurent recours en particulier à des pistolets ainsi qu’à des bombes et lance-flammes artisanaux, fabriqués in situ.

    12.  Le 21 décembre 2000, vers 7 heures, le bloc A fut investi ; le commandant et le procureur chargés de l’opération sommèrent une dernière fois les insurgés de se rendre avant 7 h 30. Nul n’obtempéra.

    Les équipes d’intervention forèrent alors le sol du bloc B et, à travers les brèches, des grenades lacrymogènes furent lancées en direction du couloir central, du réfectoire, des dortoirs et du gymnase sis à l’étage inférieur.

    Simultanément, des machines de chantier commencèrent à démolir les murs externes dudit bloc, au niveau des positions accessibles, afin d’assurer l’aération des lieux et l’évacuation des repentis, alors que les pompiers arrosaient l’intérieur avec de l’eau sous pression.

    Le chef adjoint des opérations passa une annonce radio à toutes les unités ; il leur ordonna de ne pas utiliser d’armes à feu contre les détenus qui se rendaient et d’agir avec retenue.

    13.  Á ce moment-là, le requérant se trouvait dans ledit gymnase, où il s’était réfugié deux jours auparavant - après l’intervention dans son dortoir D-3 (paragraphe 11 in limine ci-dessus) - avec d’autres détenus, dont des grévistes de la faim qui subissaient lourdement les effets du gaz lacrymogène.

    14.  Le requérant relate que le détenu S.S. trouva la mort pendant cet épisode, et que lui-même fut touché par une cartouche de grenade au niveau du bras droit, alors qu’il essayait de protéger les grévistes à l’aide de couvertures. Il explique avoir été envahi d’une sensation de chaleur extrême avant de perdre conscience. A son réveil, il aurait aperçu ses camarades quitter les lieux et aurait essayé de faire de même en empruntant le couloir vers la sortie.

    15.  D’après le dossier, vers 10 h 30, les gendarmes déployés à l’extérieur entendirent des retentissements des coups de feu et aperçurent certains insurgés essayant d’empêcher leurs camarades de quitter le bâtiment. Vers 11 h 30, les détenus M.K. et S.İ. parvinrent à sortir entre les décombres. Craignant qu’ils ne fussent porteurs de bombes, les forces de l’ordre gardèrent les deux hommes à distance et leur demandèrent de se dévêtir.

    Par la suite, un groupe de dix-huit prisonniers, dont, semble-t-il, le requérant blessé, sortirent du bâtiment.

    Vers 12 h 15, l’opération prit fin avec l’évacuation complète des lieux et, à 14 heures, un procès-verbal décrivant le déroulement de l’opération fut rédigé.

    B.  L’après-opération

    16.  Plus tard dans la journée, des recherches furent menées sur les lieux ; les gendarmes découvrirent les dépouilles des détenus İ.B. et S.S. ainsi que le cadavre calciné de F.K. (paragraphe 9 ci-dessus).

    Par la suite, ils relevèrent les empreintes palmaires des 138 détenus réunis dans le jardin de la prison, des dépouilles et des vingt-six blessés ; ensuite, ces derniers furent transférés dans des hôpitaux. Neuf d’entre eux furent renvoyés à la prison après avoir reçu les premiers soins ; quatre, dont le requérant, furent admis dans l’unité de soins intensifs, et treize dans les unités carcérales des hôpitaux. Parmi ces derniers, F.S. décéda alors qu’il était au bloc opératoire.

    De leur côté, les forces de l’ordre comptèrent un mort, un appelé blessé à la joue et cinq autres affectés par le gaz lacrymogène.

    17.  Le 22 décembre 2000, deux procureurs procédèrent à une reconnaissance des lieux, accompagnés d’un caméraman, d’un photographe et de surveillants pénitentiaires. Le lendemain, en vue d’effectuer des recherches dans la prison et d’en évacuer des objets, les procureurs constituèrent une équipe. Jusqu’au 26 décembre suivant, de nombreuses fouilles furent effectuées dans les locaux de la prison, gravement détériorés et en partie incendiés. Une ultime recherche eut lieu le 4 janvier 2001.

    Lors des fouilles, une grande quantité d’objets délictueux furent trouvés : un fusil et un pistolet artisanaux, cinq pistolets (numéros de série BB 35883, 981657, 83167, C08081 et 5334 (endommagé)), un pistolet sans numéro de série, un canon et deux crosses de pistolet, deux chargeurs, 219 douilles de calibres différents, 39 projectiles, huit cartouches, un lance-pierre, deux lance-flammes et huit lance-bombes artisanaux, diverses substances explosives, de nombreuses lames et piques, trente et un poignards artisanaux, une mâchette, six bâtons, trente et un cocktails molotov, quatre bonbonnes de gaz et deux bouteilles d’oxygène piégées, un litre de mazout, de la poudre de fer, du mercure, plusieurs masques à gaz artisanaux, treize tuyaux en fer et une massue, ainsi que des objets relatifs à des organisations illégales et du matériel médical.

    18.  D’après l’expertise spectrophotométrique effectuée sur les empreintes palmaires (paragraphe 16 ci-dessus), dix-huit détenus présentaient des traces de poudre, révélatrices de l’usage d’armes à feu. Le requérant ne figure pas parmi ceux-ci.

    C.  La prise en charge médicale du requérant

    19.  Le 21 décembre 2000, le requérant fut transporté en ambulance aux urgences de l’hôpital civil de Çanakkale, ce qui, d’après le compte rendu de l’opération susmentionné (paragraphe 15 in fine ci-dessus), aurait eu lieu immédiatement à partir de 12 h 15, et selon les dires du requérant, quatre à cinq heures après son évacuation.

    Les médecins diagnostiquèrent chez l’intéressé un syndrome aigu de compartiment ostéo-fascial[1] et prodiguèrent le traitement d’urgence consistant à décompresser la plaie par la voie chirurgicale. Le rapport no 42210 établi en conséquence fit état de ce qui suit :

    « Multi-fracture ouverte au niveau de l’avant-bras droit + objet étranger + syndrome de compartiment. Décompression + fasciotomie effectuées. Pour tout traitement avancé, une prise en charge au service de chirurgie plastique de l’hôpital universitaire de Çapa s’impose. Le transfert doit se faire par ambulance. »

    20.  Après l’intervention, le requérant subit une consultation cardiovasculaire puis fut admis au service d’orthopédie. Le rapport provisoire rédigé vers 13 h 40, indiquait qu’une cartouche lacrymogène non-explosée avait été extraite du coude droit du requérant et que les jours de celui-ci étaient en danger.

    Il ressort du dossier que la cartouche extraite fut confiée au procureur chargé de l’instruction en cours. Le procès-verbal y afférent mentionne les actes chirurgicaux réalisés sur trois détenus, dont le requérant, lesquels auraient été « conduits en ambulance à l’hôpital civil de Çanakkale aux alentours de 11 heures ».

    21.  Le 22 décembre 2000, la direction pénitentiaire tenta, en vain, de transférer le requérant à l’hôpital universitaire de Çapa (paragraphe 19 in fine ci-dessus), cet établissement n’ayant pas de service réservé aux détenus.

    Le lendemain, le requérant fut présenté au parquet d’Istanbul, qui, vers 18 h 50, assura son transfert au service de chirurgie plastique de l’hôpital universitaire de Cerrahpaşa.

    Le 5 janvier 2001, le requérant y subit une amputation de son bras droit, au-dessus du coude, et resta hospitalisé jusqu’au 26 janvier 2001.

    22.  À cette date, le requérant fut envoyé au service de chirurgie générale de l’hôpital civil de Sağmalcılar (Istanbul), où il bénéficia de soins post-opératoires, jusqu’au 13 février 2001.

    23.  Le lendemain, vers 2 heures du matin, il fut transféré à la nouvelle prison de type F d’Edirne et placé dans une cellule individuelle, après avoir été examiné par le médecin pénitentiaire.

    24.  Aux dires du requérant, à plusieurs reprises, lui-même et son avocate demandèrent, sans succès, à l’administration pénitentiaire son placement dans une cellule avec d’autres détenus, faisant valoir ses difficultés en raison de son handicap.

    Le 3 mai 2001, MÇekiç saisit alors la direction générale des établissements pénitentiaires près le ministère de la Justice, pour redemander le transfert de son client dans la cellule où demeurait son camarade İ.K., au motif qu’étant droitier avant l’amputation, le requérant ne parvenait plus à faire face seul à ses besoins personnels.

    Le lendemain, le requérant fut placé dans une cellule pour trois personnes.

    25.  Le 2 novembre 2001, le procureur de Çanakkale demanda à son homologue d’Edirne de faire réexaminer le requérant afin d’établir un pronostic, à la lumière du rapport médical provisoire établi le 21 décembre 2000 (paragraphe 19 ci-dessus).

    Le 29 novembre 2001, l’examen requis eut lieu à l’hôpital civil d’Edirne. Selon l’avis médical émis en conséquence, la vie de l’intéressé avait sans doute été en danger au moment de la blessure, mais en l’état actuel, la seule mesure à préconiser consistait à lui procurer une prothèse myoélectrique[2].

    Le 4 décembre 2001, cet avis fut communiqué aux autorités compétentes.

    26.  D’après le dossier, tel qu’il se présentait en juin 2002, l’état de santé du requérant était considéré comme « bon » et, dans l’intervalle, l’intéressé s’était vu offrir une prothèse.

    D.  Les procédures diligentées en l’espèce

    1.  Les procédures pénales

    a.  Concernant le requérant et 153 codétenus (dossier no 2001/158)

    27.  Le 20 avril 2001, 154 détenus concernés, dont le requérant, furent déférés devant la cour d’assises de Çanakkale relativement aux circonstances ayant entouré la mort de l’appelé M.M. et de la prisonnière F.K. (paragraphe 9 et 10 ci-dessus), pour des chefs de fabrication, recel et usage d’armes à feu et explosives ainsi que pour soulèvement armé contre l’administration pénitentiaire.

    28.  Le 23 mars 2003, le requérant fut admis au bénéfice de la libération conditionnelle.

    29.  Le 1er juillet 2003, le parquet présenta son réquisitoire. Il demanda l’acquittement de tous les prévenus quant à la mort de F.K. Concernant les dix-huit détenus présumés détenteurs d’armes (paragraphe 18 ci-dessus), le procureur demanda la levée des charges à l’endroit de quatre d’entre eux, pour cause de décès ; pour les quatorze restants, il requit l’acquittement quant à la mort de F.S. et S.S. ainsi que pour le chef d’usage d’armes à feu, faute de pouvoir identifier ceux qui avaient été réellement en possession des sept pistolets mis sous séquestre. Selon le procureur, tous les prévenus devaient aussi être acquittés des chefs de fabrication et recel d’armes et d’explosives, dès lors que les anciens rapports relatifs aux fouilles des cellules ne permettaient pas de leur imputer ces faits.

    En revanche, le procureur requit la condamnation des quatorze prévenus susmentionnés pour soulèvement armé ainsi que pour participation au meurtre de l’appelé M.M. Il estima que les autres prévenus ne devaient être sanctionnés que pour désobéissance et émeute contre l’administration pénitentaire.

    30.  Le 26 mai 2004, la cour d’assises prit acte de l’introduction, en date du 25 décembre 2003, de l’action publique no 2003/378 (paragraphe 35 ci-dessous) à l’encontre des membres des forces de l’ordre impliqués dans l’opération litigieuse. Ainsi, il fut décidé de joindre le dossier no 2001/158 en cours avec le nouveau dossier no 2001/378, et d’examiner l’affaire sous ce dernier numéro.

    b.  Concernant 563 membres des forces de l’ordre (dossier no 2003/378)

    31.  Le 14 mai 2001, à l’instar de quatre-vingt-deux autres détenus, le requérant porta plainte contre les ministres de la Justice et de l’Intérieur en poste à l’époque, ainsi que contre les membres des forces de l’ordre ayant participé à l’opération litigieuse. Faisant valoir son handicap qui, selon lui, témoignait de la gravité du danger ayant pesé sur sa vie, et soulignant avoir été délaissé longtemps dans le jardin de la prison sans recevoir de soins médicaux, le requérant demanda la condamnation des protagonistes pour tentative d’homicide, coups et blessures et négligence dans l’exercice de fonctions publiques.

    32.  Le 17 septembre 2003, le requérant saisit à nouveau le parquet de Çanakkale pour s’enquérir de l’état de l’instruction et demanda copie du dossier y afférent.

    Le même jour, le procureur informa l’avocate du requérant que, par une décision du 3 août 2001, le tribunal correctionnel de Çanakkale avait déclaré la procédure confidentielle de sorte qu’elle ne pouvait ni obtenir copie des pièces du dossier ni les consulter.

    33.  A une date non-précisée, vraisemblablement le 25 décembre 2003, le procureur de la République de Çanakkale rendit un non-lieu quant aux allégations de mauvais traitements que le requérant et d’autres détenus plaignants affirmaient avoir subis lors de leurs évacuation et transfèrement (voir l’affaire Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, §§ 30 à 32, 10 décembre 2013 qui porte sur des procédures identiques).

    Après avoir examiné les éléments du dossier d’enquête, le procureur releva que si plusieurs détenus avaient été blessés c’était du fait de leur résistance armée. Il nota que, après la reddition des insurgés, les fouilles et les transferts avaient été effectués dans la cour située devant la prison, au vu et au su de tous et même de la presse. Il constata également que les détenus blessés avaient été évacués vers des hôpitaux et que les autres avaient été transférés vers d’autres prisons après que le médecin eût observé qu’il n’y avait pas d’empêchement à ce faire.

    Rien n’indique que le requérant ait formé opposition contre cette ordonnance.

    34.  En revanche, toujours le 25 décembre 2003, le parquet mit en accusation 563 membres des forces de l’ordre à raison de la mort des prisonniers F.S., S.S. et İ.B. ainsi que des blessures infligées aux autres détenus lors de l’opération, dans des circonstances qui outrepassaient le cadre de leurs pouvoirs, étant précisé que l’identité des auteurs de ces infractions restait indéterminée.

    35.  L’affaire fut enregistrée sous le numéro de dossier 2001/378 et, le jour même, la cour d’assises de Çanakkale ordonna que des mesures soient prises afin de déterminer les adresses des accusés et de recueillir les déclarations des plaignants.

    36.  L’audience d’ouverture du 30 mars 2004 fut réservée à la vérification des éléments versés jusque-là au dossier.

    Lors de l’audience suivante du 26 mai 2004, les juges constatèrent que les témoignages de plusieurs plaignants, dont le requérant, avaient été recueillis. Ils ordonnèrent une expertise balistique sur les sept pistolets et les neuf douilles et projectiles scellés, afin d’identifier l’origine du tir ayant tué l’appelé M.M.

    À cette même date, l’autre formation de la cour d’assises, qui avait examiné le dossier no 2001/158, décida la jonction de celui-ci avec le dossier no 2003/378 (paragraphe 30 ci-dessus).

    c.  La suite de la procédure jointe

    37.  La cour d’assises, appelée désormais à examiner conjointement les deux affaires, se réunit le 21 juin 2004. A cette occasion, les avocats des détenus réitérèrent leur demande de comparution de ces derniers à l’audience. Les juges notèrent, en particulier, que la cassette vidéo contenant l’enregistrement de l’opération n’avait toujours pas été produite.

    Lors de l’audience du 29 juillet 2004, les avocats exigèrent à nouveau la comparution de leurs clients, invoquant les droits afférents garantis par la Convention. La cour rejeta cette demande, mais observa que la cassette vidéo attendue lui était finalement parvenue ; copie de celle-ci fut remise aux avocats des détenus.

    38.  À l’audience suivante du 21 septembre 2004, le requérant fut entendu en sa qualité de prévenu/plaignant. Il s’exprima ainsi :

    « Je m’en tiens à mon mémoire déposé aux fins de ma constitution de partie intervenante. À la date de l’opération, en tant que condamné du procès de TKEPL, je résidait dans le dortoir D-3 de la prison de Çanakkale. Les évènements ont débuté tôt le matin avec l’arrivé dans l’établissement d’individus masqués. Je n’ai entendu aucune annonce. Ces individus sont entrés dans le bâtiment et l’opération a commencé. Comme notre sécurité était menacée, on n’a pas cherché à sortir du bâtiment. Mon bras droit a été touché par une « bombe de fusil » et il a fallu l’amputer au dessus du coude ; j’utilise actuellement une prothèse. Je conteste toute accusation à mon endroit ».

    De leur côté, les avocats des détenus contestèrent la valeur probante de la cassette vidéo fournie précédemment, celle-ci ne contenant aucune image prise lors de l’opération même ou dans la morgue.

    39.  À l’audience du 19 octobre 2004, les avocats soutinrent que la cassette vidéo mise à leur disposition n’était pas celle enregistrée par les gendarmes qui, assurément, détenaient l’original. Les juges invitèrent le commandement de la gendarmerie à s’exprimer à ce sujet.

    Deux audiences plus tard, le 7 décembre 2004, la cour d’assises réceptionna deux CD envoyés par le commandement ; toutefois, ces enregistrements ne concernaient pas, semble-t-il, l’opération litigieuse.

    La cour d’assises accusa également réception d’un rapport établi le 29 décembre 2004 par le laboratoire criminalistique de la police d’Ankara. Selon ce rapport, lorsque des relevés d’empreintes étaient effectués deux jours après des tirs - ce qui était le cas dans la présente affaire -, aucune analyse fiable quant à la présence de résidus de tir ne pouvait être réalisée.

    40.  Lors des sessions tenues les 5 janvier, 2 février et 12 avril 2005, plusieurs pompiers ayant participé à l’opération furent entendus en qualité de témoin. À cette dernière date, les juges décidèrent de s’enquérir du sort des projectiles et douilles provenant des armes utilisées par les forces de l’ordre et observèrent qu’aucune réponse n’avait encore été reçue aux questions relatives aux enregistrements vidéos contestés.

    À l’audience suivante du 14 juin 2005, la cour donna lecture de la réponse du commandement de la gendarmerie ; selon celle-ci, les enregistrements pertinents étaient ceux déjà versés au dossier. Les avocats des détenus réitérèrent alors leur objection précédente, priant les juges de dénoncer au parquet les autorités militaires pour dissimulation de preuves. Ils demandèrent également l’organisation d’une visite des lieux. Quant à la première demande, les juges expliquèrent qu’il appartenait aux personnes lésées de saisir le parquet d’une telle plainte ; la seconde demande fut rejetée, un constat des lieux aussi tardif ne pouvant être fructueux.

    41.  Le 22 septembre 2005, les juges ordonnèrent le dépôt des transcriptions des conversations par talkie-walkie entre les membres des forces de l’ordre ainsi que les enregistrements vidéos de l’opération effectués par les agences de presse et chaînes de télévision.

    Le 29 novembre 2005, les juges prirent acte de l’absence d’une telle transcription. En revanche, les cassettes vidéos fournies par deux chaînes télévisées furent transmises aux avocats des détenus.

    Les sept audiences tenues entre les 9 décembre 2005 et 23 janvier 2007 ne furent marquées par aucun développement important.

    42.  À l’audience suivante du 20 mars 2007, les avocats des détenus dénoncèrent l’absence d’un grand nombre d’éléments dans le dossier et contestèrent notamment l’impossibilité pour eux d’interroger les militaires et les policiers accusés, tous entendus en vertu de commissions rogatoires.

    Les deux audiences subséquentes furent consacrées à des questions procédurales.

    43.  Le 27 mai 2008, les avocats des détenus demandèrent l’élargissement de l’instruction, compte tenu d’une information parue dans les journaux du 22 décembre 2000 et d’après laquelle les 137 grenades lacrymogènes utilisées lors de l’opération (paragraphe 11 in fine ci-dessus) étaient périmées. Les juges écartèrent cette demande au motif qu’une telle recherche n’influerait pas sur l’issue de l’affaire. Par la suite, le ministère public présenta ses réquisitions finales ; il demanda l’acquittement des membres des forces de l’ordre et la condamnation des détenus, dont le requérant, pour soulèvement contre l’administration pénitentaire, au sens de l’article 296 § 1 de l’ancien code pénal.

    44.  Le 16 septembre 2008, la cour d’assises prononça son verdict.

    Elle déclara l’action publique éteinte à l’égard de onze prévenus, décédés en cours d’instance, et d’une autre, frappée entre-temps d’incapacité pénale. Il fut également décidé de disjoindre le dossier dans le chef de soixante et un membres des forces de l’ordre et dix détenus, dont les adresses étaient inconnues, et qui, de ce fait n’avaient pu être entendus en leur défense.

    45.  Les 563 membres des forces de l’ordre déférés le 25 décembre 2003 (paragraphe 34 ci-dessus) furent disculpés des accusations d’homicide et de coups et blessures, au motif d’absence de preuves suffisantes.

    Pour asseoir son jugement, la cour d’assises exposa d’abord le contexte régnant dans la prison avant l’opération, ainsi que les raisons qui avaient conduit les autorités à intervenir ; elle reprit ensuite le déroulement de l’opération tel que décrit dans le procès-verbal du 21 décembre 2000 (paragraphes 9 à 12 et 15 in fine ci-dessus) puis cita les éléments de preuve disponibles (pour un résumé des attendus, voir la récapitulation fournie dans Leyla Alp et autres, précité, §§ 42 à 44).

    À la lumière de l’ensemble de ces éléments, la cour d’assises tint pour établi que les détenus concernés n’avaient pas répondu aux appels à la reddition des forces de l’ordre et qu’ils avaient fait feu sur celles-ci et tué un militaire. Elle nota que de grandes brèches avaient été faites dans les murs extérieurs des dortoirs pour permettre aux mutins de se rendre, que ces derniers avaient poursuivi leurs agissements et mis à feu aux dortoirs et que, pour briser la résistance des insurgés, les forces de l’ordre avaient lancé des grenades lacrymogènes depuis les ouvertures pratiquées sur le toit de la prison. Du reste, il était impossible de déterminer quelle arme avait tué le détenu F.S. dans la mesure où la balle qui l’avait atteint lui avait traversé le corps et demeurait introuvable. Concernant le décès de la détenue S.S., elle nota également que l’objet ayant entraîné sa mort n’avait pas pu être identifié. Enfin, quant au détenu İ.B., elle estima qu’on ne pouvait établir de quel fusil provenait la grenade qui l’avait touché.

    Par conséquent, pour le décès de ces détenus, elle conclut à l’absence de preuve certaine et convaincante permettant de décider d’une condamnation des agents des forces de l’ordre.

    46.  Quant au requérant, les juges répressifs ne retinrent finalement aucune charge. Faute de preuves, il fut acquitté des chefs de fabrication d’explosifs et de rétention d’armes ainsi que du meurtre du détenu M.M. et de l’accusation d’incitation au suicide de F.K. Concernant le chef de « mutinerie sans recours à armes », il fut admis au bénéfice de la prescription pénale.

    47.  Tant le ministère public que certains détenus, dont le requérant, se pourvurent contre ce jugement.

    Le requérant tira moyen du fait que l’acquittement des membres des forces de l’ordre contrevenait non seulement au droit national, mais aussi aux instruments internationaux de protection des droits de l’homme. A cet égard, il allégua que l’enquête pénale à l’origine de cette disculpation avait été menée en violation des règles de procédure, par un parquet qui n’avait pas été en mesure de prévenir la destruction des preuves par les mis en cause. De fait, aucune mesure n’avait été prise pour établir la vérité et les responsabilités, et toutes les demandes formulées à cette fin par les plaignants avaient sciemment été ignorées.

    Quant au dispositif le concernant pour chef de mutinerie, le requérant soutint qu’en l’absence de la moindre preuve de son implication à un acte quelconque répréhensible, il aurait simplement dû être acquitté, et que l’extinction de l’action publique à son endroit avait emporté méconnaissance du principe de la présomption d’innocence.

    48.  Dans son arrêt du 12 décembre 2012, la Cour de cassation écarta le second moyen formulé par le requérant, au motif qu’il n’avait pas intérêt à se pourvoir, soulignant qu’en l’occurrence il aurait fallu qualifier l’acte de mutinerie de « mutinerie à main armée », mais qu’il n’y avait pas lieu de réformer le jugement sur ce point, le délai de prescription étant également expiré pour le délit ainsi requalifié.

    Quant au premier moyen, la Cour de cassation annula le verdict contre les membres des forces de l’ordre, lesquels, selon elle, avaient dû faire face à une insurrection armée et agi dans le cadre des attributions qui leur étaient reconnues par la loi sur l’organisation, les pouvoirs et les compétences des gendarmes, afin de contenir la situation et protéger la vie des autres détenus. D’après la haute juridiction, les forces de l’ordre avaient recouru à une force tant nécessaire que proportionnelle au regard de la loi no 2803 et de l’article 2 de la Convention, et il y avait donc lieu de considérer leurs agissements sous l’angle de la légitime défense et de décider de leur acquittement sur ce fondement, et non pas pour insuffisance de preuves.

    49.  Le 13 mars 2013, les débats furent rouverts devant la cour d’assises, laquelle tint sa première audience le 3 mai suivant et la seconde le 17 septembre.

    La Cour n’est pas informée de l’issue de cette procédure.

    3.  Recours administratif

    50.  Le 19 décembre 2001, le requérant adressa une demande préalable de réparation aux ministères de l’Intérieur et de la Justice, faisant valoir les préjudices matériel et moral subis du fait de la perte de son bras lors de l’opération ainsi que des mauvais traitement infligées dans la prison de type F d’Edirne, expliquant qu’il avait été abandonné quatre ou cinq heures dans le jardin de la prison sans bénéficier de soins médicaux et, par la suite, obligé, malgré son handicap, de rester seul dans une cellule pendant plus de quatre mois.

    Il réclama 100 000 livres turques (« TRY ») pour le dommage matériel et 50 000 TRY pour le préjudice moral.

    Ces demandes restèrent sans réponse, pareil silence valant refus.

    51.  Le 15 avril 2002, le requérant introduisit, contre les deux ministères et pour les mêmes motifs, une action de pleine juridiction devant le tribunal administratif de Bursa.

    Le 9 mai 2002, il se vit accorder l’aide judiciaire.

    52.  Par un jugement du 21 mai 2003, le tribunal administratif écarta l’action du requérant pour incompatibilité ratione personae, étant entendu qu’en sa qualité de personne condamnée, il aurait dû ester en justice par le truchement de son tuteur légal, désigné le 30 juillet 1996.

    53.  Le 8 décembre 2003, le requérant se pourvut devant le Conseil d’Etat.

    Par un arrêt du 7 mars 2006, celui-ci infirma le jugement attaqué, au motif qu’une fois libéré à titre conditionnel (paragraphe 28 ci-dessus), le requérant avait recouvré toute sa capacité à agir.

    54.  Le tribunal administratif de Çanakkale, saisi de l’affaire, ordonna une expertise aux fins de l’évaluation du préjudice matériel allégué en l’espèce.

    Dans son rapport du 18 mai 2007, l’expert conclut que le requérant avait subi une perte de capacité de 57 %, ce qui, en termes de manque à gagner, se traduisait par un montant de 137 466,46 TRY.

    Les ministères en cause contestèrent ces conclusions, au motif que la participation du requérant dans le soulèvement à l’origine de l’opération litigieuse avait rompu le lien de causalité devant exister entre son préjudice et un acte illicite imputable à l’administration.

    55.  Le tribunal rendit son jugement le 9 juillet 2008. Rappelant qu’en vertu de l’article 125 de la Constitution, l’administration était tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures, les juges administratifs soulignèrent que, s’il y avait sans conteste eu lieu d’intervenir pour redresser la situation inacceptable qui, à l’époque, régnait dans la prison de Çanakkale, il n’en demeurait pas moins que l’État se devait de prendre au préalable les mesures propres à sauvegarder la vie ainsi que l’intégrité physique et psychique des détenus sous sa protection.

    Ensuite, les juges relevèrent que le nom du requérant n’était pas mentionné sur la liste officielle des prisonniers ayant activement participé à l’émeute, qu’il n’avait pas non plus été parmi les détenus signataires de la pétition concernant le lancement des grèves de la faim, et qu’en fin de compte il avait été « acquitté » du chef de mutinerie armée.

    Les juges en conclurent que, quel que soit le degré de la faute pouvant être imputée à ce dernier, cet élément pouvait tout au plus jouer dans la détermination de la réparation due, mais pas rompre le lien de causalité entre le préjudice subi et les agissements des forces de l’ordre.

    Cela dit, le tribunal administratif estima que le requérant, qui ne s’était pas rendu au début de l’opération et qui, par le passé, avait participé à certaines actions au sein de la prison, avait une part de responsabilité conjointe à hauteur de 50 % dans la survenance de l’incident.

    Aussi le tribunal décida-t-il de lui allouer 57 409,67 TRY au titre du dommage matériel. Quant au dommage moral, il lui accorda 5 000 TRY.

    56.  Tant les administrations défenderesses que le requérant se pourvurent devant le Conseil d’État.

    Tout en admettant qu’il avait été disculpé de toute accusation afférente à l’émeute litigieuse, le requérant soutint qu’il était arbitraire de retenir une part de responsabilité quelconque à son endroit. Il contesta également le montant dérisoire de l’indemnité allouée pour le dommage moral.

    Le 23 février 2009, alors que cette procédure était encore pendante, le requérant initia une procédure d’exécution forcée contre les deux ministères, afin recouvrer la somme allouée de 62 409,67 TRY, plus 126 144,83 TRY, au titre des intérêts échus et 6 092,77 TRY, pour les frais judiciaires. Toutefois, cette démarche n’aboutit pas car dans l’intervalle, le 30 janvier 2009, à la demande des ministères en cause, le Conseil d’État avait décidé qu’il fût sursis à l’exécution du jugement.

    57.  Le 1er avril 2009, le requérant contesta cette décision qui, selon lui, n’était pas motivée et ne pouvait que prolonger davantage la procédure.

    Le 22 juillet 2009, le Conseil d’État se prononça sur le sursis à exécution ; il écarta les arguments du requérant et confirma le maintien de cette mesure.

    58.  Par un arrêt du 28 novembre 2011, le Conseil d’État accueillit les moyens de la partie défenderesse et infirma le jugement attaqué en tant qu’il donnait gain de cause au requérant.

    D’après le Conseil d’État, une opération devenue inévitable pour restaurer l’ordre et la discipline dans un établissement pénitentiaire ne pouvait permettre de préjuger qu’il y ait forcément eu des agissements fautifs dans l’exécution du service public en question.

    59.  Après avoir résumé la version officielle sur le déroulement des évènements, le Conseil d’État précisa que le requérant avait été condamné pour appartenance à une organisation terroriste et se trouvait incarcéré dans le dortoir D-3 ; avant qu’une opération anti-émeute ne s’impose, il avait « de temps en temps participé aux mouvements de grève de la faim et aux protestations contre le recensement » des dortoirs. Nombre de procès-verbaux indiquaient « qu’avant l’opération, le requérant se trouvait parmi les détenus porte-paroles du dortoir D-3 qui avaient empêché la fermeture du portail d’accès ».

    Ensuite, le Conseil d’État relata les interventions effectuées dans les différents locaux de la prison, observant que, « pendant trois jours, le requérant avait résisté aux forces de l’ordre, contrairement à certains détenus qui s’étaient rendus » ; alors que son dortoir D-3 avait été évacué, « il avait encore refusé de se rendre et était passé au bloc B pour continuer la résistance ». Les insurgés avaient finalement été « coincés dans le réfectoire, les dortoirs et les bains sis à l’étage inférieur du bloc B », mais pour briser la résistance, les forces de l’ordre avaient dû ouvrir une brèche au plafond dudit bloc et procéder à « l’application de gaz lacrymogène dans le réfectoire, les dortoirs et l’aire principale ».

    60.  Ainsi, la haute juridiction parvint à la conclusion suivante :

    « il est établi qu’en l’espèce le demandeur a agi avec les insurgés qui ont résisté aux forces de l’ordre et qui sont entrés en confrontation armée, que pendant l’opération qui avait duré trois jours, il a refusé d’obéir aux ordres de reddition, et qu’il a été blessé lors des confrontations ».

    Le Conseil d’État expliqua que le comportement fautif du requérant avait donc entraîné la rupture du lien de causalité entre son préjudice et les actes des forces de l’ordre, lesquelles avaient au demeurant été acquittées du chef de recours à la force disproportionnée ; selon la haute juridiction, aucun acte susceptible d’engager la responsabilité de l’administration ne pouvait donc être établi relativement aux décès et blessures déplorés pendant l’opération, et dont les auteurs demeuraient inconnus. Aussi fallait-il débouter le requérant de ses demandes pour absence d’une faute quelconque imputable à l’administration.

    61.  Le 18 mai 2012, le requérant introduisit un recours en rectification, affirmant que l’arrêt s’appuyait sur un raisonnement contraire aux réalités de la vie ou au sens commun en l’annonçant comme le seul coupable de ce dont il a été victime. Selon lui, il était insensé de suggérer :

    -  qu’il devait répondre de l’incapacité totale des dirigeants du pays et de l’administration pour prévenir cette tension violente qui s’était envenimée pendant une décennie avant d’en venir là ;

    -  qu’il avait dû trouver le moyen de se sortir sain et sauf d’une atmosphère d’enfer, et il avait dû se réfugier dans le gymnase pour assurer sa propre sécurité puis celle des grévistes de la faim exposés à des centaines de grenades de lacrymogène.

    Du reste, le motif tiré de son prétendu « refus de reddition », dans une prison où il n’y avait nulle part où aller eu égard aux tirs tous azimuts, était selon lui tout simplement incompréhensible.

    62.  Par un arrêt du 10 décembre 2013, le recours du requérant fut rejeté et le dossier renvoyé devant le tribunal administratif de Çanakkale.

    Par un mémoire du 22 mai 2012, le requérant pria les juges de revenir à leur jugement initial.

    Cette procédure est encore pendante.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS

    A.  Droit interne

    63.  Concernant la description du droit interne et notamment les attributions de la police et des forces d’intervention rapide dans le cadre des luttes anti-émeutes, telles que fixées par la loi no 2559 du 14 juillet 1934, la Cour renvoie, entre autres, aux arrêts Abdullah Yaşa et autres c. Turquie (no 44827/08, §§ 23 à 28, 16 juillet 2013, et Ataykaya c. Turquie (no 50275/08, §§ 30 à 35, 22 juillet 2014).

    64.  Il faut rappeler que l’article 25 de ladite loi confère aux gendarmes les mêmes compétences et devoirs que ceux des policiers dans les endroits où il n’y a pas de présence policière.

    L’article 17 de la directive, édictée par le ministère de l’Intérieur, relative aux établissements pénitentiaires, à la protection extérieure des maisons d’arrêt et à la sécurité des détenus et condamnés lors des transferts et transports, définit les obligations des gendarmes amenés à intervenir lors de la survenance d’une dispute ou d’une émeute au sein d’un établissement pénitentiaire. Aux termes de cette disposition, si, après un avertissement, une dispute ou un soulèvement se poursuit, il est fait usage de bombes lacrymogènes, de crosses, de matraques pour tenter d’y mettre fin et d’obliger les condamnés à retourner dans leurs cellules. Si cela reste sans effet, on peut avoir recours à des armes à feu dans les conditions prévues par la loi.

    Cette directive puise dans la lex generalis en la matière, à savoir la loi no 2803 du 12 mars 1983 sur l’organisation, la compétence et les attributions de la gendarmerie. L’article 7 a) de cette loi donne pour mission aux gendarmes de prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics ainsi qu’à la prévention de la commission de délits et, plus particulièrement, à la sécurité externe des maisons d’arrêt et des prisons. Dans ce contexte, l’article 11 de cette loi habilite les gendarmes à faire usage d’armes à feu dans l’exercice de leurs fonctions, selon les cas prévus par les lois à cette fin.

    65.  Le règlement du 3 novembre 1983 sur l’application de la loi no 2803 précise, dans son article 39 k), que les gendarmes peuvent faire usage d’armes pour la répression d’émeutes, de troubles ou de soulèvements dans les établissements pénitentiaires, sous réserve que cela s’impose pour leur légitime défense ou pour parer à une attaque contre la vie d’autrui qu’on ne saurait éviter autrement.

    En vertu de l’article 40 dudit règlement, recourir à une arme à feu ne veut pas forcément dire faire feu, un tir étant à considérer en ultime ressort. Avant cela, la priorité doit être donnée à l’usage des moyens de défense non létaux, propres à contenir et à contrôler l’individu. Cet article indique d’ailleurs que le terme « arme » peut désigner non seulement les armes à feu mais aussi les armes neutralisantes telles que les matraques, les bombes à gaz, les fumigènes et les jets d’eau.

    L’article 65 du règlement met en application l’article 7 a) susmentionné de la loi no 2803. Cette disposition prévoit qu’aux fins de la sécurité externe des établissements pénitentiaires, il appartient à la gendarmerie de déployer des unités organisées selon les spécificités de chaque établissement. Les gendarmes ainsi missionnés ont pour tâche de prendre des mesures de sécurisation externe, propres à prévenir toute évasion. Les gendarmes interviennent seulement, à la demande des responsables pénitentiaires, en cas d’actions généralisées ou de troubles que les fonctionnaires en poste ne seraient pas en mesure de réprimer. Ils sont également tenus d’empêcher l’intrusion dans l’établissement des armes, outils et objets interdits.

    Il est interdit aux gendarmes en faction d’entrer en contact avec les détenus et de s’immiscer dans les affaires internes de l’établissement. Les gendarmes ne peuvent en aucun cas être employés pour les travaux internes de l’établissement ni en tant que gardiens.

    66.  Pour ce qui est des normes nationales et internationales relatives au recours aux différents types de gaz par les forces de l’ordre, voir l’arrêt précité Abdullah Yaşa et autres (§§ 29 et 30), étant entendu que la circulaire E.G.M. Genelge n: 19 du 15 février 2008 qui y est mentionnée n’était pas en vigueur à l’époque des faits de la présente cause.

    À cet égard, il convient également de rappeler les « Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois », adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants (La Havane - 27 août au 7 septembre 1990). Ces principes se trouvent récapitulés dans l’arrêt Finogenov et autres c. Russie (nos 18299/03 et 27311/03, §§ 62-63, 20 décembre 2011).

    B.  Rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants

    67.  Le rapport du 13 décembre 2001 du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT/Inf (2001) 31) relatif aux opérations menées par les forces de l’ordre le 19 décembre 2000 dans les prisons turques est résumé dans l’arrêt İsmail Altun c. Turquie (no 22932/02, § 57, 21 septembre 2010).

    EN DROIT

    I.  L’OBJET DU LITIGE

    68.  Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant allègue avoir perdu son bras droit en raison de la force disproportionnée utilisée par les gendarmes lors de l’opération anti-émeute. Il soutient que ces derniers, par un recours aveugle à des grenades lacrymogènes et armes à feu, ont mis sa vie en danger.

    69.  Deuxièmement, sous l’angle de l’article 3, le requérant se plaint d’avoir été délaissé au terme de ladite opération durant plusieurs heures avant de recevoir les premiers soins médicaux et affirme que c’est ce retard qui aurait entraîné l’amputation de son bras.

    70.  Au regard de cette même disposition, le requérant estime en outre que sa détention dans une cellule individuelle pendant plusieurs mois, alors que son handicap l’empêchait de faire face à ses besoins personnels, s’analyse en un traitement dégradant.

    71.  Le requérant se plaint également de l’absence de mécanismes et de procédures d’enquête indépendants et impartiaux, au mépris des principes dégagés à cet égard des articles 2 et 3.

    72.  Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 b) de la Convention, il tire aussi argument d’un défaut présumé d’équité de la procédure pénale diligentée contre les membres des forces de l’ordre. Il soutient que la confidentialité de cette procédure l’aurait privé de son droit d’accès à un tribunal ainsi que du bénéfice d’un procès public, en ce qu’il aurait été empêché d’avoir connaissance du dossier en question et de s’enquérir de l’état d’avancement de la procédure.

    Il se plaint par ailleurs de la durée du procès en cause, lequel demeure toujours pendant.

    73.  Enfin, le requérant allègue avoir été privé d’une voie de recours effective, comme le veut l’article 13, pour faire valoir ses allégations contre les forces de l’ordre ayant participé à l’opération.

    74.  Le Gouvernement combat ces thèses.

    75.  Au regard du premier grief (paragraphe 68 ci-dessus), la Cour rappelle que, lorsqu’il n’y a pas décès de la victime, c’est dans des circonstances exceptionnelles que des sévices corporels subis du fait des agents de l’État peuvent s’analyser en une violation de l’article 2 de la Convention, tout dépendant, entre autres, du degré et du type de la force utilisée ainsi que des intentions et du but non équivoques sous-jacents à l’emploi de celle-ci (voir, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], n22277/93, § 76, CEDH 2000-VII, Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004-XI, Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 40, 23 février 2006, et Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 89, 20 mai 2010).

    76.  La Cour s’est déjà prononcée sur l’applicabilité de cette disposition dans le cadre des affaires dirigées contre la Turquie, relativement aux opérations anti-émeutes menées en 1996, dans la prison de Diyarbakır (Ceyhan Demir et autres c. Turquie, no 34491/97, 13 janvier 2005, Gömi et autres c. Turquie, no 35962/97, 21 décembre 2006, Perişan et autres, précité, et Yerme c. Turquie, no 3434/05, 24 juillet 2012) ainsi qu’à celles « de retour à la vie » du 19 décembre 2000, lancées dans plusieurs prisons (Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, 23 juin 2009, İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, 21 septembre 2010, Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, 12 avril 2011, Saçılık et autres c. Turquie, nos 43044/05 et 45001/05, 5 juillet 2011, Düzova c. Turquie, no 40310/06, 5 juin 2012, Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no 48887/06, 10 juillet 2012, Şat c. Turquie, no 14547/04, 10 juillet 2012, Erol Arıkan et autres c. Turquie, no 19262/09, 20 novembre 2012, Mimtaş c. Turquie, no 23698/07, 19 mars 2013, et Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, 10 décembre 2013).

    Parmi ces affaires, ne sont guère pertinentes pour l’examen de la présente cause celles où il y avait eu mort d’homme résultant d’un traumatisme corporel général (Ceyhan Demir et autres, précité), celles où les victimes ayant survécu à de violences ont fait uniquement valoir l’article 3 de la Convention (Keser et Kömürcü et Mimtaş, Saçılık et autres, précités) et celles où les victimes étaient décédés ou avaient subi des blessures dues à des incidents collatéraux (Makbule Akbaba et autres, précité, et Erol Arıkan et autres, précité - en tant qu’il concernait la requérante Hacer Arıkan).

    77.  Pour ce qui est des autres affaires de cette catégorie, ayant impliqué des requérants qui ont finalement eu la vie sauve, la Cour a déjà conclu à l’applicabilité de l’article 2 lorsque c’est l’usage d’une arme à feu qui avait été à l’origine des blessures en cause, indépendamment de la question de savoir si le pronostic vital de la vicitime avait été engagé (Erol Arıkan et autres, précité - en tant qu’il concernait le requérant Erol Arıkan - ; İsmail Altun, précité) ou non (voir les arrêts Leyla Alp et autres - en tant qu’il concernait la requérante Meral Kıdır -, Erol Arıkan et autres - en tant qu’il concernait le requérant Turhan Tarakçı -, Şat, Düzova, et Peker, précités).

    En effet, dans ces affaires, la Cour, tenant dûment compte des circonstances ayant entouré le déroulement des opérations litigieuses, a considéré que - indépendamment de la question de la présence ou de l’absence d’un tel pronostic - l’utilisation d’armes à feu en milieu carcéral était, en soi, « potentiellement meurtrière » (voir, par exemple, les arrêts précités ; Peker (no 2), § 41, Düzova, § 71, Şat, §§ 60 et 62, et Leyla Alp et autres, § 65).

    78.  En revanche, sur la question de savoir si la force utilisée était « potentiellement meurtrière » dans le contexte des précédents qui portaient sur l’usage d’autres armes et munitions neutralisantes, par définition non-létales, - telles que des matraques, des bombes lacrymogènes, des lance-eaux etc. -, la Cour a déjà dit que c’est plutôt la circonstance que les jours de la victime soient mis en danger qui avait une importance déterminante (voir Perişan et autres, précité, §§ 88 à 90, concernant les cinq requérants grièvement blessés par des matraques et barres de fer ; pour le principe, voir Düzova, précité, § 69, et Şat, précité, § 60, avec d’autres références).

    Par comparaison à l’affaire Perişan et autres, le cas d’espèce concerne l’usage de grenades lacrymogènes. En fait, le matin du troisième jour de l’opération, le requérant a été touché au niveau de l’avant-bras droit (paragraphe 14 ci-dessus) par une cartouche de grenade lacrymogène, non-explosée, tirée à l’aide d’un lance-grenades montée sur un fusil d’assaut M-16 (paragraphe 11 in fine ci-dessus) ; en raison notamment du syndrôme de compartiment résultant des fractures et de l’impact brûlant du projectile, le pronostic vital du requérant a été engagé (paragraphes 19, 20 et 25 in fine ci-dessus). Il n’est pas contesté par le Gouvernement que l’intéressé a été blessé par un tir provenant des forces de l’ordre.

    79.  S’il est généralement reconnu que le recours aux gaz lacrymogènes et/ou fumigènes font, en principe, partie des moyens autorisés à des fins de maintien de l’ordre public, y compris de lutte anti-émeutes sur le plan intérieur (Abdullah Yaşa et autres, précité, § 40, avec d’autres références), il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là de substances potentiellement dangereuses, susceptibles de s’avérer fatales, tout dépendant, entre autres, de leur composition chimique et de la condition physique de la personne qui est touchée (Finogenov et autres, précité, §§ 200, 202 et 203).

    Cependant, dans la présente affaire, la question centrale n’est pas celle de l’utilisation de gaz lacrymogènes, mais celle du lancement d’une grenade lacrymogène en direction des détenus réfugiés dans le gymnase du Bloc B, dont le requérant. Or, comme la Cour l’a déjà souligné, un « tir direct et tendu d’une grenade lacrymogène au moyen d’un lanceur » ne saurait être considéré comme une action adéquate, dès lors qu’elle fait naître le risque d’entraîner de graves lésions, comme en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Iribarren Pinillos c. Espagne, no 36777/03, §§ 9 et 51, 8 janvier 2009, et Abdullah Yaşa et autres, précité, §§ 42 et 48), voire de causer la mort (Ataykaya c. Turquie, précité, §§ 7 et 56).

    80.  Par conséquent, compte tenu de la dangerosité du matériel et de la manière avec laquelle il a été utilisé, ainsi que du fait que la blessure ainsi causée au requérant a engagé son pronostic vital, la Cour est d’avis que le volet matériel de l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer quant au premier grief, ce qu’au demeurant le Gouvernement ne conteste pas.

    81.  Pour ce qui est des deuxième et troisième griefs, relatifs à l’absence de soins médicaux d’urgence et aux conditions de détention ultérieures (paragraphes 69 et 70 ci-dessus), ils relèvent assurément du volet matériel de l’article 3 de la Convention (Keser et Kömürcü, § 37, İsmail Altun, § 86, Düzova, § 105, Şat, § 84, et Erol Arıkan et autres, §§ 95, 96, tous précités).

    82.  Quant au grief tiré du caractère prétendument ineffectif de l’enquête pénale menée sur le plan national (paragraphe 71 ci-dessus) et ceux formulés au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 b) (paragraphe 72 ci-dessus), ils tombent sous le coup des exigences procédurales des articles 2 et/ou 3 de la Convention selon le cas (Perişan et autres, précité, § 61), sachant que celles-ci s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque, comme en l’espèce, elles ont entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales (voir, entre autres, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, §§ 65, 66, CEDH 2006-XII (extraits), et Dimitrov et autres c. Bulgarie, no 77938/11, §§ 142, 143, 1er juillet 2014).

    83.  Le dernier grief, qui porte exclusivement sur le procès diligenté contre les gendarmes (paragraphe 73 ci-dessus), appelle lui aussi un examen sous le volet procédural des articles 2 et/ou 3, mais pas de l’article 13, le requérant ne se plaignant pas de l’impossibilité pour lui de se prévaloir du système de réparation pécuniaire qui doit être mis en place dans ces domaines au titre de l’article 13 (voir, par exemple, Ölmez c. Turquie, no 39464/98, § 67, 20 février 2007, Fahriye Çalışkan c. Turquie, no 40516/98, § 45, 2 octobre 2007, Keser et Kömürcü, précité, § 37, Perişan et autres, ibidem, et Abdullah Yaşa et autres, précité, § 31).

    84.  En somme, la Cour est donc invitée à dire si les faits de l’espèce révèlent des manquements par les autorités de l’État défendeur aux obligations tant matérielles que procédurales qui leur incombent en vertu des articles 2 et 3 de la Convention, ainsi libellés :

    Article 2

    « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

    2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

    a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

    b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

    c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

    Article 3

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    A.  Sur l’épuisement des voies de recours internes

    1.  Arguments des parties

    85.  Se référant notamment aux arrêts Ahmet Sadık c. Grèce (15 novembre 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996-V) et Çakar c. Turquie (no 42741/98, § 30, 23 octobre 2003), le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, soutenant que le requérant aurait omis « de soulever devant les instances nationales » les griefs que la Cour est maintenant appelée à connaître.

    86.  Dans le même contexte, le Gouvernement fait également remarquer que le requérant a introduit sa Requête sans attendre l’issue de l’action publique, encore pendante devant la cour d’assises de Çanakkale, ni de sa propre action de pleine juridiction, toujours en cours.

    87.  Le requérant estime que ces arguments ne résistent pas à l’examen, compte tenu justement de la plainte pénale déposée et de l’action administrative introduite par ses soins ; selon lui, il n’avait pas à attendre la clôture de ces procédures infructueuses qui perdurent depuis plus de treize ans.

    2.  Appréciation de la Cour

    88.  En ce qui concerne la première branche de l’exception préliminaire (paragraphe 85 ci-dessus), la Cour note que, le 14 mai 2001, le requérant a formellement porté plainte, en faisant valoir ses doléances à l’endroit des ministères de la Justice et de l’Intérieur ainsi que des membres des forces de l’ordre qu’il tenait pour responsables de la perte de son bras et de la mise en danger de sa vie (paragraphe 31 ci-dessus).

    Il a ainsi dûment emprunté la voie pénale - qui, en l’espèce, constitue en soi un recours efficace et suffisant au regard de l’article 2 (voir parmi beaucoup d’autres, Sevgi Erdoğan c. Turquie (déc.), no 28492/95, 21 septembre 1999, Halit Dinç c. Turquie (déc.), no 32597/96, 7 juin 2005, et Leyla Alp et autres, précité, § 62).

    Quels que soient l’état actuel et les résultats de cette procédure, le requérant doit passer pour avoir donné aux autorités judiciaires de son pays l’occasion de redresser les violations alléguées de l’article 2, conformément à la finalité de l’article 35 § 1.

    89.  Pour ce qui est de la seconde branche de l’exception (paragraphe 86 ci-dessus), qui donne à penser que la Requête serait prématurée, la Cour estime qu’il s’agit là d’une question étroitement liée à l’effectivité de la procédure pénale susmentionnée, donc au fond des griefs tirés du manquement allégué des autorités aux obligations procédurales que leur imposent l’article 2 (voir, par exemple, Ceyhan Demir et autres, précité, §§ 89 et 90, et Perişan et autres, précité, § 66, ainsi que les références qui y figurent).

    90.  Partant, la Cour rejette la première branche de l’exception du Gouvernement et joint la seconde au fond.

    Pour le reste, constatant que cette partie de la Requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité prévu par l’article 35, elle la déclare recevable.

    B.  Sur le bien-fondé

    1.  Quant au volet matériel

    a.  Arguments des parties

    91.  Le requérant affirme que les autorités nationales, notamment pénitentiaires, sont tenues de protéger non seulement la vie mais aussi l’intégrité tant physique que psychique des personnes sous leur contrôle. Selon lui, dès lors qu’il n’avait eu aucune implication dans l’action de grève de la faim incriminée ni dans la survenance des incidents en cause en l’espèce, le Gouvernement ne saurait se retrancher derrière le but prétendument légitime de cette opération pour se soustraire à son obligation de protection.

    92.  Le Gouvernement rétorque qu’au regard des principes posés par la Cour dans des affaires comparables (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 146-149 et 194, série A no 324, et Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 79, Recueil 1998-IV), aucun problème ne se pose en l’espèce au regard de la Convention.

    Il souligne que l’intervention litigieuse s’inscrivait dans le cadre d’une série d’opérations qui ont dû être lancées dans certains établissements pénitentiaires pour y rétablir l’ordre et, notamment, pour protéger la vie des détenus grévistes de la faim, dont l’état de santé ne cessait de s’aggraver. Dans ce contexte, qu’une grenade lacrymogène ait sérieusement blessé le requérant devrait s’analyser en un accident malencontreux n’affectant en rien la nécessité et la proportionnalité de la force utilisée en l’espèce afin de réprimer l’émeute (Perk et autres c. Turquie, no 50739/99, §§ 53-55, 28 mars 2006).

    b.  Appréciation de la Cour

    93.  La Cour note d’emblée que l’opération anti-émeutes dénoncée en l’espèce est celle déjà examinée dans l’affaire Leyla Alp et autres c. Turquie (arrêt précité, §§ 8 et 10) et que la procédure pénale actuellement pendante au niveau interne en est toujours au même stade (paragraphe 49 ci-dessus) auquel elle se trouvait au moment du prononcé de l’arrêt rendu dans cette affaire (Leyla Alp et autres, précité, §§ 52 et 53). En outre, rien ne permet non plus de distinguer la situation du requérant de celle de Mme Meral Kıdır (paragraphe 77 in limine ci-dessus), laquelle avait été blessée par arme à feu, lors de cette même opération (Leyla Alp et autres, précité, § 64 ; pour un cas comparable, examiné sous l’angle de l’article 3, voir Sambor c. Pologne, no 15579/05, §§ 36 à 39, 1er février 2011).

    94.  Dans l’arrêt Leyla Alp et autres, la Cour s’est déclarée convaincue que les investigations menées en l’occurrence avaient permis de faire la lumière sur les circonstances exactes ayant entouré les incidents (arrêt précité, §§ 68 à 84 ; comparer avec Saçılık et autres, précité, §§ 9, 107 et 108). La Cour s’exprima notamment ainsi :

    « 85. À la lumière des éléments dont elle dispose et au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’aucune donnée convaincante susceptible de l’amener à s’écarter des constations et conclusions des juridictions nationales n’a été portée à sa connaissance. Aussi estime-t-elle établi que l’usage de la force employée lors de la conduite de l’opération n’a pas été disproportionné au but recherché, à savoir « la répression d’une émeute » et/ou « la défense de toute personne contre la violence ». »

    95.  Les arguments du requérant (paragraphe 91 ci-dessus) ne lui permettant point de distinguer le cas d’espèce de l’affaire de Mme Meral Kıdır, la Cour conclut que, pour les motifs retenus dans l’arrêt Leyla Alp et autres c. Turquie, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.

    2.  Quant au volet procédural

    a.  Arguments des parties

    96.  Le requérant fait d’abord remarquer que, si autant de personnes ont été déférées devant la justice, aucune mesure n’a été prise à l’encontre des ministères de la Justice et de l’Intérieur, contre lesquels il avait également dirigé sa plainte.

    Concernant son propre cas, le requérant observe que rien dans le dossier de ce procès n’indique qu’on ait à ce jour cherché à identifier l’agent qui lui a tiré dessus, ce qui serait désormais impossible. Selon lui, en tout état de cause ce procès ne saurait aboutir, car non seulement il est improbable que les magistrats arrivent à recueillir la défense des centaines d’appelés qui ont quitté l’armée il y a longtemps, avant que l’action ne soit éteinte par prescription, mais aussi parce qu’en dernier lieu la Cour de cassation a ouvertement ordonné que les membres des forces de l’ordre soient acquittés pour légitime défense.

    97.  Pour ce qui est de la procédure administrative, le requérant estime que dorénavant celle-ci est également vouée à l’échec, le Conseil d’État ayant récemment conclu à l’absence d’un méfait quelconque de nature à engager la responsabilité de l’administration par rapport au déroulement de l’opération et ayant estimé qu’il ne devait s’en prendre qu’à lui-même pour l’amputation de son bras, en raison de son rôle actif dans l’émeute.

    98.  De son côté, le Gouvernement estime qu’à la lumière de la jurisprudence pertinente en matière des obligations procédurales (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV, Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96 et 97, 4 mai 2001, et Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, §§ 137 et 139, CEDH 2002-IV), l’ensemble des investigations et procédures entamées en l’espèce devraient passer pour exemptes de toute reproche. Il en veut pour preuve l’action publique ouverte contre tous les protagonistes, dont tous les membres des forces de l’ordre ayant participé à l’opération. Selon lui, si pareil résultat a été atteint, c’est parce que les autorités d’enquête ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour collecter les preuves et réunir les expertises nécessaires pour établir la vérité.

    99.  Le Gouvernement estime que le requérant est malvenu de critiquer la durée de ce procès ou le fait que celui-ci soit toujours pendant ; en effet, il s’agirait là d’une procédure qui implique 563 prévenus, quatre-vingt-trois plaignants et trente-quatre parties intervenantes, et qui soulève des questions de fait et de droit très complexes.

    b.  Appréciation de la Cour

    100.  La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, implique et exige de mener une forme d’enquête efficace, non seulement lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (McCann et autres, précité, § 161, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I), mais aussi lorsque, comme en l’espèce, la force employée a mis la vie de la victime en péril (voir, entre autres, İsmail Altun, précité, § 80).

    L’enquête doit être effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances de l’affaire et d’identifier et de sanctionner les responsables (voir, par exemple, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999-III). S’il ne s’agit pas là d’une obligation de résultat, mais de moyens, il n’en demeure pas moins que les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question.

    Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité (voir, parmi beaucoup d’autres, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 113, CEDH 2005-VII, İsmail Altun, précité, § 80, et Leyla Alp et autres, précité, § 97).

    101.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière ; toutefois, une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière - et/ou potentiellement meurtrière -, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (parmi d’autres, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III, et les arrêts précités İsmail Altun, § 81, Perişan et autres, § 103, et Leyla Alp et autres, § 98).

    102.  Comme déjà observé dans l’affaire Leyla Alp et autres (précité, §§ 100 et 101) et confirmé précédemment (paragraphes 94 et 95 ci-dessus), les démarches entreprises en l’espèce par les autorités chargées de l’enquête préliminaire à la suite de l’opération litigieuse, et par les juges du fond pendant le procès diligenté contre les membres des forces de l’ordre, ne prêtent pas à controverse quant à l’établissement des faits de la cause.

    Cependant, compte tenu de l’exigence de célérité et de diligence susmentionnée (paragraphe 101 ci-dessus) et compte dûment tenu des difficultés rencontrées dans la conduite de cette procédure en raison notamment du nombre important de personnes impliquées et de la complexité de l’affaire (Leyla Alp et autres, précité, § 102), il suffit d’observer qu’à ce jour - plus de 13 ans et huit mois après les événements - le procès demeure toujours pendant devant la juridiction de première instance (paragraphe 49 ci-dessus) et qu’il n’a pas enregistré le moindre progrès tangible et fiable susceptible de conduire à l’établissement des éventuelles responsabilités des mis en cause (voir, pour une situation comparable, Ceyhan Demir et autres, précité, §§ 10 et 111, et Perişan et autres, § 103).

    103.  Cette observation dispense la Cour d’examiner plus avant l’argument du requérant, selon lequel cette procédure dilatoire serait promise à la prescription (paragraphe 96 in fine ci-dessus).

    104.  Ladite observation dispense également la Cour de se pencher sur la procédure administrative d’indemnisation, quand bien même il conviendrait de préciser que celle-ci dure depuis environ 13 ans (paragraphe 62 ci-dessus) et, à l’instar du procès pénal (paragraphe 102 ci-dessus), n’a toujours pas permis d’affirmer ou d’écarter les allégations formulées à l’endroit des parties défenderesses du fait de la blessure infligée au requérant. Le Conseil d’État ayant en dernier lieu considéré, sans s’en expliquer et quelque peu hâtivement (mutatis mutandis, Makbule Akbaba et autres, précité, § 41), que le requérant avait participé de son plein gré à l’émeute (paragraphes 59 et 60 ci-dessus), on ne saurait non plus escompter que les choses puissent changer pendant les phases de jugement à venir.

    105.  En somme, la Cour estime qu’à ce jour les investigations menées en l’espèce n’ont pas satisfait aux exigences de célérité et de diligence requises par l’article 2 de la Convention ; en conséquence, elle rejette la seconde branche de l’exception préliminaire du Gouvernement (paragraphes 89 et 90 ci-dessus - voir, mutatis mutandis, Makbule Akbaba et autres, précité, §§ 42 et 43) et conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    A.  Sur l’épuisement des voies de recours internes

    106.  Le Gouvernement renvoie à ses arguments précédents tirés de la règle de l’épuisement de voies de recours internes ainsi que du caractère prématuré de la présente Requête (paragraphes 85 et 86 ci-dessus).

    107.  Le requérant en fait de même (paragraphe 87 ci-dessus).

    108.  Pour ce qui est du grief formulé relativement au manque de soins médicaux urgents, la Cour observe que le 25 décembre 2003 le procureur de la République de Çanakkale a rendu un non-lieu quant à cette allégation et que rien n’indique que le requérant ait formé opposition contre cette ordonnance (paragraphe 33 ci-dessus). Cela étant, cette doléance ne saurait être rejetée à ce titre pour non-épuisement des voies de nature pénale (comparer avec Şat, précité, § 88 ; voir aussi Epözdemir c. Turquie (déc.), no 57039/00, 31 janvier 2002, et Kanlıbaş c. Turquie (déc.), no 32444/96, 28 avril 2005), dès lors que l’action de pleine juridiction entamée parallèlement par le requérant couvrait la doléance dont il s’agit (paragraphes 50 et 51 ci-dessus).

    109.  En effet, dans des situations comparables à celle de l’espèce, une procédure en responsabilité de l’administration est à considérer comme potentiellement effective (Iribarren Pinillos, précité, § 40), d’autant plus que cette solution cadre avec la jurisprudence afférente à l’obligation faite aux États de protéger la vie et la santé des personnes privées de leur liberté selon laquelle, lorsqu’un détenu, de son vivant, s’estime victime d’actes et omissions de nature médicale imputables aux fonctionnaires de l’État, la saisine - en l’occurrence - de la justice administrative se présente en Turquie comme un moyen de droit adéquat et pertinent (Gülay Çetin c. Turquie, no 44084/10, §§ 83 à 87, 5 mars 2013, avec d’autres références ; pour le principe général, voir Calvelli et Ciglio c. Italie ([GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I).

    Il en va de même pour ce qui est du grief tiré des conditions de détention, l’action administrative susmentionnée couvrant également ce grief.

    110.  En suivant le même raisonnement que précédemment (paragraphes 88 à 90 ci-dessus), la Cour écarte donc la première branche de l’exception du Gouvernement et estime qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur la seconde branche tirée du caractère prématuré de la Requête, pour les motifs qui seront exposés ci-après.

    B.  Sur le bien-fondé

    1.  Quant au volet matériel

    a.  Arguments des parties

    111.  Le requérant avance qu’il n’a reçu aucun traitement médical subséquent à son évacuation de la prison le matin du 21 décembre 2000 ; en réalité, il aurait dû attendre jusqu’à tard dans l’après-midi avant qu’on ne lui fît un pansement à l’hôpital de Çanakkale. Le traitement médical et les interventions chirurgicales, dignes de ce nom, n’auraient été assurés qu’à l’hôpital de Çapa, mais avec un retard inacceptable de deux jours, alors que son bras était déjà gangréné et ne pouvait plus être sauvé (paragraphe 21 ci-dessus).

    À ce sujet, le requérant déplore que le Gouvernement puisse vanter le don de sa prothèse, alors qu’en prison on lui a refusé toute éducation physiothérapeutique qui lui aurait permis de bien utiliser cet appareil, dont il n’a même pas été en mesure d’assumer les frais de révision.

    112.  Pour ce qui est des conditions de sa détention ultérieure dans la prison de type F à Edirne, le requérant s’en tient au fait que le Gouvernement n’a fourni aucune explication sur ce qu’il avait vécu entre le 14 février et 4 mai 2001, dans une cellule individuelle, alors qu’étant droitier depuis son enfance, il ne pouvait pas convenablement faire sa toilette, laver son linge, changer les draps ou se raser.

    113.  Selon le Gouvernement, s’il est déplorable que le requérant ait finalement été frappé d’un handicap, il n’en demeure pas moins qu’immédiatement après son évacuation, il s’est vu prodiguer in situ tous les soins médicaux urgents et a été transféré à l’hôpital aux fins d’une intervention chirurgicale ; l’État lui aurait de surcroît fourni gracieusement une prothèse.

    114.  S’agissant des conditions de détention du requérant, le Gouvernement affirme que, compte tenu justement de sa situation, celui-ci a été admis au bénéfice de mesures adéquates pour faciliter sa vie carcérale. À sa demande, l’intéressé a été transféré le 4 mai 2001 dans une cellule pour trois personnes (paragraphe 24 ci-dessus), où il est resté jusqu’à sa mise en liberté en date du 23 avril 2003. Selon le Gouvernement, le requérant ne saurait donc se prétendre victime d’une forme quelconque de mauvais traitements.

    b.  Appréciation de la Cour

    i.  Principes généraux

    115.  Pour les principes généraux, la Cour renvoie aux résumés fournis dans ses arrêts Liartis c. Grèce (no 16906/10, §§ 45, 46 et 48, 10 mai 2012) et Mkhitaryan c. Russie (no 46108/11, §§ 70-72, 5 février 2013) et, rappelant que le devoir de soigner la personne malade au cours de sa détention met à la charge de l’État les obligations particulières de veiller à ce que le détenu soit capable de purger sa peine, de lui administrer les soins médicaux nécessaires et d’adapter, le cas échéant, les conditions générales de détention à la situation particulière de son état de santé (Xiros c. Grèce, no 1033/07, § 73, 9 septembre 2010).

    ii.  L’absence alléguée d’assistance médicale suivant l’opération

    116.  Le manque de soins médicaux appropriés peut en principe constituer un traitement contraire à l’article 3 (İlhan c. Turquie, précité, § 87, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000-XI, Kalashnikov c. Russie, no 47095/99, § 95, CEDH 2002-VI, et Gennadiy Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 112, 10 février 2004). En la matière, la Cour exige tout d’abord l’existence d’un encadrement médical pertinent du malade et l’adéquation des soins médicaux prescrits à sa situation particulière (Liartis, précité, § 49, et Khatayev c. Russie, no 56994/09, § 84, 11 octobre 2011).

    117.  Nonobstant la difficulté évidente de déterminer cet élément d’« adéquation », la Cour considère que les autorités se doivent avant tout d’assurer qu’un diagnostic et une stratégie thérapeutique pertinents interviennent promptement, afin de traiter les problèmes de santé d’un détenu ou de prévenir que ceux-ci ne s’aggravent, et qu’il y ait - lorsque son tableau clinique l’exige - une surveillance médicale régulière et systématique du patient (voir, entre autres, Sarban c. Moldova, no 3456/05, § 79, 4 octobre 2005, et les références qui y figurent ; Mkhitaryan, précité, § 73).

    118.  L’efficacité du traitement dispensé présuppose ainsi que les autorités pénitentiaires offrent au détenu les soins médicaux prescrits par des médecins compétents (Soysal c. Turquie, no 50091/99, § 50, 3 mai 2007, et Gorodnitchev c. Russie, no 52058/99, § 91, 24 mai 2007). La diligence et la fréquence avec lesquelles ces soins sont dispensés sont deux autres éléments à prendre en compte pour mesurer la compatibilité du traitement médical avec les exigences de l’article 3, étant entendu que ces deux facteurs ne sont pas évalués par la Cour en des termes absolus, mais en tenant compte chaque fois de l’état particulier de santé du détenu (Iorgov c. Bulgarie, no 40653/98, § 85, 11 mars 2004, Rohde c. Danemark, no 69332/01, § 106, 21 juillet 2005, Serifis c. Grèce, no 27695/03, § 35, 2 novembre 2006, Sediri c. France (déc.), no 4310/05, 10 avril 2007, et Liartis, précité, ibidem).

    119.  En général, la dégradation de la santé du détenu ne joue pas en soi un rôle déterminant quant au respect de l’article 3, la Cour ayant pour tâche d’examiner à chaque fois si pareille dégradation était imputable à des lacunes dans les soins médicaux dispensés (Kotsaftis c. Grèce, no 39780/06, § 53, 12 juin 2008) et quel standard de traitement médical s’imposait en l’occurrence (Mkhitaryan, précité, § 74).

    120.  Quant aux faits de la cause, la Cour observe que, le 21 décembre 2000, l’opération anti-émeute s’est de facto progressivement terminée entre 11 h 30 et 12 h 15, à savoir l’heure de l’évacuation complète du site (paragraphe 15 ci-dessus). D’après le compte rendu de l’opération, rédigé vers 14 heures, plus de vingt détenus, dont le requérant, ont été transportés aux urgences de l’hôpital civil de Çanakkale, à partir de 12 h 15 (paragraphe 15 in fine ci-dessus). Selon le procès-verbal relatif à la transmission au parquet de la cartouche extraite du bras du requérant, celui-ci a été conduit à l’hôpital « aux alentours de 11 heures » (paragraphe 20 in fine ci-dessus). Toutefois, le requérant allègue avoir été délaissé dans le jardin de la prison pendant quatre ou cinq heures, sans recevoir aucun soin (paragraphes 69 et 111 ci-dessus).

    À ce sujet, il convient de s’en tenir au certificat de prise en charge émis par l’hôpital civil de Çanakkale, sachant que la date et l’heure de signature de ce document, à savoir « le 21 décembre 2000, 13 h 40 », sont également ceux retenus dans l’affaire de Mme Meral Kıdır (Leyla Alp et autres, précité, § 18). En l’absence d’autres éléments susceptibles de réfuter cette information, la Cour estime donc pouvoir tenir pour établi que le requérant a été examiné puis opéré par les médecins de cet hôpital, non pas vers 16 ou 17 heures comme il le prétend, mais avant 13 h 40, ce qui ne saurait représenter un retard sensible.

    Compte tenu du fait que, dans de telles situations, un certain désordre organisationnel est inévitable, la Cour estime que l’opération de secours mise en œuvre en l’espèce ne soulève néanmoins aucune question sérieuse au regard de l’article 3 (comparer avec Finogenov et autres, précité, § 266).

    121.  En ce qui concerne l’adéquation et l’étendue des soins médicaux prodigués à l’hôpital civil de Çanakkale, la Cour note que, contrairement à ce que le requérant semble suggérer (paragraphe 111 ci-dessus), ils sont allés bien au-delà d’un pansement. En l’occurrence, les médecins ont réalisé une intervention chirurgicale, aussi capitale que difficile, afin d’extraire la cartouche et d’endiguer le syndrome de compartiment ostéo-fascial, à l’origine même de l’engagement du pronostic vital du requérant (paragraphes 19 in limine et 20 ci-dessus).

    122.  Quant à l’épisode subséquent, la Cour note qu’en dépit de la prescription des médecins susmentionnés, le transfert post-opératoire du requérant au service de chirurgie plastique d’un hôpital universitaire n’ait eu lieu que le 23 décembre, soit avec un retard d’une trentaine d’heures (paragraphe 21 ci-dessus - comparer avec İlhan c. Turquie précité, §§ 24 et 87 ; Mkhitaryan c. Russie, précité, § 79, et Liartis, précité, § 58), au motif que le premier hôpital désigné ne disposait pas de facilités pour les détenus (voir, pour un cas comparable, Chadli Sediri c. France (déc.), no 44310/05, 10 avril 2007).

    Si le tableau clinique du requérant indiquait un risque réel et imminent de nécrose, tout retard dans l’enchaînement des soins ultérieurs pouvait sans doute jouer dans l’aggravation dudit risque. Cependant, il convient de souligner que pendant ce laps de temps, le requérant est resté sous surveillance médicale constante et que, dans le cadre du traitement mis en place à l’hôpital de Cerrahpaşa - que le requérant ne critique point (paragraphe 111 ci-dessus) -, les médecins avaient bien estimé pouvoir attendre jusqu’au 5 janvier 2001 avant de décider d’une amputation. Force est donc de conclure que, aux yeux de ces médecins, le retard de transfèrement dénoncé en l’espèce n’a pas été un facteur décisif pour établir leur stratégie thérapeutique ; aussi ce retard ne saurait-il être qualifié de sensible, au regard de l’article 3 (voir, dans le même sens, les arrêts précités, Erol Arıkan et autres, § 101, Şat, § 87, İsmail Altun, § 90).

    123.  Du reste, la Cour n’a pas à apprécier la pertinence et l’ampleur des soins post-opératoires fournis à compter de cette date à Çapa puis à l’hôpital civil de Sağmalcılar, jusqu’au 13 février suivant (paragraphe 22 ci-dessus), étant donné que le requérant n’en tire pas grief.

    124.  Rien dans le dossier ne permet donc de remettre en cause l’adéquation et l’étendue des soins médicaux prodigués au requérant ni les compétences du personnel médical et des établissements hospitaliers appelés à intervenir à cette fin.

    Il convient en outre de rappeler qu’en l’espèce les autorités ont fourni ex gratia au requérant une prothèse myoélectrique (paragraphes 25 et 26 ci-dessus - comparer avec Vladimir Vassilyev c. Russie, no 28370/05, §§ 68 et 69, 10 janvier 2012), ce qui, nonobstant les critiques de l’intéressé à ce sujet (paragraphe 111 in fine ci-dessus), reste une initiative qui cadre avec les mesures que l’article 3 préconise en la matière (Zarzycki c. Pologne, no 15351/03, §§ 21 à 24, 12 mars 2013).

    125.  Au vu des considérations qui précèdent, la Cour considère que le traitement dénoncé n’a pas atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.

    Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    iii.  Conditions matérielles de la détention postérieure au traitement médical

    126.  S’agissant des personnes privées de liberté, l’article 3 impose à l’État l’obligation d’organiser son système pénitentiaire de façon à assurer aux détenus le respect de leur dignité humaine (Liartis, précité, § 46, et les références qui y sont données). Cette obligation positive requiert que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention (Mouisel c. France, no 67263/01, § 40, CEDH 2002-IX, Farbtuhs c. Lettonie, no 4672/02, § 51, 2 décembre 2004, avec d’autres références, Tekin Yıldız, no 22913/04, §§ 70 et 71, 10 novembre 2005, et Hüseyin Yıldırım c. Turquie, no 2778/02, § 73, 3 mai 2007).

    127.  À cet égard, l’article 3 exige que l’environnement carcéral soit adapté, si nécessaire, aux besoins spéciaux du détenu afin de lui permettre de purger sa peine dans des conditions qui ne portent pas atteinte à son intégrité morale. À ce jour, la Cour a déjà examiné des affaires portant sur la nécessité d’adopter des mesures particulières en prison afin de permettre à des détenus souffrant de handicaps physiques importants de satisfaire au quotidien leurs besoins personnels de manière conforme à la dignité humaine (voir, parmi d’autres, Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 29, CEDH 2001-VII, Liartis, précité, § 50, Mathew c. Pays-Bas, no 24919/03, §§ 190-191, CEDH 2005-IX, et Vincent c. France, no 6253/03, §§ 104-114, 24 octobre 2006).

    128.  En l’espèce, après la période de convalescence, le requérant a été transféré le 14 février 2001 à la prison de type F d’Edirne, où il est resté dans une cellule individuelle jusqu’au 4 mai suivant (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour observe avant tout que, si le requérant affirme avoir maintes fois demandé, en vain, à l’administration pénitentiaire d’être placé dans une cellule avec d’autres détenus, il n’y a dans le dossier aucune information vérifiable au sujet de ces démarches. En revanche, au lendemain de la demande formelle du 3 mai 2001 déposée par Me Çekiç, il est clair que ladite administration a immédiatement transféré le requérant dans une cellule pour trois personnes (paragraphe 24 ci-dessus).

    Vu la promptitude de cette réaction, la Cour n’est pas persuadée que les autorités auraient gratuitement refusé de faire de même si elles avaient été dûment saisies de la question avant cette date.

    129.  Quoi qu’il en soit, la Cour note l’absence dans le dossier d’un élément médical quelconque indiquant que le requérant était inapte à demeurer incarcéré en raison de son avant-bras amputé, ou qu’il était complètement dépendant de l’aide de tierces personnes pour pouvoir subvenir à ses besoins personnels.

    Tout en admettant que le requérant a certainement dû se trouver dans une position plus vulnérable que d’autres face aux difficultés de la vie carcérale, son explication, selon laquelle, il « ne pouvait convenablement faire sa toilette, laver sa linge, changer les draps ou se raser » (paragraphe 112 ci-dessus) n’est pas suffisamment étayée pour convaincre la Cour qu’il était invalide à un point tel qu’il ne pouvait accomplir la plupart des actes élémentaires de la vie quotidienne sans l’assistance d’autrui.

    130.  Par ailleurs, force est d’admettre que les conditions dénoncées en l’espèce sont sans commune mesure avec celles observées dans d’autres affaires comparables (voir, par exemple, Price, précité, §§ 28-30, Mouisel, précité, §§ 46 et 47, Henaf c. France, no 65436/01, §§ 49 et suivants, CEDH 2003-XI, Vincent, précité, §§ 94-103, Hüseyin Yıldırım, précité, § 84, et Engel c. Hongrie, no 46857/06, §§ 27 et 30, 20 mai 2010) et, plus particulièrement, elles ne posent pas un problème plus préoccupant que celui examiné dans l’affaire Zarzycki c. Pologne, qui concernait les conditions de détention d’un détenu amputé des deux bras, et où la Cour avait abouti à un constat de non-violation (arrêt précité, §§ 106 à 125).

    131.  Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut que conclure que cette partie de la Requête est également dénuée de fondement et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    2.  Quant au volet procédural

    132.  Au vu des deux constats d’absence de griefs défendables de violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention (paragraphes 125 et 131 ci-dessus), la doléance tirée du volet procédural de cette disposition est inapte à prospérer (voir, parmi beaucoup d’autres, Ştefan Povestca c. République de Moldova (déc.), no 54791/10, §§ 39 et 40, 18 mars 2014, Dilan Azgın c. Turquie (déc.), no 33062/03, § 60, 17 mai 2011, avec d’autres références ; voir aussi, mutatis mutandis, Leyla Alp et autres, précité, § 104).

    Comme précisé précédemment (paragraphe 110 ci-dessus), il n’y a donc pas lieu de se prononcer sur la seconde branche de l’exception du Gouvernement, tirée du caractère prématuré de la Requête, car ce grief se heurte, lui aussi, au défaut manifestement de fondement et doit être écarté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    133.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    134.  Se référant à l’expertise versée au dossier de l’affaire devant le tribunal administratif de Çanakkale (paragraphe 54 ci-dessus), le requérant réclame 137 466,46 TRY au titre du manque à gagner, somme qui doit selon lui être révisée à la hausse afin qu’il puisse remplacer sa prothèse cassée par la police lors d’une conférence de presse, tenue le 29 juillet 2004 et assumer les frais de révision y afférents.

    Ainsi il demande 100 000 euros (EUR) au total pour son préjudice matériel.

    135.  Le requérant réclame par ailleurs 50 000 EUR au titre du dommage moral, en raison de la souffrance et de la détresse subies du fait des circonstances qui ont entraîné l’amputation de son bras ainsi que des conditions de sa détention ultérieure dans une cellule individuelle.

    136.  Le requérant invite enfin la Cour à enjoindre au Gouvernement d’aligner sa règlementation en matière de recours à la force et aux armes à feu sur les exigences prévalant dans les sociétés démocratiques contemporaines.

    137.  Le Gouvernement rappelle que l’action de plein contentieux introduite par le requérant se trouve encore pendante et estime que toute somme allouée avant l’issue de cette procédure entraînerait un enrichissement sans cause.

    Par ailleurs, il estime que le rapport d’expertise produit pour appuyer la prétention relative au manque à gagner est un « rapport préparé à la demande » de l’avocat du requérant et que, partant, il ne saurait s’analyser en un élément probant. En d’autres termes, il n’y aurait aucune preuve qui puisse justifier une telle somme, au sens de la jurisprudence de la Cour (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 82, Recueil 1998-IV).

    Pour ce qui est du dommage moral, le Gouvernement soutient que « le montant dont il s’agit est inacceptable » et qu’il échet de rejeter cette prétention.

    138.  D’emblée, pour ce qui est de l’indication de mesures générales et individuelles au titre de l’article 46 de la Convention (paragraphe 136 ci-dessus), la Cour estime suffisant de rappeler que, concernant l’absence de garanties quant à une utilisation adéquate des grenades lacrymogènes, elle a déjà rempli sa mission au regard de cette disposition dans ses arrêts Abdullah Yaşa et autres (§ 61) et Ataykaya (§§ 67 à 75).

    139.  Quant au dommage matériel allégué, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural (paragraphe 105 ci-dessus) et cette prétention.

    En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 8 000 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    140.  Le requérant explique qu’en vertu d’un contrat de représentation signé le 11 novembre 2003 et dont copie se trouve versée au dossier, il s’est engagé à payer à son avocat 7 500 EUR à titre d’honoraires. À cet égard, il précise que celui-ci a passé 24 heures à voyager entre Istanbul et Edirne et entre Istanbul à Çanakkale afin de s’entretenir avec lui, 48 heures à préparer la Requête et encore 48 heures à répondre aux observations du Gouvernement. D’après les barèmes d’honoraires du barreau d’Istanbul, pareil travail correspondrait à 10 000 EUR, à savoir la somme qu’il réclame maintenant.

    Il demande également le remboursement de 1 000 EUR pour les frais de traduction engagés aux fins de la procédure devant la Cour. À ce sujet, il fait valoir deux récépissés qui font état d’un paiement total de 817,74 TRY, TTC.

    141.  En ce qui concerne les frais de procédure, le Gouvernement affirme que les barèmes d’honoraires ne sont qu’un élément indicatif qui ne saurait justifier l’octroi d’une somme quelconque pour le travail fourni par le représentant du requérant. Du reste, celui-ci ne serait pas non plus en mesure de demander le remboursement de ses dépens, lesquels ne sont appuyés par aucun justificatif.

    142.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

    En l’espèce, si la Cour n’est pas en mesure de s’assurer que le requérant a déjà réglé une somme quelconque au titre des honoraires de son avocat, il n’en demeure pas moins qu’il serait sans doute tenu de régler 7 500 EUR en vertu de ses obligations contractuelles et/ou légales découlant du contrat de représentation qu’il a fait valoir.

    Contrairement à ce que le Gouvernement soutient, deux récépissés versés au dossier établissent, par ailleurs, un paiement de 817,74 TRY pour des travaux de traduction.

    Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 7 500 EUR, tous frais confondus, et l’accorde au requérant.

    C.  Intérêts moratoires

    143.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.   Joint au fond la seconde branche de l’exception du Gouvernement au regard de l’article 2 de la Convention, puis la rejette, et estime qu’il n’y a pas lieu de l’examiner au regard de l’article 3 ;

     

    2.  Déclare la Requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

     

    4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    5.  Dit,

    a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i.  8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii.  7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 janvier 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président



    [1].  Il s’agit d’un syndrome aigu, ayant résulté, en l’occurrence, de la fracture et de la brûlure causée par le projectile de gaz.

    [2].  Il s’agit d’un appareillage conçu pour les amputations d'avant-bras, permettant d’assurer une préhension active des objets et les fonctions essentielles de la vie courante. La commande de la main se fait grâce aux contractions des muscles sur lesquels sont placés des capteurs, qui amplifient celles-ci et permettent ainsi l'ouverture, la fermeture et la rotation de la main.


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