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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SOCIETE DE CONCEPTION DE PRESSE ET D'EDITION v. FRANCE - 4683/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fifth Section)) French Text [2016] ECHR 216 (25 February 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/216.html
Cite as: [2016] ECHR 216

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    CINQUIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE SOCIÉTÉ DE CONCEPTION DE PRESSE ET D’ÉDITION c. FRANCE

     

    (Requête no 4683/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    25 février 2016

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Société de Conception de Presse et d’Édition c. France,

    La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

              Angelika Nußberger, présidente,
              Ganna Yudkivska,
              Erik Møse,
              André Potocki,
              Yonko Grozev,
              Carlo Ranzoni,
              Mārtiņš Mits, juges,
    et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 février 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4683/11) dirigée contre la République française par une personne morale de droit français ayant son siège social à Noisy-Le-Grand, la Société de Conception de Presse et d’Édition (« la requérante »), laquelle a saisi la Cour le 23 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée par Me R. Malka, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

    3.  La requérante allègue une violation de l’article 10 de la Convention.

    4.  Le 30 juin 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  I.H., jeune homme de vingt-trois ans, fut attiré le 20 janvier 2006 dans un guet-apens par une jeune fille rencontrée quelques jours plus tôt sur son lieu de travail. Le lendemain, sa famille reçut une demande de rançon avec une photographie sur laquelle son visage était masqué par du ruban adhésif argenté. Seuls apparaissaient son nez ensanglanté et une partie de son front, l’ensemble du visage donnant l’impression d’être enflé sous le bandage de ruban adhésif. Ses poignets étaient entravés avec le même ruban adhésif. Un journal était posé sur ses bras, il tenait son trousseau de clés entre ses mains et un pistolet était braqué sur sa tempe, l’épaule gauche de son vêtement suggérant la soumission imposée et la torture.

    6.  Le jeune homme fut séquestré et torturé pendant vingt-quatre jours. Il fut retrouvé le 13 février 2006 près d’une voie ferrée, nu, bâillonné et menotté, portant de nombreuses brûlures et quatre plaies faites par un objet « tranchant et piquant ». Il décéda au cours de son transport à l’hôpital.

    7.  Cette affaire fut particulièrement médiatisée en France.

    8.  Le 29 avril 2009, le procès de vingt-sept personnes soupçonnées d’avoir participé à cette affaire débuta, à huis clos, devant la cour d’assises des mineurs de Paris.

    9.  Dans son numéro 120 daté du mois de juin 2009 mais publié antérieurement, le magazine « Choc », édité par la requérante, publia en couverture et quatre fois en pages intérieures la photographie décrite ci-dessus, ainsi qu’un article de plusieurs pages, accompagné également d’autres photographies, sur l’affaire. L’éditorial précisait notamment ce qui suit :

    « (...) A Choc, nous avons décidé de revenir longuement sur cette triste affaire. Et de publier cette terrible photo qui, bien plus que tous les mots, raconte le calvaire d’un être humain tombé au champ de la barbarie. »

    10.  Le 19 mai 2009, la mère et deux sœurs d’I.H. assignèrent la requérante en référé devant le tribunal de grande instance de Paris. Elles alléguèrent qu’en publiant cette photographie, la requérante avait gravement porté atteinte au respect de leur vie privée et créé un trouble manifestement illicite qu’il convenait de faire cesser dans les plus brefs délais. Invoquant les articles 9 et 16 du code civil, elles demandèrent, sous astreinte, le retrait de la vente du magazine en cause, l’insertion de la décision à venir dans le magazine tel que modifié après suppression des photographies litigieuses, ainsi que le versement de sommes au titre de provisions sur des dommages et intérêts.

    11.  Par une ordonnance de référé du 20 mai 2009, le vice-président du tribunal de grande instance de Paris condamna la requérante à retirer le numéro du magazine de tous les points de vente, sous astreinte de 200 euros (EUR) par infraction constatée à partir du 22 mai 2009 à 14 h 00. Il alloua en outre, à titre de provision indemnitaire, 20 000 EUR à la mère d’I.H et 10 000 EUR à chacune des sœurs. Il releva que les trois demanderesses n’avaient jamais donné l’autorisation de publier cette photographie et se prévalaient d’une grande atteinte à leur sentiment d’affliction et donc à leur vie privée. Par ailleurs, il rejeta les arguments de la défense tirés, d’une part, de ce que des images similaires avaient été diffusées par une chaîne de télévision en octobre 2008 et, d’autre part, de ce que des articles antérieurs, mais ne contenant pas ce cliché, avaient été publiés.

    12.  Le magistrat estima en outre que la requérante était mal fondée à invoquer les dispositions de l’article 10 de la Convention et les nécessités de l’information liées au procès en cours, aux motifs qu’il ne s’agissait pas d’une photographie réalisée dans un lieu public, mais prise par les tortionnaires d’I.H. pendant sa séquestration et adressée à la famille en vue du versement de la rançon, et qu’elle n’avait aucune vocation à être publiée. Il ajouta qu’il n’était pas contestable que la publication de cette photographie, tant à la une du magazine qu’en page de sommaire et en pages intérieures, au moment de l’évocation d’une telle tragédie, était de nature à heurter profondément les sentiments de la mère et des sœurs d’I.H. Il considéra que s’y ajoutait l’atteinte grave à la dignité humaine que constituait une telle représentation de la victime au regard des conditions de sa séquestration et de son sort tragique. Le juge conclut à une atteinte exceptionnelle au sentiment d’affliction des demanderesses et à la dignité de la personne humaine résultant de la publication, surtout sur la couverture d’un magazine à grand tirage, causant un trouble manifestement illicite.

    13.  La requérante interjeta appel de cette ordonnance.

    14.  Par un arrêt du 28 mai 2009, la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance pour l’essentiel. Elle souligna qu’aux termes des articles 9 et 16 du code civil, chacun a droit au respect de sa vie privée. Elle jugea que la liberté de la presse incluait celle d’illustrer des articles par des photographies et que les crimes commis pouvaient donner lieu à une information légitime du public, notamment par des photographies. Elle estima cependant que la photographie litigieuse avait été publiée sans autorisation, qu’elle n’avait aucune vocation à être diffusée dans le public, appartenant à la famille d’I.H. et au dossier de l’instruction de l’affaire, qu’elle suggérait la soumission et la torture, était indécente et portait atteinte à la dignité humaine. Elle considéra en outre : que la publication de cette photographie et l’utilisation qui en était faite, en rappelant la demande de rançon, au moment où le procès des ravisseurs avait lieu, ravivait la souffrance des proches d’I.H. et pouvait à juste titre être ressentie par eux comme constituant une atteinte grave à leur sentiment d’affliction, autrement dit à leur vie privée ; que le fait que cette photographie ait été montrée lors d’une émission de télévision, de manière nécessairement fugitive et que les tortures subies par I.H. aient été abondamment décrites dans la presse, n’enlevait rien au caractère attentatoire de cette publication à leur vie privée ; enfin, qu’une telle utilisation, qui dénotait une volonté de recherche de sensationnel, n’était nullement justifiée par les nécessités de l’information et n’autorisait pas cette atteinte à la vie privée des plaignantes.

    15.  Relevant que le magazine devait être en vente pendant un mois et qu’il n’apparaissait pas nécessaire d’interdire en totalité ce numéro, la cour d’appel ordonna que soient occultées, par tout moyen utile et inaltérable, les cinq reproductions de la photographie dans tous les magazines mis en vente ou en distribution, sous peine d’astreinte de 50 euros par infraction, constituée par la présence d’une photographie non occultée. S’agissant des provisions allouées aux plaignantes, elle confirma l’ordonnance et leur accorda des sommes au titre des frais irrépétibles.

    16.  La requérante se pourvut en cassation contre cet arrêt. Elle invoqua l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression et d’information, arguant notamment du fait que le sentiment provoqué chez un proche d’une victime d’un crime par la publication ne pouvait être assimilé à une intrusion dans la vie privée. Selon elle, la publication d’une photographie montrant le calvaire de la victime d’un crime ne fait que révéler l’atteinte à la dignité subie par celle-ci du fait des violences infligées et ne saurait être considérée comme constituant une atteinte à la vie privée. Enfin, elle soutint que l’ingérence dans la liberté d’expression et d’information n’était pas justifiée, la publication de la photographie s’inscrivant au cœur de l’actualité du moment, cette photographie ayant par ailleurs déjà été communiquée au public lors d’une émission télévisée.

    17.  Par un arrêt du 1er juillet 2010, la Cour de cassation rejeta son pourvoi. Après avoir rappelé que les proches d’une personne peuvent s’opposer à la reproduction de son image après son décès, dès lors qu’ils en éprouvent un préjudice en raison d’une atteinte à la mémoire ou au respect dû au mort, elle jugea que la cour d’appel avait justement estimé que la publication de la photo, qui dénotait une recherche de sensationnel, n’était nullement justifiée par les nécessités de l’information et que, contraire à la dignité humaine, elle constituait une atteinte à la mémoire ou au respect dû au mort et, dès lors, à la vie privée de ses proches.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    18.  Les dispositions pertinentes du code civil se lisent comme suit :

    Article 9

    « Chacun a droit au respect de sa vie privée.

    Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. »

    Article 16

    « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. »

    EN DROIT

    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    19.  La requérante allègue une violation de son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...).

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...). »

    20.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    21.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Observations des parties

    22.  La requérante n’a pas présenté d’observations devant la Cour après la communication de l’affaire.

    23.  Dans son formulaire de requête, elle indique notamment que la décision de juger les agresseurs d’I.H. à huis clos était critiquable dès lors que le public avait été particulièrement heurté par cette affaire. Le magazine « Choc » avait donc décidé, deux semaines après l’ouverture du procès, de publier une enquête reprenant l’ensemble des faits de cette affaire, expliquant chaque temps de l’enlèvement, présentant chacun des protagonistes et évoquant les précédentes tentatives du gang ainsi que les enjeux médiatiques. L’éditorial illustrait cette démarche, en précisant notamment que la publication de la « terrible photo » permettait, « bien plus que tous les mots » de raconter « le calvaire d’un être humain tombé au champ de la barbarie ». La requérante estime que cette enquête participait donc d’un travail informatif et pédagogique et que la publication de la photographie d’I.H. était tout aussi fondamentale. Elle conteste sa condamnation, estimant que les juridictions françaises ont méconnu le droit applicable, en particulier de l’article 9 du code civil et que cette méconnaissance de leur part, ainsi que l’application de l’article 16 dudit code, était imprévisible. Elle estime en outre que la publication de la photographie litigieuse apportait une contribution indispensable au débat d’intérêt général, illustrant un fait de l’actualité judiciaire, trois ans après les faits et alors que la photographie avait déjà été diffusée dans une émission de télévision à laquelle avait participé le conseil de la famille H. La requérante soutient également que la sanction, extrêmement lourde et dissuasive, n’était pas nécessaire et que la primauté de la liberté d’informer par l’image sur les droits de la personne est liée à la notion d’implication dans un événement d’actualité ou une affaire judiciaire.

    24.  Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation litigieuse s’analyse en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression, mais il considère qu’elle était prévue par la loi, inspirée par un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre.

    25.  Relevant que la requérante fait partie des professionnels avertis qui connaissent la jurisprudence abondante en la matière et de prévoir les risques dans l’exercice de son métier, le cas échéant en recourant à des conseils éclairés, le Gouvernement estime tout d’abord que l’application de l’article 9 du code civil, ainsi que la sanction prononcée, étaient prévisibles (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, 14 juin 2007). La Cour de cassation avait en outre déjà admis que les proches d’une personne puissent s’opposer à la reproduction d’une image après son décès (Civ. 1ère, 22 octobre 2009, Bull. civ. I, no 211), par un considérant de principe repris en l’espèce. Une jurisprudence ancienne bien établie existait également. En l’espèce, le Gouvernement considère que la publication de la photographie témoignant de la soumission à la torture a porté atteinte au droit au respect de la vie privée des proches de la victime.

    26.  S’agissant de la prévisibilité de l’application de l’article 16 du code civil, il indique notamment que le droit constitutionnel et la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne protègent la dignité de la personne humaine en tant respectivement que principe à valeur constitutionnelle ou principe général du droit. Or, la cour d’appel a précisément jugé que la photographie est indécente et qu’elle porte atteinte à la dignité humaine.

    27.  Le Gouvernement considère en outre que l’ingérence poursuivait l’objectif de « protection des droits d’autrui » visé à l’article 10 de la Convention, puisqu’elle visait à faire cesser l’atteinte portée à l’intimité de la vie privée de la famille d’I.H.

    28.  Après avoir évoqué la jurisprudence de la Cour, il soutient que le cas d’espèce est très proche de l’affaire Hachette Filipacchi Associés (précitée). Il ne conteste pas que l’évènement traité portait sur un débat d’intérêt général, dans le cadre de l’actualité judiciaire. Il estime cependant qu’en publiant la photographie au moment du procès devant la cour d’assises des auteurs de la séquestration d’I.H., ce qui ne pouvait qu’aviver le traumatisme subi par les proches, les journalistes n’ont pas respecté leurs devoirs et responsabilités. Sur la photo, prise par les tortionnaires pendant sa séquestration, I.H. était parfaitement reconnaissable et dans une position indécente qui suggérait la soumission, la torture et la souffrance du jeune homme. De plus, il relève que les juges ont constaté que la publication de cette photographie, en couverture et dans le magazine, dénotait une recherche de sensationnel et qu’elle n’était pas justifiée par les nécessités de l’information. Selon la cour d’appel, cette photographie avait été prise par les tortionnaires et adressée à la famille pour appuyer une demande de rançon ; appartenant à la famille et au dossier de l’instruction de l’affaire, elle n’avait aucune vocation à être diffusée dans le public.

    29.  Le Gouvernement souligne également que la condamnation litigieuse se rapportait à la seule publication de la photographie, non à l’article lui-même.

    30.  Quant à l’effet du passage du temps, il estime que la violence de l’image n’a pu s’estomper et que sa publication intervient alors que toute l’horreur de la séquestration avait été mise à jour par l’instruction.

    31.  Enfin, s’agissant de la sanction, le Gouvernement reconnaît qu’elle est plus rigoureuse que dans l’affaire Hachette Filipacchi Associés (précitée, § 62). La cour d’appel a cependant ménagé un équilibre entre les droits en présence, en infirmant la décision de retrait du magazine des points de vente pour n’ordonner que l’occultation de la photographie.

    2.  Appréciation par la Cour

    a)  Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et poursuivant un « but légitime »

    32.  La Cour constate d’emblée que la condamnation litigieuse a constitué une ingérence dans l’exercice par les requérantes du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Ce point ne fait pas controverse entre les parties.

    33.  Elle estime par ailleurs que, contrairement à ce que soutient la requérante, cette ingérence était prévue par la loi en ce qu’elle était fondée sur l’article 9 du code civil, dont l’application était prévisible en l’espèce (Hachette Filipacchi Associés, précitée, §§ 32-33). Il en va de même s’agissant de l’application de l’article 16 du code civil dans les circonstances de l’espèce.

    34.  La Cour estime en outre qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention - en l’espèce, le droit de la mère et des deux sœurs d’I.H. au respect de leur vie privée.

    b)  Sur la nécessité de l’ingérence

    35.  En l’occurrence, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », s’agissant d’un litige appelant un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression.

    i.  Les principes généraux

    36.  La Cour rappelle que les principes généraux, qui se dégagent de sa jurisprudence abondante en la matière, qu’il s’agisse de chacun des droits en cause ou des critères de mise en balance de ces droits, ont récemment été rappelés dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, auquel elle renvoie ([GC], no 40454/07, 10 novembre 2015, § 82 et s., et la jurisprudence citée, en particulier les arrêts Von Hannover c. Allemagne (n2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 109-113, CEDH 2012, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 90-95, 7 février 2012).

    ii.  Application de ces principes au cas d’espèce

    α)  Quant à la question de la contribution à un débat d’intérêt général

    37.  La Cour constate tout d’abord, appréciant l’article dans son ensemble, ainsi que la substance de l’information qui y est révélée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 105), que l’article avait notamment pour objet une information de nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Le Gouvernement ne le conteste pas.

    β)  Quant à la notoriété de la personne visée et à l’objet du reportage

    38.  Rappelant qu’il faut opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agissant dans un contexte public (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 117 et s.), la Cour relève sur ce point qu’en l’espèce la photographie concernait une personne privée.

    39.  Elle rappelle également que si la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier le harcèlement médiatique ni la publication de photographies obtenues par des manœuvres frauduleuses ou clandestines ou de photographies révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une intrusion dans leur intimité (cf. notamment, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 123), il en va nécessairement de même, a fortiori, pour un simple particulier.

    40.  Quant à l’objet du reportage, la Cour note qu’il concernait une affaire judiciaire et les crimes commis. Néanmoins, la cour d’appel a opéré une distinction entre l’article lui-même et la reproduction de la photographie litigieuse. Dans son arrêt du 28 mai 2009, elle a estimé qu’il n’apparaissait pas nécessaire d’interdire en totalité le magazine, ordonnant uniquement que soient occultées les reproductions de la photographie dans tous les magazines mis en vente ou en distribution (paragraphe 15 ci-dessus).

    41.  La Cour partage cette analyse. S’agissant de la distinction entre l’article, d’une part, et la photographie, d’autre part, elle a en effet jugé que la publication d’une photographie interfère avec la vie privée d’une personne et qu’un cliché peut contenir des « informations » très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (Von Hannover (n2), précité, § 103, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 85). Partant, rien ne s’opposait à ce qu’une distinction soit faite entre la publication d’un article et celle d’une photographie (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 148-156, 18 janvier 2011, et Verlagsgruppe News GMBH et Bobi c. Autriche, no 59631/09, § 82, 4 décembre 2012).

    γ)  Quant au mode d’obtention des informations

    42.  Concernant le mode d’obtention des informations, en l’espèce, de la photographie litigieuse, la Cour rappelle l’importance que revêt à ses yeux le respect par les journalistes de leurs devoirs et de leurs responsabilités, ainsi que des principes déontologiques qui encadrent leur profession. La loyauté des moyens mis en œuvre pour obtenir une information et la restituer au public, ainsi que le respect de la personne faisant l’objet d’une information, sont aussi des critères essentiels à prendre en compte (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 132).

    43.  La Cour relève que les juridictions internes ont attaché beaucoup d’importance au fait qu’il ne s’agissait pas d’une photographie réalisée dans un lieu public, mais prise par les tortionnaires d’I.H. pendant sa séquestration, adressée à la famille en vue du versement de la rançon et n’ayant aucune vocation à être publiée. La cour d’appel a relevé, en particulier, que cette photographie avait été publiée sans autorisation, qu’elle n’avait aucune vocation à être diffusée dans le public et qu’elle appartenait à la famille d’I.H. et au dossier de l’instruction de l’affaire (paragraphe 14 ci-dessus).

    44.  La Cour constate ainsi que, nonobstant la diffusion de cette photographie dans le cadre d’une émission de télévision, également relevée par la cour d’appel qui l’a qualifiée de nécessairement fugitive, la requérante a publié cette photo, qui n’avait pas de caractère public, sans autorisation de la part des proches d’I.H.

    δ)  Quant au contenu, à la forme et aux répercussions de l’article litigieux

    45.  La Cour rappelle ensuite que la manière de traiter un sujet relève de la liberté journalistique (ibidem, §§ 139 et 146 et s.). Pour autant, lorsqu’est en cause une information mettant en jeu la vie privée d’autrui, il incombe aux journalistes de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’impact des informations et des images à publier, avant leur diffusion ; en particulier, certains événements de la vie privée et familiale font l’objet d’une protection particulièrement attentive au regard de l’article 8 de la Convention et doivent donc conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (ibidem, § 140).

    46.  Elle relève que le premier juge a estimé que la publication de cette photographie était de nature à heurter profondément les sentiments de la mère et des sœurs d’I.H. et comportait une atteinte grave à la dignité humaine que constituait une telle représentation de celui-ci au regard des conditions de sa séquestration et de son sort tragique (paragraphe 12 ci-dessus). La cour d’appel a ensuite considéré que la photographie suggérait la soumission et la torture, était indécente et portait atteinte à la dignité humaine (paragraphe 14 ci-dessus). Les juridictions internes ont unanimement jugé que la publication constituant une atteinte grave, voire exceptionnelle pour le premier juge, au sentiment d’affliction de la mère et des sœurs d’I.H., autrement dit à leur vie privée.

    47.  La Cour partage ces constats au vu des circonstances particulières de l’espèce. Elle estime en outre qu’à la différence d’autres affaires qu’elle a été amenée à examiner (voir, notamment, Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 45, 18 mai 2004, et Hachette Filipacchi Associés, précitée, §§ 47 et s.), l’écoulement du temps n’est pas un élément d’appréciation pertinent en l’espèce, dès lors que non seulement la photographie n’avait jamais été publiée, mais qu’en outre la publication coïncidait avec le début du procès des criminels qu’allaient devoir affronter la mère et les sœurs d’I.H. Ainsi, et à l’instar de ce que la Cour a jugé dans l’affaire Hachette Filipacchi Associés (précitée), la souffrance ressentie par les proches d’I.H. devait conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution, dès lors que le décès était survenu dans des circonstances particulièrement violentes et traumatisantes pour la famille de la victime. La publication de cette photographie, en couverture et à quatre reprises dans un magazine de très large diffusion, a eu pour conséquence d’aviver le traumatisme subi par ces derniers.

    48.  Il reste à la Cour à examiner la gravité de la sanction.

    ε)  Quant à la gravité de la sanction

    49.  La Cour rappelle que dans le contexte de l’examen de la proportionnalité de la mesure, indépendamment du caractère mineur ou non de la sanction infligée, c’est le fait même de la condamnation qui importe, même si celle-ci revêt uniquement un caractère civil. Toute restriction indue de la liberté d’expression comporte en effet le risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, la couverture médiatique de questions analogues (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France, précité, § 151).

    50.  Or, la Cour note, avec le Gouvernement, que la cour d’appel a infirmé la décision du premier juge de retirer le magazine de tous les points de vente pour ordonner uniquement que soient occultées, par tout moyen utile et inaltérable, les cinq reproductions de la photographie litigieuse dans tous les magazines mis en vente ou en distribution (paragraphe 15 ci-dessus). Elle note que ni le texte de l’enquête ni les autres photographies qui l’accompagnaient n’ont fait l’objet d’une quelconque mesure.

    51.  La Cour estime qu’une telle décision est significative de l’attention portée par la cour d’appel au respect de la publication du magazine et de l’article consacré à I.H.. Le fait d’ordonner uniquement que soient occultées les reproductions de la photographie litigieuse constituait une sanction adaptée aux circonstances de l’espèce et à l’atteinte à la vie privée subie par les proches d’I.H., tout en emportant des restrictions proportionnées à l’exercice des droits de la société requérante.

    52.  De l’avis de la Cour, la société requérante n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, démontré en quoi l’ordre d’occulter cette seule photographie a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont le magazine incriminé a exercé et exerce encore son droit à la liberté d’expression (cf., mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés, précité, § 62). Quant à l’allocation, à titre de provision indemnitaire, d’une somme de 20 000 EUR à la mère d’I.H et de 10 000 EUR à chacune des sœurs, au regard des circonstances de l’affaire, la Cour ne la juge pas excessive ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression.

    iii.  Conclusion

    53.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la mesure examinée dans la présente affaire, que les juridictions nationales ont justifiée par des motifs à la fois pertinents et suffisants, était proportionnée au but légitime qu’elle poursuivait et, partant, nécessaire dans une société démocratique.

    54.  La Cour en conclut que les droits garantis à la société requérante par les dispositions de l’article 10 de la Convention n’ont pas été violés en l’espèce.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Claudia Westerdiek                                                           Angelika Nußberger
           Greffière                                                                             Présidente


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