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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SARUR v. TURKEY - 55949/11 (Judgment : No violation of Article 2 - Right to life (Article 2-1 - Life) (Substantive aspect)) French Text [2017] ECHR 402 (02 May 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/402.html
Cite as: [2017] ECHR 402, CE:ECHR:2017:0502JUD005594911, ECLI:CE:ECHR:2017:0502JUD005594911

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE SARUR c. TURQUIE

     

    (Requête no 55949/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    2 mai 2017

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     

     


    En l’affaire Sarur c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mars 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55949/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Celal Sarur (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 mai 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Devant la Cour, le requérant a été représenté par Me F. Gümüş, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le requérant se plaint d’une violation des articles 3, 13, 14 et 17 de la Convention en raison de l’explosion d’une mine antipersonnel lui ayant causé de graves blessures.

    4.  Le 12 décembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1989 et réside à Şırnak.

    6.  Il était âgé de 16 ans lorsque, le 21 octobre 2005, une mine antipersonnel enterrée à la frontière turco-syrienne explosa non loin de la tour d’observation no 292, au niveau des coordonnées des lignes 58-16, à proximité de Koçtepe (district de Şırnak), où il faisait paître ses animaux. Il fut gravement blessé au visage et aux mains.

    7.  Le même jour, l’oncle du requérant, A.S., accompagné de plusieurs personnes habitant non loin de la zone de l’explosion, trouvèrent le blessé et le firent transporter à l’hôpital de Cizre puis à celui de Diyarbakır. La vie du requérant put être sauvée, mais pas ses mains ni l’usage de ses yeux.

    A.  L’enquête pénale menée en l’espèce

    8.  Le 22 octobre 2005, le procureur de la République d’İdil (« le procureur de la République ») déclencha une enquête pénale.

    9.  Le même jour, à 6 heures, les autorités militaires firent un croquis détaillé des lieux de l’explosion. Selon le procès-verbal établi le même jour, le requérant s’était introduit dans une zone militaire minée à la poursuite de ses animaux. Le procès-verbal précisait que le terrain en question était entouré de barbelés et, tous les 50 mètres, de panneaux d’avertissement sur lesquels il était marqué « mines ».

    10.  Le 1er novembre 2005, les gendarmes recueillirent la déposition de A.S., qui déclara que, lorsqu’il avait trouvé son neveu, celui-ci lui avait dit qu’il s’était endormi pendant qu’il faisait paître ses animaux, qu’il avait vu ces derniers pénétrer dans le terrain miné, qu’il avait voulu les en faire sortir, que, à ce moment-là, il était tombé et qu’il y avait eu une explosion.

    11.  Le 30 janvier 2006, le père du requérant fut entendu par le procureur de la République. Il déclara que son fils avait perdu ses mains et la vue à cause de l’explosion, et qu’il ne portait pas plainte contre les responsables présumés des faits litigieux.

    12.  Le 2 mars 2006, le procureur de la République, rappelant que le père du requérant n’avait pas porté plainte à la suite des blessures subies par son fils et estimant que la responsabilité de l’accident incombait au requérant, rendit une ordonnance de non-lieu.

    13.  Le 10 mars 2006, cette ordonnance fut notifiée à la partie requérante.

    14.  Le requérant et ses parents ne formèrent pas de recours contre l’ordonnance en question.

    B.  L’action en indemnisation devant les instances administratives

    15.  Le 16 décembre 2005, les parents du requérant adressèrent au ministère de l’Intérieur une demande d’indemnisation pour dommages matériel et moral. Cette demande resta sans suite.

    16.  Le 17 mars 2006, les parents du requérant saisirent le tribunal administratif de Diyarbakır d’une action en réparation du préjudice qu’ils estimaient avoir subi en raison des blessures de leur fils. Agissant au nom de ce dernier, ils sollicitèrent une indemnisation de 275 000 livres turques (TRY) (environ 171 000 euros (EUR)) pour préjudice matériel et 25 000 TRY (environ 15 500 EUR) pour préjudice moral, ainsi que des intérêts moratoires sur ces sommes.

    17.  Le 8 septembre 2006, le tribunal administratif de Diyarbakır rendit une ordonnance d’incompétence et renvoya l’affaire devant le tribunal administratif de Mardin.

    18.  Le 22 mars 2007, le tribunal administratif de Mardin rendit son jugement sur le fond de l’affaire. Dans les attendus du jugement, il soulignait que le terrain miné était entouré de barbelés ainsi que de panneaux d’avertissement placés à intervalles réguliers. Considérant que le requérant avait pénétré sciemment dans le terrain en question, il conclut que celui-ci était fautif et, par conséquent, responsable de ses blessures. Eu égard à cette faute, le tribunal administratif estima que les conditions d’une responsabilité avec ou sans faute de l’administration n’étaient pas réunies en l’espèce et il rejeta la demande des intéressés.

    19.  À une date non précisée, les parents du requérant se pourvurent en cassation contre ce jugement devant le Conseil d’État.

    20.  Par un arrêt du 11 octobre 2010, le Conseil d’État rejeta leur pourvoi en cassation.

    21.  L’arrêt définitif du Conseil d’État fut notifié au requérant le 10 février 2011.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    22.  L’article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce ce qui suit :

    « Tous les actes et décisions de l’administration peuvent faire l’objet d’un recours judiciaire.

    (...)

    L’administration est tenue d’indemniser tout dommage résultant de ses activités, actes et décisions. »

    III.  LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

    23.  Aux termes de la Convention d’Ottawa sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (« la Convention d’Ottawa »), signée le 18 septembre 1997, chaque État partie s’engage, d’une part, à ne pas employer de mines antipersonnel et, d’autre part, à détruire toutes les mines antipersonnel ou à veiller à leur destruction dans les dix années suivant la date d’entrée en vigueur de ladite convention après approbation par son autorité interne. En outre, les zones minées doivent être signalées, surveillées et protégées par une clôture ou d’autres moyens afin d’empêcher les civils d’y pénétrer jusqu’à ce que toutes les mines y aient été détruites.

    24.  La Turquie est Partie à la Convention d’Ottawa depuis le 28 mars 2003. Celle-ci y est entrée en vigueur le 1er mars 2004.

    25.  Lors de la treizième Assemblée des États parties à la Convention d’Ottawa, tenue en décembre 2013, il a été décidé, conformément à la demande soumise par la Turquie, d’accorder une prolongation du délai de destruction des mines antipersonnel se trouvant dans les zones minées dans cet État. Ce délai a ainsi été repoussé au 1er mars 2022.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

    26.  Invoquant les articles 3, 13 et 17 de la Convention, le requérant soutient que l’État a manqué à son obligation de prendre des mesures appropriées pour prévenir les faits en question et, par conséquent, à son obligation de protéger son droit à la vie. Il reproche aux juridictions administratives d’avoir rejeté sa demande d’indemnisation.

    La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (İstanbullu et Aydın c. Turquie (déc.), nos 20793/07 et 29240/07, § 24, 29 septembre 2015), estime opportun d’examiner le grief du requérant sous le seul angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé dans son passage pertinent en l’espèce :

    « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

    27.  Il convient de noter, nonobstant le fait que le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 2 de la Convention, que la Cour a déjà examiné le grief soulevé sous l’angle de l’article 2 dans des affaires similaires dans lesquelles des victimes d’explosion avaient survécu à leurs blessures (Akdemir et Evin c. Turquie nos 58255/08 et 29725/09, § 46, 17 mars 2015, et Ünsal c. Turquie (déc.), no 39863/11, § 21, 17 mai 2016).

    A.  Sur la recevabilité

    28.  Le Gouvernement reproche au requérant de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes, et, en particulier, de ne pas avoir formé opposition contre l’ordonnance de non-lieu rendue le 2 mars 2006 par le procureur de la République d’İdil.

    29.  Le Gouvernement soutient ensuite que le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention commençait à courir à la date de la notification de l’ordonnance de non-lieu, à savoir le 10 mars 2006.

    30.  Le requérant ne répond pas aux exceptions soulevées par le Gouvernement.

    31.  La Cour rappelle qu’elle doit appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes en tenant dûment compte du contexte : le mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les États contractants sont convenus d’instaurer. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 § 1 de la Convention devait être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que cette règle ne s’accommodait pas d’une application automatique et ne revêtait pas un caractère absolu, et que, en contrôlant son respect, il fallait avoir égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de l’État contractant concerné, mais également du contexte dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle du requérant. Il lui faut dès lors examiner si, compte tenu de l’ensemble des circonstances de la cause, le requérant a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 59, CEDH 2000-VII, et Tarhan c. Turquie, no 9078/06, § 37, 17 juillet 2012). Il y a lieu de rappeler également qu’un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009).

    32.  En l’espèce, la Cour observe que les parents du requérant ont tenté d’obtenir, en s’adressant au tribunal administratif puis au Conseil d’État, une réparation du préjudice causé par les blessures de leur fils, voie de recours interne à exercer aux fins de la règle de l’épuisement. La question se pose dès lors de savoir si les intéressés devaient de surcroît former opposition contre l’ordonnance de non-lieu rendue par le procureur de la République.

    33.  À cet égard, il convient de rappeler que, lorsqu’est en cause une négligence de la part d’agents de l’État dans l’application de la réglementation relative à la destruction de projectiles militaires non explosés, une voie de réparation peut être considérée comme adéquate et suffisante et comme répondant au critère du « système judiciaire effectif », et que l’exercice de cette voie est nécessaire pour l’introduction d’une requête devant la Cour (Hayri Aslan et autres c. Turquie (déc.), no 18751/05, 30 novembre 2010). À ce sujet, la Cour rappelle également avoir conclu que la voie indemnitaire administrative était bien une voie de recours effective pour les proches de victimes décédées dans des circonstances similaires (Ercan Bozkurt c. Turquie, no 20620/10, § 57, 23 juin 2015, Yılmaz c. Turquie (déc.), no 7755/10, § 51, 24 mai 2016, et Sarıhan c. Turquie, no 55907/08, §§ 35-42, 6 décembre 2016).

    34.  Par conséquent, la Cour estime que, eu égard aux circonstances de la cause, il serait excessif de reprocher au requérant de ne pas avoir intenté le recours mentionné par le Gouvernement alors qu’il a exercé par l’intermédiaire de ses parents un recours en réparation devant les juridictions administratives.

    35.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que le requérant a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes.

    36.  Pour ce qui est de l’exception tirée de la règle des six mois, elle note que le requérant a introduit sa requête devant elle le 16 mai 2011, soit dans un délai de six mois à partir de la date à laquelle l’arrêt définitif du Conseil d’État avait été notifié, à savoir le 10 février 2011 (paragraphe 21 ci-dessus). Dès lors, il convient également de rejeter cette exception du Gouvernement.

    37.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le bien-fondé

    1.  Thèses des parties

    38.  Le requérant estime que le Gouvernement n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher toute personne de pénétrer dans la zone minée et qu’il a manqué à son obligation de protéger son droit à la vie.

    39.  Le Gouvernement ne se prononce pas sur le fond de l’affaire, se bornant à affirmer que la partie requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes dont elle disposait selon lui.

    2.  Appréciation de la Cour

    40.  La Cour rappelle les principes de sa jurisprudence en matière de droit à la vie. Tout d’abord, la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention, lequel se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 146-147, série A no 324), impose à l’État l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 117, CEDH 2015 (extraits)).

    41.  En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les blessures du requérant sont dues à l’explosion d’une mine antipersonnel dans le périmètre d’une zone militaire qui avait été minée par les autorités nationales.

    42.  Elle relève ensuite que le requérant n’a aucunement argué que l’État défendeur avait délibérément cherché à provoquer une atteinte à sa vie. Dans le contexte de la présente affaire, la tâche de la Cour consiste donc à déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, les autorités avaient pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher que la vie du requérant fût mise en danger.

    43.  À cet égard, la Cour rappelle que la présente affaire concerne l’exercice d’une activité militaire qui relevait de l’État, et dont la dangerosité ne faisait aucun doute et était pleinement connue des autorités nationales.

    44.  La Cour rappelle encore que, dans sa décision dans l’affaire Özdemir c. Turquie ((déc.), no 16197/06, 17 novembre 2015), elle a déclaré irrecevable un grief similaire, tiré de l’article 2 de la Convention, car le proche des requérants avait volontairement pénétré dans la zone militaire où des dispositifs de sécurité étaient en place.

    45.  En l’espèce, la Cour relève que le requérant a été gravement blessé après avoir pénétré sciemment dans le terrain miné. Elle observe aussi qu’il ressort du dossier que des panneaux avertissant de l’existence des mines antipersonnel étaient implantés tous les 50 mètres autour du terrain en cause, lui-même entouré de barbelés.

    46.  La Cour note que, à l’époque de l’incident, le requérant avait 16 ans et que, par conséquent, il était en mesure de comprendre les risques inhérents à son entrée dans un terrain miné interdit d’accès. Ainsi, eu égard aux dispositifs d’avertissement utilisés par les autorités nationales, elle estime qu’il a dû être au courant du fait que le terrain en question était miné (Sarıhan, précité § 55).

    47.  Malgré le caractère incontestablement tragique que revêt la présente affaire, la Cour constate que rien ne lui permet de mettre en cause le contenu des jugements rendus par les autorités judiciaires internes, puisque la partie requérante n’étaie pas devant elle, preuves à l’appui, la thèse de l’insuffisance des mesures de sécurité.

    48.  Au regard de l’ensemble des pièces du dossier relatives, notamment, aux différents actes d’enquête réalisés en droit interne, elle estime qu’il n’existe aucune raison laissant à penser que l’État défendeur n’aurait pas satisfait à ses obligations au regard de l’article 2 de la Convention.

    49.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

    50.  Le requérant estime, d’une manière générale, qu’il a fait l’objet d’un traitement discriminatoire en raison de son origine kurde. À ce titre, il dénonce une violation de l’article 14 de la Convention, qui se lit comme suit :

    « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

    51.  Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour relève que le requérant présente son assertion de manière très générale, sans étayer son grief.

    52.  Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR

    1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mai 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Laffranque et Turković.

    J.L.
    S.H.N.

     


    OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LAFFRANQUE ET TURKOVIĆ

    (Traduction)

     

    1.  Nous sommes au regret de ne pouvoir nous rallier à la conclusion selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention en l’espèce. De manière générale, nous nous fondons sur les mêmes instruments internationaux que ceux cités dans notre opinion dissidente jointe à l’arrêt Sarıhan c. Turquie (no 55907/08, 6 décembre 2016). Nous suivons aussi le raisonnement principal exposé dans cette opinion.

    2.  L’affaire Sarıhan (précitée) concernait l’explosion d’une mine antipersonnel ayant causé de graves blessures à un jeune berger qui faisait paître ses moutons à proximité d’un champ de mines, situé à 150 mètres de son village. De manière analogue, en l’espèce, le requérant a perdu la vue et ses deux mains à la suite de l’explosion d’une mine antipersonnel dans un périmètre qui avait été miné par les autorités nationales (paragraphe [41] de l’arrêt), et où il faisait paître ses bêtes.

    3.  La zone où la mine a explosé se trouve non loin de la frontière turco-syrienne, près de la tour d’observation no 292, à proximité de Koçtepe (district de Şırnak) (paragraphe [6] de l’arrêt). Par ailleurs, le champ de mines en question a été délibérément mis en place tout près d’endroits où il était connu que des enfants (en l’espèce, le requérant, qui avait seize ans à l’époque des faits) faisaient paître les moutons de leurs familles sans la surveillance d’adultes.

    4.  Il ressort du dossier que le requérant ne serait pas entré dans la zone minée si ses moutons n’avaient pas trouvé un moyen d’y pénétrer (paragraphe [10] de l’arrêt). Voilà encore une triste affaire qui confirme que les victimes de mines et de pièces d’artillerie n’ayant pas encore explosé appartiennent généralement surtout aux catégories sociales les plus pauvres, dont les membres prennent quotidiennement des risques lorsqu’ils cultivent leurs champs, font paître leurs troupeaux ou cherchent du bois de chauffage. Dans cette partie de la Turquie, il semble que ce soit la tâche des enfants de faire paître les troupeaux.

    5.  L’article 5 § 2 de la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (« la Convention d’Ottawa »), signée le 18 septembre 1997, oblige chaque État partie à s’assurer que toutes les zones minées sous sa juridiction ou son contrôle soient identifiées, marquées tout au long de leur périmètre, surveillées et protégées par une clôture ou d’autres moyens afin d’empêcher effectivement les civils d’y pénétrer, jusqu’à ce que toutes les mines antipersonnel contenues dans ces zones minées aient été détruites (cette destruction est requise par l’article 5 § 1 de la Convention d’Ottawa). En résumé, une zone minée doit être marquée de manière appropriée et, en pratique, ne doit pas être accessible. Cela est d’autant plus important dans le cas d’une zone minée où l’on peut prévoir que des enfants, qui sont plus vulnérables aux dangers des mines antipersonnel et auxquels l’explosion d’une mine est susceptible de causer un dommage plus grand[1], pourraient essayer d’entrer.

    6.  Dans la présente affaire, le fait que la zone minée ait été entourée de barbelés n’a pas empêché des moutons et le requérant de pénétrer dans le périmètre clôturé. Nous ne pouvons pas ignorer les efforts entrepris par l’État pour sécuriser la zone avec des barbelés ; cependant, pour rendre la mesure efficace, l’État aurait dû installer et entretenir la clôture pour qu’elle soit en bon état et empêche ainsi l’accès de civils. Une mesure ne permettant pas d’assurer ce niveau de protection, particulièrement lorsque l’État sait que l’on confie quotidiennement aux enfants la tâche de garder les troupeaux dans des pâturages se trouvant près d’une zone minée, revient à faire délibérément risquer leur vie à des enfants.

    7.  En outre, nous réaffirmons la position que nous avons défendue dans notre opinion dissidente jointe à l’arrêt Sarıhan (précité, § 9 de l’opinion) concernant les modes de marquage des zones minées. En l’espèce, des panneaux sur lesquels figurait le mot « mine » avaient été plantés au sol tous les cinquante mètres. Cependant, nous rappelons que le paragraphe 4 de l’annexe technique au Protocole sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des mines, pièges et autres dispositifs[2] indique notamment que la signalisation doit utiliser un symbole reconnaissable, comporter la mention « mines » dans les langues dominantes de la région et être placée autour du champ de mines ou d’une zone minée à une distance suffisante pour pouvoir être vue en tout point par un civil qui approche de la zone.

    8.  De plus, alors que, dans l’affaire Sarıhan (arrêt précité, §§ 11-14), les autorités avaient averti les habitants du danger et interdit l’accès à la zone, rien n’indique en l’espèce qu’elles aient diffusé un avertissement et/ou pris des mesures adaptées à l’âge d’un enfant pour sensibiliser aux dangers des mines[3]. Le site n’était pas non plus surveillé par des gardes. Dans de telles circonstances, il est d’autant plus important de marquer la zone de manière appropriée, d’installer une clôture adéquate et de la maintenir en bon état.

    9.  Par conséquent, comme nous l’avons souligné dans notre opinion dissidente jointe à l’arrêt Sarıhan (précité, §§ 12 et 13 de l’opinion), dans le cas où une faute de l’administration a contribué au dommage subi par la victime, le fait que les parents ou l’enfant lui-même aient fait preuve de négligence ne suffit pas à exonérer les autorités nationales de toute responsabilité. Si l’État a délibérément miné un endroit, la responsabilité et le coût des soins de réadaptation devraient être pris en compte dans le cadre d’un programme de rétablissement et de réintégration sociale, même si la victime, particulièrement s’il s’agit d’un enfant, a contribué au dommage causé par des mines parce qu’elle s’est comportée de manière négligente[4].

    10.  Nous concluons que l’État n’a pas pris des mesures suffisantes pour empêcher les civils, en particulier les enfants - qui constituent un groupe à risque spécial et qui sont plus vulnérables -, d’accéder à une zone minée et que, dès lors, l’État n’a pas pris des mesures suffisantes pour protéger la vie du requérant. De surcroît, comme dans l’affaire Sarıhan (précitée), nous considérons qu’en examinant la demande de réparation les juridictions nationales auraient dû prendre en compte la mesure dans laquelle ces manquements ont contribué, en sus de la négligence des parents, au dommage subi par le requérant.

    11.  À la lumière de ce qui précède, et contrairement à la majorité, nous estimons que l’État défendeur a manqué aux obligations matérielles et procédurales découlant pour lui de l’article 2 de la Convention et consistant à protéger la vie du requérant.

     



    [1].  Voir le rapport de Mme Graça Machel, experte désignée par les Nations unies, sur l’impact des conflits armés sur les enfants, 26 août 1996, ONU, documents officiels, A/51/306, §§ 111-126.

    [2].  Protocole sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des mines, pièges et autres dispositifs (Protocole II) (tel qu’il a été modifié le 3 mai 1996), 10 octobre 1980.

    [3].  En ce qui concerne la nécessité d’organiser des programmes de sensibilisation aux dangers des mines, voir la résolution 51/77 de l’Assemblée générale des Nations unies sur les droits de l’enfant, 20 février 1997, 51e session, ONU, documents officiels, A/RES/51/77. Voir aussi l’article 6 §§ 3 et 7 c) de la Convention d’Ottawa (précitée, paragraphe 5 de la présente opinion).

    [4].  Voir à cet égard l’article 6 § 3 de la Convention d’Ottawa, précitée.


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