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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ATHANASIOS MAKRIS v. GREECE - 55135/10 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (First Section)) French Text [2017] ECHR 237 (09 March 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/237.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2017:0309JUD005513510, CE:ECHR:2017:0309JUD005513510, [2017] ECHR 237

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    PREMIÈRE SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ATHANASIOS MAKRIS c. GRÈCE

     

    (Requête no 55135/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    9 mars 2017

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Athanasios Makris c. Grèce,

    La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

              Kristina Pardalos, présidente,
              Linos-Alexandre Sicilianos,
              Ledi Bianku,
              Aleš Pejchal,
              Armen Harutyunyan,
              Pauliine Koskelo,
              Tim Eicke, juges,
    et de Abel Campos, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 février 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55135/10) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État, M. Athanasios Makris (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 septembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me K. Demertzis, avocat à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georghiadis, assesseur au Conseil juridique de l’État, et Mme A. Magrippi, auditrice au Conseil juridique de l’État.

    3.  Dans sa requête, le requérant alléguait une atteinte à son droit à la liberté d’expression.

    4.  Le 13 mai 2015, le grief concernant l’article 10 a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1946 et réside sur l’île de Salamina. Par le passé, il a été maire de cette île pendant douze ans.

    6.  Le 25 janvier 2007, le requérant, alors conseiller municipal et chef du parti d’opposition L’Unité, à Salamina, distribua aux membres du conseil municipal, lors de la réunion de celui-ci, un texte qui fut publié par la suite dans la presse locale et qui était rédigé en ces termes :

    « DÉNONCIATION. L’Unité dénonce l’« arrangement » qui a été fait dans le cadre de la passation de marché de l’ouvrage du réseau d’évacuation des eaux usées de la mairie de Salamina, pour lequel l’appel d’offres aura lieu le 13 février 2007 à la mairie. Historique : La mairie de Salamina a bénéficié d’un financement à hauteur de 16,3 millions d’euros du Fonds de cohésion, octroyé sur la base de l’étude relative à l’ouvrage. Pour des raisons inconnues, les documents relatifs au financement n’ont pas été tous publiés (???).Quelques jours avant le terme de son mandat, qui prenait fin en décembre 2006, le maire sortant (V.A.) a publié un avis de marché pour un appel d’offres qui aurait lieu le 13/2/2007, c’est-à-dire après la prise de fonction du nouveau maire (S.S.). Afin de rendre possible la désignation du maître d’ouvrage, l’on a préféré la méthode « pécheresse » d’étude-réalisation, qui n’est autre chose qu’une sorte d’attribution directe du marché. Afin de justifier la méthode de l’étude-réalisation, on a sorti du chapeau l’aspiration Vacuum sous prétexte que la construction conventionnelle était impossible et qu’il fallait réduire la profondeur !!! L’ouvrage est composé de deux parties, la partie gravitationnelle (13,2 millions d’euros) et la partie de l’aspiration Vacuum (11 millions d’euros). De cette manière, le budget de l’ouvrage grimpe à 24 millions d’euros !!! QUESTIONS IMPLACABLES - OBSERVATIONS : 1.  De quel droit le maire sortant (V.A.) engage-t-il la mairie avec un avis pour un ouvrage aussi important et coûteux, avec une passation de marché manquant de transparence (ÉTUDE-RÉALISATION) quelques jours avant de quitter la mairie ? Sous couvert de quelle naïveté (???) le nouveau maire (S.S.) accepte-t-il que l’appel d’offres ait lieu le 13 février 2007 sans examiner les paramètres complexes et les pièges de cet ouvrage très important pour Salamina ? 2.  Pourquoi a-t-il fallu modifier la première étude et proposer le système d’aspiration Vacuum, puisque, dans la même région, le réseau principal (Préfecture - EYDAP [Entreprise des eaux d’Athènes]) a été fait avec la méthode conventionnelle ? 3.  Le nouveau maire (S.S.) a-t-il remarqué que, dans la partie du cahier des charges relative à l’assainissement par le système gravitationnel, les prix ont été surestimés à 150 % !!! Si cela a lieu avec les prix apparents, que se passera-t-il dans la partie de l’aspiration où les prix sont fixés par le bureau d’études-maître d’ouvrage ? C’est la raison pour laquelle le budget de l’ouvrage grimpe à 24 millions d’euros. Les ingénieurs de la mairie sont-ils vraiment conscients de ce qu’ils ont signé ? 4.  La réponse selon laquelle l’ouvrage bénéficiera d’une ristourne importante est « erronée ». La nouvelle loi décourage les ristournes importantes, car elle considère que les études ont été rédigées sur la base des prix habituels. Par ailleurs, dans le système étude-réalisation, il n’y a jamais de ristournes importantes (habituellement, on offre 2 à 3 %, pour la forme !!). Si cela se passe de cette manière, qui paiera la différence d’avec le financement existant de 16,3 millions d’euros ? 5.  Si quelqu’un prétend que la précipitation, l’empressement et les méthodes douteuses sont dus à l’intérêt de ne pas perdre le financement européen, alors nous risquons que la vie commerciale et la vie en général de notre cité soient noyées dans les fossés d’évacuation des eaux usées juste pour que le maître d’ouvrage choisi puisse toucher son argent dans vingt mois !!! Une méthode constante et éprouvée des autorités municipales pour des ouvrages de ce type est de les faire exécuter par tranches et jamais par un seul maître d’ouvrage. 6.  Étant donné que les évènements en coulisses des élections municipales sont encore récents, se pose la question implacable de savoir si l’accord « paquet » entre les deux, V.A. et S.S., qui a pour but le soutien par le premier du second (avec annonce à la presse), inclut la procédure non transparente pour la passation du marché de l’évacuation des eaux usées. Au vu de ce qui précède, nous demandons que l’appel d’offres du 13 février 2007 soit annulé et que la question soit débattue par le nouveau conseil municipal qui est l’organe compétent pour décider.

    Le chef de L’Unité, Thanassis P. Makris, ancien maire de Salamina. »

    7.  Le 2 décembre 2008, le tribunal correctionnel du Pirée, saisi d’une plainte avec constitution de partie civile de V.A., déclara le requérant coupable de diffamation calomnieuse, par voie de presse ou par tout autre moyen, et le condamna à une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis (jugement no BT-7623/2008). Le tribunal notait que le projet en cause était fondé sur des décisions des organes collectifs, que les procédures y relatives étaient contrôlées par les ministères compétents et par l’Union européenne, que le bureau d’études était obligé de respecter le budget et que les éventuelles négligences ou omissions ne résultaient pas du dol du plaignant.

    Le tribunal précisait ce qui suit :

    « L’accusé savait que les faits qu’il dénonçait étaient mensongers et de nature à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de la partie civile. Son allégation selon laquelle il n’avait pas une telle intention mais tentait de servir un intérêt justifié, à savoir la réalisation de l’ouvrage non pas avec le système Vacuum mais avec le système gravitationnel, doit être rejetée comme non fondée. S’il avait procédé à une critique - même sévère - de la manière de réaliser l’ouvrage, sans accuser expressément la partie civile de « transaction » avec le nouveau maire ayant pour but la réalisation des travaux d’écoulement des eaux usées avec un coût surestimé et selon des procédures non transparentes (...), l’acte de l’accusé aurait pu relever de l’article 367 du code pénal. Or il a dépassé de loin la mesure que nécessitait l’exercice de la critique et qui correspondait à un contrôle acceptable de l’autorité municipale. Le texte présente de manière péjorative les personnes impliquées dans le projet. Les termes tels que « méthodes douteuses » de l’adjudication, « la précipitation, l’empressement et les méthodes douteuses (...) juste pour que le maître d’ouvrage choisi puisse toucher son argent dans vingt mois », « coulisses des élections municipales » et « accord « paquet » entre les deux », « procédure non transparente », notamment, outrepassent clairement les limites de la critique admissible par la loi et diffament la partie civile, laquelle est présentée comme ayant agi en collaboration et à son avantage avec le nouveau maire afin que le maître d’ouvrage de son choix tire profit de la surestimation du coût des travaux. En outre, de par sa fonction, l’accusé savait que la procédure était sous la supervision des autorités précitées et que les montants qu’il a critiqués comme excessifs avaient été approuvés par le service compétent. »

    8.  Le requérant interjeta appel contre ce jugement devant la cour d’appel du Pirée.

    9.  Le 8 décembre 2009, la cour d’appel du Pirée entérina les conclusions du tribunal correctionnel, mais réduisit la peine infligée au requérant à six mois d’emprisonnement avec sursis (arrêt no 1831/2009).

    10.  La cour d’appel souligna qu’il ne ressortait pas des faits de la cause qu’il y avait eu recours à des méthodes douteuses pour le choix et la mise en œuvre de l’étude-réalisation et pour l’accord « paquet », et qu’il n’y avait donc pas eu de transaction douteuse relative à l’adjudication de l’ouvrage, ce que l’accusé aurait par ailleurs admis lors de sa plaidoirie en défense devant elle, revenant ainsi sur ce qu’il avait allégué dans sa dénonciation. Selon la cour d’appel, l’accusé savait que la procédure était sous la supervision constante et le contrôle des autorités et services compétents (ministères de l’Intérieur, de l’Économie, de l’Aménagement du territoire, Union européenne, Fonds de cohésion et commissions spéciales) et qu’aucune irrégularité n’avait été commise. Néanmoins, l’accusé aurait inclus dans sa dénonciation des faits dont il aurait su qu’ils étaient mensongers et des présentations péjoratives de nature à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de la partie civile.

    11.  Le 1er février 2010, le requérant se pourvut en cassation, se prévalant, entre autres, de l’article 10 de la Convention.

    12.  Le 14 juillet 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi (arrêt no 1416/2010).

    13.  Se plaçant sur le terrain de l’article 10 de la Convention et se référant à la jurisprudence de la Cour, la Cour de cassation exposa qu’il était possible d’exprimer à l’égard des personnes publiques des jugements de valeur sévères et défavorables, mais non des allégations d’infractions, comme celle d’abus de confiance en l’espèce, justifiées par des motifs intéressés de nature partisane et politique. Or, selon la Cour de cassation, il était avéré, de par une motivation détaillée et circonstanciée de la cour d’appel, que ce que le requérant reprochait à la partie civile était mensonger - ce qu’il savait pertinemment - et de nature à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de la partie civile, à la fois en tant que personne qu’en sa qualité de maire voué à défendre les intérêts de la commune. Toujours selon la Cour de cassation, les jugements de valeur et les présentations contenus dans la dénonciation du requérant étaient liés à des circonstances de fait mensongères, et la cour d’appel avait correctement interprété et appliqué les articles 362 et 363 du code pénal. Plus particulièrement, ces circonstances de fait mensongères, qui n’auraient pas constitué des jugements de valeur fondés sur des faits réels, étaient contenues, selon la cour d’appel, dans les phrases suivantes : « pour des raisons inconnues, les documents relatifs au financement n’ont pas été tous publiés », « afin de rendre possible la désignation du maître d’ouvrage, l’on a préféré la méthode « pécheresse » d’étude-réalisation, qui n’est autre chose qu’une sorte d’attribution directe du marché », « afin de justifier la méthode de l’étude-réalisation, on a sorti du chapeau l’aspiration Vacuum sous prétexte que la construction conventionnelle était impossible et qu’il fallait réduire la profondeur », « les coûts ont été surestimés de 150 % », « la précipitation, l’empressement et les méthodes douteuses (...) juste pour que le maître d’ouvrage choisi puisse toucher son argent dans vingt mois » et « si l’accord « paquet » entre les deux, [V.A.] et [S.S.], inclut la procédure non transparente pour la passation du marché ».

    14.  La Cour de cassation conclut que la cour d’appel avait suffisamment motivé sa décision au regard de l’article 510 § 1 d) du code de procédure pénale.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    15.  L’article 14 § 1 de la Constitution est ainsi libellé :

    « Chacun peut exprimer et diffuser ses pensées par la parole, par écrit et par voie de presse en observant les lois de l’État. »

    16.  Les articles pertinents du code pénal disposent :

    Article 362
    Diffamation

    « Quiconque formule ou diffuse devant autrui, de quelque manière que ce soit, des allégations susceptibles de nuire à l’honneur ou à la réputation d’autrui est puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans ou d’une amende. L’amende peut être infligée en sus de la peine d’emprisonnement. »

    Article 363
    Diffamation calomnieuse

    « Si, dans le cas de l’article 362, les faits sont mensongers et si la personne responsable de leur diffusion le savait, elle est punie d’une peine d’emprisonnement d’au moins trois mois ; une sanction pécuniaire peut être imposée en sus de l’emprisonnement (...) »

    Article 367

    « 1.  Ne sont pas considérés comme des actes préjudiciables : a)  les jugements défavorables portés sur des travaux scientifiques, artistiques ou professionnels (...) c)  les actions accomplies dans l’exercice de tâches d’ordre légal, dans l’exercice légal de pouvoirs, pour la sauvegarde (...) d’un droit ou pour tout autre intérêt légitime (...).

    2.  La disposition précédente ne s’applique pas : lorsque les jugements et actions susmentionnés contiennent les éléments constitutifs de l’infraction indiquée à l’article 363 (...) »

    17.  L’article 510 § 1 du code de procédure pénale se lit ainsi :

    « Les moyens de cassation autorisés sont les suivants : (...) D) la motivation insuffisante, comme l’exige la Constitution ; (...) »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    18.  Le requérant se plaint que sa condamnation pour diffamation a porté atteinte à son égard au droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Cet article est ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

    A.  Sur la recevabilité

    19.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Sur l’existence d’une ingérence

    20.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a subi aucune ingérence à son droit à la liberté d’expression, dès lors que, selon lui, les expressions dont il est question en l’espèce ne rentrent pas dans les limites du droit garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Il précise à cet égard que l’article 10 ne protège pas le fait, pour un homme politique, de diffuser des informations qu’il sait être mensongères dans le but de diffamer un tiers, même si ce tiers est un opposant politique.

    21.  La Cour considère cependant que la condamnation du requérant par les juridictions internes s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression. Les arguments susmentionnés du Gouvernement concernent plutôt la justification de l’ingérence. Or pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le ou lesdits buts.

    2.  Sur la justification de l’ingérence

    a)  Restriction prévue par la loi

    22.  La Cour constate que la condamnation du requérant pour diffamation calomnieuse était prévue par l’article 363 du code pénal.

    b)  But légitime

    23.  Le Gouvernement n’ayant invoqué aucun but légitime pour justifier l’ingérence en cause, la Cour estime que celle-ci tendait à protéger la réputation d’autrui, en l’occurrence celle du plaignant.

    c)  Nécessité de l’ingérence

    i.  Principes généraux

    24.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, § 131-139, 16 juin 2015) et rappelés plus récemment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016) :

    « i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

    ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

    iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

    25.  La Cour rappelle par ailleurs que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 74, CEDH 2001-VIII, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 45, 22 février 2005, Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006, Lesquen du Plessis-Casso c. France, no 54216/09, § 39, 12 avril 2012 et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 117-121, CEDH 2015 (extraits). La Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raison impérieuse. Y permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’État concerné (Feldek, précité, § 83).

    26.  En outre, la Cour rappelle que, afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de faire la distinction entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude ; l’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en tant que fait ou jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Mika c. Grèce, no 10347/10, § 31, 19 décembre 2013).

    27.  La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Mika, précité, § 32).

    ii.  Application des principes à la présente espèce

    28.  Le requérant soutient que son texte était un exemple caractéristique de critique politique admissible. Il argue qu’il n’émanait pas d’un particulier, mais d’un mouvement politique, dont lui-même aurait été le chef tout en étant membre du conseil municipal, qu’il s’adressait aux autres membres du conseil municipal et qu’il portait sur une question locale d’intérêt général. Il ajoute que ce texte contenait une analyse technique, financière et économique circonstanciée du projet en cause, dont il aurait prôné un nouvel examen par le conseil municipal, et qu’il ne se référait pas à des questions personnelles concernant un adversaire politique. Il indique encore que les phrases et expressions, mentionnées par les juridictions internes dans leurs décisions, étaient formulées de manière neutre et qu’elles critiquaient de manière objective des lois, des pratiques, des coûts et des actions précises, sans référence à des personnes.

    29.  Le requérant soutient en outre que sa condamnation a eu un effet intimidant sur lui et qu’elle a compromis son statut personnel, social et politique.

    30.  Le Gouvernement, se prévalant des constats de la Cour de cassation, souligne que certaines phrases utilisées par le requérant contenaient des faits mensongers et qu’elles ne constituaient pas des jugements de valeur fondés sur des faits réels, et que cela a porté atteinte à l’honneur et à la réputation du maire en exercice de l’île. D’après le Gouvernement, le requérant n’a réfuté et justifié ni devant la Cour de cassation ni devant la Cour le caractère mensonger de ses allégations, il s’est borné à s’abriter derrière l’article 10 de la Convention. Par ailleurs, toujours selon le Gouvernement, la présente affaire se distingue de l’affaire Mika (précitée) au motif que, en l’espèce, le texte du requérant désignait personnellement le maire et lui attribuait des actes qui, s’ils étaient avérés, seraient constitutifs de l’infraction d’abus de confiance. En revanche, dans l’affaire Mika (précitée), la requérante n’aurait pas identifié le plaignant et ses accusations mensongères n’auraient pas eu la même gravité qu’en l’espèce.

    31.  Le Gouvernement estime en outre que la peine infligée au requérant était légère : d’une part, selon le Gouvernement, cela démontre que l’atteinte à l’honneur d’une personne politique a été jugée avec des critères plus laxistes que ceux qui sont appliqués lorsque le plaignant n’est pas une personne politique, et, d’autre part, cette peine n’est pas de nature à miner l’avenir politique du requérant ni à l’empêcher de s’exprimer politiquement ou à diffuser ses points de vue.

    32.  En l’espèce, la Cour note que la Cour de cassation, statuant sur le grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 10, a entériné les motifs par lesquels les juridictions de fond avaient condamné l’intéressé. La Cour de cassation a aussi souligné que les jugements de valeur portés par le requérant à l’encontre du maire étaient délibérément fondés sur des circonstances de fait mensongères qui étaient de nature à porter atteinte à la réputation du maire tant en cette qualité qu’en tant que personne.

    33.  La Cour de cassation a précisé que ces circonstances de fait mensongères étaient contenues dans les phrases suivantes du texte du requérant : « pour des raisons inconnues, les documents relatifs au financement n’ont pas été tous publiés », « afin de rendre possible la désignation du maître d’ouvrage, l’on a préféré la méthode « pécheresse » d’étude-réalisation qui n’est autre chose qu’une sorte d’attribution directe du marché », « afin de justifier la méthode de l’étude-réalisation, on a sorti du chapeau l’aspiration Vacuum sous prétexte que la construction conventionnelle était impossible et qu’il fallait réduire la profondeur », « les coûts ont été surestimés de 150 % », « la précipitation, l’empressement et les méthodes douteuses (...) juste pour que le maître d’ouvrage choisi puisse toucher son argent dans vingt mois » et « si l’accord « paquet » entre les deux, [V.A.] et [S.S.], inclut la procédure non transparente pour la passation du marché ».

    34.  La Cour note d’emblée que tant le tribunal de première instance que la cour d’appel ont considéré que les jugements de valeur du requérant étaient fondés sur des circonstances de fait qui étaient mensongères. Toutefois, ni l’un ni l’autre n’ont expliqué en quoi ces circonstances l’étaient, notamment en ce qui concerne le coût des travaux, la période choisie pour l’adjudication ou la décision d’opter pour un système d’aspiration Vacuum. Les phrases susmentionnées incluent pour la plupart une critique du choix par la nouvelle municipalité de la méthode de mise en adjudication de la construction du réseau d’évacuation des eaux usées - celui de l’étude-réalisation. Le contenu de la « dénonciation » rédigée par le requérant exprimait les préoccupations de celui-ci et de sa formation politique sur les incidences que le choix de cette méthode de mise en adjudication pouvait avoir sur les finances de la commune, et la base factuelle sur laquelle cette démarche reposait n’était pas inexistante.

    35.  La Cour réaffirme que la distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur est de moindre importance dans les cas où, comme en l’espèce, les déclarations litigieuses ont été faites dans le contexte d’un débat politique au niveau local et où des élus doivent bénéficier d’une grande liberté pour critiquer les actions des autorités locales (Lombardo et autres c. Malte, no 7333/06, § 60, 24 avril 2007, et Dyuldin et Kislov c. Russie, no 25968/02, § 49, 31 juillet 2007).

    36.  Or, dans le contexte de la présente affaire, les propos du requérant, malgré une connotation négative et une certaine hostilité et gravité, étaient exprimés dans le cadre d’un débat au sein du conseil municipal et ne sauraient être considérés comme manquant de mesure dans ce contexte (Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/12, § 44, 18 avril 2006 et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 40, 27 février 2001). À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a à maintes reprises affirmé que le libre débat politique est essentiel au fonctionnement démocratique (Roseiro Bento, précité, § 46 ; Féret c. Belgique, no 15615/07, § 63, 16 juillet 2009).

    37.  Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la présente affaire doit être distinguée de l’affaire Mika (précitée) au motif que, en l’espèce, l’intéressé était identifié expressément, la Cour observe que, pour qu’une critique soit efficace, elle peut parfois être dirigée contre des personnes nommément désignées, faute de quoi le débat public sur des questions d’intérêt général perdrait en substance et risquerait de devenir un concept fictif (Fedchenko c. Russie (no 2), no 48195/06, § 59, 11 février 2010).

    38.  Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour réitère que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek, précité, § 64, CEDH 1999-IV, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI, et Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011). Or, en l’espèce, la cour d’appel du Pirée a condamné le requérant à une peine d’emprisonnement de six mois avec sursis. À cet égard, la Cour rappelle que même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal et à ne payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts (Mor, précité, § 61), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant. Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004-XI, et Mor, précité,), risque que le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 176, 23 avril 2015).

    39.  En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit de celui-ci à la liberté d’expression. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    40.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    41.  Le requérant réclame 70 000 euros (EUR) pour préjudice moral, au motif qu’il a été qualifié de « diffamateur » et que, par la suite, il craignait de s’exprimer politiquement en tant que chef du parti de l’opposition au sein du conseil municipal sur des questions concernant l’île de Salamina.

    42.  Le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive et qu’un constat de violation constituerait une satisfaction suffisante.

    43.  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 3 000 EUR pour dommage moral.

    B.  Frais et dépens

    44.  Le requérant demande également 7 200 EUR pour les frais et dépens qu’il aurait engagés dans la procédure devant les juridictions internes et 12 300 EUR (10 000 EUR augmentés de 23 % de TVA) pour ceux qu’il aurait engagés dans la procédure devant la Cour. Quant à ces derniers, il précise qu’il a conclu un accord avec son avocat, aux termes duquel il lui verserait cette somme en cas d’issue favorable de sa requête devant la Cour.

    45.  S’agissant des frais et dépens qui auraient été exposés dans la procédure devant les juridictions internes, le Gouvernement soutient qu’ils n’ont pas de lien de causalité avec la violation alléguée, estimant qu’ils auraient de toute façon été exposés en raison des poursuites dont le requérant a fait l’objet. S’agissant de ceux qui auraient été exposés dans la procédure devant la Cour, ils ne sont, à ses yeux, ni justifiés ni nécessaires, au motif que l’affaire n’était pas complexe et que la procédure devant la Cour n’a eu lieu que par écrit. Quant à l’accord qui aurait été conclu entre le requérant et son avocat, il concerne, d’après le Gouvernement, des frais et dépens vagues et hypothétiques.

    46.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens relatifs à la procédure nationale. Tout en considérant que ces frais et dépens ont un lien de causalité avec la violation constatée (voir, dans ce sens, Lombardi et autres, précité, § 70), la Cour note que le requérant ne produit aucun justificatif de nature à démontrer que ces sommes ont effectivement été dépensées. En revanche, compte tenu de l’accord conclu entre le requérant et son représentant pour la procédure devant la Cour, elle estime raisonnable d’accorder au requérant 1 500 EUR à ce titre.

    C.  Intérêts moratoires

    47.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

    i.  3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 mars 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

        Abel Campos                                                            Kristina Pardalos
            Greffier                                                                      Présidente


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