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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KAPSIS AND DANIKAS v. GREECE - 52137/12 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (First Section)) French Text [2017] ECHR 78 (19 January 2017) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/78.html Cite as: CE:ECHR:2017:0119JUD005213712, ECLI:CE:ECHR:2017:0119JUD005213712, [2017] ECHR 78 |
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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE KAPSIS ET DANIKAS c. GRÈCE
(Requête no 52137/12)
ARRÊT
STRASBOURG
19 janvier 2017
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kapsis et Danikas c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Kristina Pardalos,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Robert Spano,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 décembre 2016
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 52137/12) dirigée contre la République hellénique et dont deux ressortissants de cet État, MM. Pantelis Kapsis et Dimitrios Danikas (« les requérants »), ont saisi la Cour le 7 août 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes V. Chirdaris et C. Argyropoulos, avocats au barreau d’Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les déléguées de son agent, Mme A. Dimitrakopoulou, assesseure au Conseil juridique de l’État, et Mme A. Magrippi, auditrice au Conseil juridique de l’État.
3. Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 10 de la Convention.
4. Le 7 avril 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1955 et en 1947 et résident à Athènes.
6. Le premier requérant est journaliste et ancien directeur du quotidien « TA NEA ». Le deuxième requérant est journaliste et chroniqueur dans le même quotidien.
7. Dans l’édition de ce journal du 17 décembre 2004, le deuxième requérant publia l’article suivant dans la rubrique traitant des coulisses de la vie politique intitulée « être cloué sur place » (Στήλη Άλατος) :
« Détail à double face. Une négative, une positive. Considérant la politique culturelle actuelle comme un jeu de société, le gouvernement a placé dans diverses commissions de la direction des théâtres une multitude de ses potes. Le très connu K.V., la valeur sûre de la droite, G.S., et la totale inconnue (παγκοίνως άγνωστη) P.M. C’est-à-dire un mélange d’une grosse comédie de la société cinématographique Finos et d’une troupe du Delfinario des années 80. Ne soyez pourtant pas pressés. Il n’est pas exclu que cette comédie et ce Delfinario agissent de manière moins intéressée, plus prudente et vertueuse. Le désintéressement et l’ignorance sont mille fois mieux que le demi-savoir d’un groupe d’amis élitiste. Les vieux inconscients des clubs de troisième âge (ΚΑΠΗ) de droite sont mieux que l’amoralisme glouton et cynique des « potes de gauche » qui manœuvrent et collent à chaque pouvoir, même celui de la junte. Ce sont ces limaces prétendument progressistes qui te font dire « Akakie, les pâtes oui, mais des « S » ! »
8. Cet article était inspiré de la nomination de l’actrice P.M. à la commission consultative des subventions de la direction des théâtres du ministère de la Culture, dont le choix des membres était effectué par la direction politique dudit ministère.
9. Le 19 avril 2005, P.M. saisit le tribunal de première instance d’Athènes d’une action en dommages-intérêts contre le premier requérant en tant que directeur du journal, contre le second requérant en tant qu’auteur de l’article susmentionné et contre l’éditeur du journal. Elle se disait victime d’insulte et d’atteinte à sa personnalité et réclamait, entre autres, la somme de 300 000 euros (EUR) pour dommage moral.
10. Par un arrêt du 14 juin 2006 (no 3313/2006), le tribunal de première instance condamna les trois défendeurs à verser solidairement à P.M. la somme de 30 000 EUR, en sus d’une partie du montant correspondant aux frais et dépens afférents à la procédure engagée.
11. Le tribunal de première instance relevait que l’article litigieux avait été rédigé à l’occasion de la nomination de la demanderesse comme membre de la commission consultative des subventions de la direction des théâtres du ministère de la Culture. Il considérait que l’utilisation des termes « totalement inconnue » dépassait le cadre de la critique légitime au motif qu’elle n’était pas objectivement nécessaire pour que le journaliste exprimât son opinion au sujet de cette nomination. Selon lui, par l’emploi de ces termes, le journaliste visait à porter atteinte à l’honneur de la demanderesse, exprimait une suspicion sur le statut moral et social de celle-ci et marquait un mépris pour sa personne. Le tribunal notait, en outre, que la contribution de la demanderesse à l’art du théâtre et à la représentation du pays à l’étranger en matière culturelle était considérable. À cet égard, il mentionnait sur plusieurs lignes les pièces de théâtre, films et séries télévisées dans lesquels P.M. avait joué et les postes associatifs qu’elle avait occupés.
12. Le 6 décembre 2006, les requérants interjetèrent appel contre cet arrêt devant la cour d’appel d’Athènes.
13. Par un arrêt du 29 août 2007 (no 5629/2007), la cour d’appel confirma le jugement attaqué. Elle réitérait les constats faits par le tribunal de première instance relativement à la carrière de la demanderesse et ajoutait ce qui suit :
« (...) en aucun cas, on ne pouvait tirer comme conclusion objective, compte tenu des activités diverses que la demanderesse avait menées pendant des décennies dans les domaines du théâtre, de la télévision et du cinéma, qu’en 2004 celle-ci était « totalement inconnue » comme l’avait prétendu le troisième défendeur [D. Danikas] dans son article. La nomination de la demanderesse à la position susmentionnée (...) reflétait de manière évidente une reconnaissance professionnelle et sociale [de celle-ci], en tant qu’actrice et qu’individu. La qualification faite par l’article litigieux laissait supposer que [la demanderesse] ferait preuve d’une insuffisance professionnelle et de capacités limitées dans l’exercice de ses fonctions. Les allégations du troisième défendeur (...) pouvaient faire croire aux lecteurs que seulement celui qui était connu et reconnu pouvait s’acquitter de ces fonctions, et non celui qui était « totalement inconnu » et donc vulnérable à tout type d’influence, comme [cela aurait été] le cas de la demanderesse.
Il ne fait pas de doute que le troisième défendeur, dans le cadre de l’information journalistique (...) du public concernant les « qualités » de la demanderesse (...), était en droit d’adresser des critiques défavorables et acerbes [à celle-ci]. Toutefois, dans le cas concret et compte tenu (...) de l’activité considérable, substantielle et productive de la demanderesse dans le domaine du théâtre grec - ce qui n’était pas ignoré par le troisième défendeur -, [celui-ci] a fait croire au lecteur moyen (...) à l’inexistence de toute compétence de [la demanderesse] à l’égard du théâtre. Il était loisible au troisième défendeur d’utiliser des termes plus anodins pour décrire les capacités de la demanderesse, comme « celle-ci n’était pas connue d’un grand cercle de personnes » (...). Les termes que [le troisième défendeur] a utilisés n’étaient pas nécessaires pour exprimer une opinion sur la nomination dont il s’agissait. (...) En procédant de la sorte, [le troisième défendeur ] visait à insulter [la demanderesse] et à porter atteinte à son honneur et à sa réputation (...). Le premier et le deuxième défendeur, qui avaient la responsabilité du choix du contenu du journal, ont accepté d’inclure [cet article] dans le journal, tout en sachant que son contenu revêtait un caractère attentatoire à la personnalité de la demanderesse (...). Évaluant la nature et la gravité de l’atteinte portée à la demanderesse, la qualité de celle-ci, la situation financière des défendeurs et le principe constitutionnel de proportionnalité, le tribunal considère que l’indemnité raisonnable qui devrait être accordée à la demanderesse s’élève à 30 000 euros (...). »
14. Il ressort du dossier que, le 15 novembre 2007, la société éditrice du quotidien « TA NEA » a versé à P.M. 30 000 EUR ainsi qu’une partie du montant correspondant aux frais et dépens liés à la procédure devant la cour d’appel.
15. Le 10 décembre 2007, les requérants se pourvurent en cassation.
16. Le 16 décembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi (arrêt no 1852/2011), et elle condamna les requérants aux dépens, d’un montant de 2 700 EUR. Elle considérait que la cour d’appel avait correctement interprété le droit interne et international pertinent, y compris l’article 10 de la Convention, et que la motivation de son arrêt était légale et ne comportait ni contradictions ni lacunes. Elle estimait notamment que l’emploi des termes « totalement inconnue » avait été fait de manière délibérée et constituait une expression de mépris à l’égard de l’actrice. Selon la haute juridiction, ces termes étaient de nature à être interprétés, selon la logique humaine et le bon sens du lecteur moyen, comme signifiant que la demanderesse n’avait aucune expérience dans le domaine du théâtre et était une « nullité » en la matière. L’arrêt no 1852/2011 fut archivé le 13 février 2012, date à partir de laquelle, selon le certificat de la Cour de cassation daté du 12 juillet 2012, la délivrance d’une copie certifiée conforme était possible.
17. Il ressort du dossier que, le 22 février 2012, la société éditrice du quotidien « TA NEA » a versé à P.M. le montant correspondant aux frais et dépens liés à la procédure devant la Cour de cassation.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
18. Les articles pertinents en l’espèce de la Constitution, du code civil et du code pénal sont décrits dans l’arrêt Koutsoliontos et Pantazis c. Grèce, (nos 54608/09 et 54590/09, 22 septembre 2015, §§ 22-25).
19. L’article 914 du code civil est ainsi libellé :
« Celui qui, en violation de la loi, cause par sa faute un dommage à autrui, est tenu à réparation. »
20. La loi no 1178/1981 relative à la responsabilité civile de la presse, telle qu’amendée par l’article unique, paragraphe 4, de la loi no 2243/1994, dispose ce qui suit en son article unique :
« 1. Le propriétaire de toute publication est tenu à la réparation intégrale du dommage matériel illégal et pécuniaire et du dommage moral qui ont été causés par un article qui porte atteinte à l’honneur ou la réputation de toute personne, même si l’imputabilité prévue à l’article 914 du code civil, ou l’intention prévue à l’article 919 du code civil, ou la connaissance et l’ignorance imputable à une faute prévues à l’article 920 du code civil s’appliquent au rédacteur de cet article ou, si celui-ci est inconnu, à l’éditeur ou au rédacteur en chef de la publication.
2. Le montant minimum des dommages-intérêts pour préjudice moral est, conformément à l’article 932 du code civil, de dix millions de drachmes (...). »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
21. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit à la liberté d’expression en raison de leur condamnation au civil à verser solidairement avec l’éditeur du journal des dommages-intérêts à P.M. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
22. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
23. Estimant que leur condamnation au civil à verser des dommages-intérêts à P.M. a entravé l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, les requérants soutiennent que l’ingérence ainsi alléguée n’était ni proportionnée au but légitime poursuivi ni nécessaire dans une société démocratique. En premier lieu, ils allèguent que la phrase « totalement inconnue » était un jugement de valeur concernant une personne susceptible de susciter l’intérêt du public et qu’elle s’inscrivait dans le contexte d’une rubrique caractérisée par un ton caustique, qui contribuait selon eux à un débat politique. Ils ajoutent que les juridictions internes se sont uniquement focalisées sur la phrase en cause. Or, à leurs yeux, la lecture de l’ensemble de l’article permettait de conclure que le second requérant s’était prononcé de manière favorable quant à la nomination de P.M. D’après eux, en tout état de cause, le second requérant a uniquement exprimé l’avis que P.M. n’était pas largement connue, de sorte que la phrase en cause n’aurait pu être comprise comme qualifiant l’intéressée d’« inapte ». Se prévalant de la jurisprudence de la Cour, les requérants se plaignent de la position des juridictions internes selon laquelle les termes « celle-ci n’était pas connue d’un grand cercle de personnes » auraient à eux seuls suffi pour que le second requérant exprimât ses pensées. Or, selon eux, le rôle des juridictions internes consistait à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention du journaliste justifiaient un éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération.
24. En second lieu, les requérants estiment que le montant des dommages-intérêts n’était pas proportionné au but légitime poursuivi. Ils considèrent que le montant en cause était excessif et que les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions sur ce point. Ils ajoutent à cet égard que les tribunaux nationaux auraient pu, par exemple, prendre en compte leurs revenus. Ils précisent que ledit montant a déjà été versé à P.M. par la société éditrice du quotidien « TA NEA ».
25. Le Gouvernement soutient que l’ingérence en cause était prévue par la loi, à savoir par l’article unique de la loi no 1178/1981, les articles 57 à 59, 914 et 932 du code civil, combinés avec les articles 361 et 367 du code pénal. Il précise que, de plus, cette ingérence poursuivait un but légitime, à savoir notamment la protection de la personnalité et de la réputation d’autrui. Le Gouvernement indique aussi que les juridictions internes ont respecté le juste équilibre entre, d’une part, la protection de la réputation de P.M., et, d’autre part, la liberté de la presse. Il ajoute que lors de la procédure menée en l’espèce, qui était selon lui conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention, les juridictions nationales ont pris en considération non seulement les termes « totalement inconnue » mais aussi tous les critères établis par la jurisprudence de la Cour. À ce sujet, il précise qu’elles ont notamment pris en compte la fausseté de la qualification en cause et la connaissance que le second requérant en aurait eue, la possibilité de se baser sur des faits pour établir la fausseté en question, l’influence de l’article et du journal sur l’opinion publique et l’absence d’utilité de la qualification litigieuse pour un débat d’intérêt général.
26. Le Gouvernement ajoute que les juridictions internes ont considéré que la phrase en cause constituait une insulte à P.M. et contenait une qualification susceptible d’être prouvée. Il estime par conséquent que, sur ce point, l’affaire en cause se distingue de l’affaire I Avgi Publishing and Press Agency S.A. et Karis c. Grèce (no 15909/06, 5 juin 2008). Il précise que, dans la présente affaire, la gravité de la qualification exigeait une base factuelle suffisante. Il indique que, en l’absence d’une telle base, la réputation de la demanderesse devait être protégée, et ce, selon lui, d’autant plus que le journaliste souhaitant exprimer une opinion critique aurait pu le faire sans avoir recours à des expressions insultantes. Le Gouvernement ajoute que P.M. n’était pas une personne publique et que la phrase incriminée, qui aurait été infondée et inexacte, ne servait pas l’intérêt public. Il indique également que les juridictions internes suivent la jurisprudence de la Cour dans des affaires similaires, et il soumet devant la Cour des arrêts rendus par la Cour de cassation.
27. Le Gouvernement allègue en outre que les juridictions internes n’ont pas sanctionné pénalement les requérants, mais qu’elles les ont uniquement condamnés au versement de dommages-intérêts. Il est d’avis que le montant en cause est proportionné au but légitime poursuivi, eu égard en particulier à la nature de l’atteinte portée à la demanderesse, à la publicité que l’affaire aurait suscitée et à la culpabilité et à la situation sociale et financière des défendeurs. Le Gouvernement argue enfin que les requérants n’ont pas subi le moindre préjudice. À cet égard, il indique que, lors de la procédure en cause, les juridictions internes ont uniquement déclaré que les requérants devaient verser des dommages-intérêts à P.M., et il précise ne pas savoir si les intéressés ont effectivement procédé au règlement. Il indique également que la carrière des requérants a continué sans entraves, voire a même progressé.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
28. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation au civil des requérants a constitué une ingérence dans l’exercice du droit de ceux-ci à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification de l’ingérence
29. La Cour rappelle qu’une ingérence est contraire à la Convention si elle ne respecte pas les exigences prévues au paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si l’ingérence en cause était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI).
i. Prévue par la loi
30. Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 57 à 59, 914 et 932 du code civil, combinés avec les articles 361 et 367 du code pénal, ainsi que, en ce qui concerne l’éditeur du journal, l’article unique de la loi no 1178/1981.
ii. But légitime
31. La Cour considère que l’ingérence visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’espèce de P.M. (voir, mutatis mutandis, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 42, CEDH 2003-V, et Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 38, CEDH 2002-II). Il reste à vérifier si l’ingérence en question était « nécessaire dans une société démocratique ».
iii. Nécessaire dans une société démocratique
α) Principes généraux
32. La Cour rappelle que son rôle consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle considère l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants », ainsi que si l’ingérence était « proportionnée au but légitime poursuivi » et nécessaire dans une société démocratique. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II).
33. La Cour souligne d’emblée le rôle éminent de la presse dans une société démocratique en tant que « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). En raison de ce rôle, la liberté journalistique implique aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 34, CEDH 2002-II).
34. S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’un individu, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015).
35. De surcroît, dans le contexte d’une procédure pour diffamation ou injure, la Cour doit mettre en balance un certain nombre de facteurs supplémentaires lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée. Tout d’abord, s’agissant de l’objet des propos litigieux, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 117-121, CEDH 2015 (extraits), Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103). Ce principe ne s’applique pas uniquement dans le cas de l’homme politique mais s’étend à toute personne pouvant être qualifiée de personnage public, à savoir celle qui, par ses actes (voir, en ce sens, Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche, no 34315/96, § 37, 26 février 2002, et News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 54, CEDH 2000-I) ou sa position même (Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche (no 2), no 10520/02, § 36, 14 décembre 2006), entre dans la sphère de l’arène publique (voir aussi Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 110, CEDH 2012). La Cour doit en outre vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10 de la Convention, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70 in fine, CEDH 2004-VI).
β) Application de ces principes à la présente espèce
36. Dans la présente affaire, la Cour observe que les parties ont axé leur argumentation sur la nécessité de l’ingérence en cause. Elle se penchera par conséquent sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants, en prenant notamment en compte la nature des termes litigieux et le statut de la personne visée par ceux-ci.
37. En ce qui concerne la nature des propos incriminés, la Cour considère que la phrase « totalement inconnue », lue dans son contexte, est plutôt un jugement de valeur non susceptible d’être prouvé, et non pas un fait dont la matérialité peut être objectivement établie. Au demeurant, cette phrase n’était pas dépourvue de toute base factuelle puisque, comme il ressort du dossier, P.M., qui était une actrice, n’avait pas occupé de fonction publique dans le passé. Qui plus est, l’article litigieux ne véhiculait pas d’informations au vrai sens du terme mais faisait partie d’une rubrique traitant des coulisses de la vie politique, laquelle, comme souvent s’agissant de rubriques similaires, se caractérisait par un ton caustique à l’égard de toutes personnes et situations politiques faisant l’objet de commentaires.
38. La Cour note en outre que, comme il ressort des arrêts des juridictions internes, ces dernières n’ont pas transposé les propos incriminés dans le contexte général de l’affaire pour évaluer l’intention des requérants. En effet, la phrase « totalement inconnue » était suivie par des commentaires plutôt favorables sur la nomination de P.M. À titre d’exemple, l’article indiquait que la contribution des nouveaux membres, y compris P.M., était « mieux que le demi-savoir d’un groupe d’amis élitiste » (voir paragraphe 7 ci-dessus). La Cour est d’avis que les juridictions internes auraient dû replacer la phrase litigieuse dans son contexte, auquel cas celle-ci aurait pu revêtir une connotation différente. Au contraire, les juridictions nationales ont examiné la phrase litigieuse en la détachant du contexte de l’article pour conclure que les termes « celle-ci n’était pas connue d’un grand cercle de personnes » auraient suffi pour que le second requérant exprimât ses pensées (voir paragraphe 13 ci-dessus). Or le rôle des juridictions internes dans une telle procédure ne consiste pas à indiquer à l’intéressé le style à employer lorsque celui-ci exerce son droit de critique, même de manière acerbe. Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération (I Avgi Publishing and Press Agency S.A. & Karis, précité, § 33).
39. Ensuite, en ce qui concerne le statut de la cible des propos incriminés, la Cour note que la direction politique du ministère de la Culture avait nommé P.M. en tant que membre de la commission consultative des subventions de la direction des théâtres, que l’intéressée était ainsi amenée à occuper un poste quasiment politique et à exercer des fonctions publiques et qu’elle ne pouvait donc être assimilée à un « simple particulier ». Dès lors, les personnes impliquées dans l’affaire agissaient dans un contexte public et l’article incriminé contribuait à un débat d’intérêt général (Von Hannover (no 2), précité, § 109). De surcroît, l’article ne visait P.M. qu’en sa seule qualité de membre de ladite commission. Partant, en cette qualité, P.M. devait s’attendre à ce que sa nomination fût soumise, de la part de la presse, à un examen scrupuleux pouvant aller jusqu’à des critiques sévères. La Cour rappelle en ce sens que l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel : ce sont là les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000-X). Par conséquent, en l’occurrence, les expressions utilisées par le second requérant ne sauraient être jugées comme étant des offenses gratuites.
40. Enfin, s’agissant du rapport de proportionnalité de la somme allouée avec l’atteinte causée à la réputation de P.M., la Cour constate que les juridictions compétentes ont condamné solidairement les défendeurs, parmi lesquels les requérants, à verser à l’intéressée la somme de 30 000 EUR à titre de dommages-intérêts. Elle note tout d’abord que les juridictions internes indiquent avoir pris en considération la nature et la gravité de l’atteinte portée à la demanderesse, le statut de celle-ci, la situation financière des défendeurs et le principe constitutionnel de proportionnalité. Or il apparaît que les tribunaux nationaux ont pris en compte ces éléments de manière générale et qu’ils n’ont pas, par exemple, procédé à une analyse de la situation financière des requérants. Par ailleurs, de l’avis de la Cour, le fait que la somme allouée par les juridictions internes a été versée à P.M. par la société éditrice du quotidien « TA NEA » n’est pas susceptible de modifier la situation. En effet, pareilles sanctions risquent inévitablement de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elles sont de nature à entraver la presse dans l’accomplissement de sa tâche d’information et de contrôle (Conceição Letria c. Portugal, no 4049/08, § 43, 12 avril 2011, Público - Comunicação Social, S.A. et autres c. Portugal, no 39324/07, § 55, 7 décembre 2010, et Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 70, CEDH 2006-X).
41. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation des requérants au civil à verser des dommages-intérêts à P.M., que la sanction n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et que cette condamnation ne répondait pas à un « besoin social impérieux » et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.
42. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
43. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
44. Les requérants réclament conjointement 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils disent avoir subi, précisant que cette somme correspond au montant des dommages-intérêts alloués à P.M. par les juridictions internes.
45. Au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi, les requérants réclament 30 000 EUR chacun en raison notamment de l’angoisse et la détresse qu’ils auraient ressenties au cours de la procédure litigieuse.
46. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas subi de dommage matériel ou moral. En particulier, en ce qui concerne les sommes réclamées au titre du préjudice matériel, il indique qu’il ne ressort pas du dossier que les requérants les ont eux-mêmes versées à P.M.
47. S’agissant du dommage moral allégué, il est d’avis qu’un éventuel constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante. En tout état de cause, il soutient que les montants réclamés sont excessifs et infondés.
48. La Cour note qu’il ressort du dossier que la somme réclamée au titre du préjudice matériel a été versée par la société éditrice du quotidien « TA NEA », et non pas par les requérants. Dès lors, elle considère que les requérants n’ont pas subi un dommage matériel quelconque.
49. La Cour estime en revanche que les requérants ont souffert un préjudice moral certain, du fait de la violation de leur droit garanti par l’article 10 de la Convention. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 2 000 EUR pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
50. Les requérants demandent conjointement 2 700 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, ainsi que 1 500 EUR pour ceux engagés devant la Cour. En ce qui concerne ces derniers, ils produisent une facture sur laquelle figure le nom du premier requérant ainsi que la somme réclamée.
51. Le Gouvernement indique, en premier lieu, que la somme de 2 700 EUR a été versée à P.M. par la société éditrice du journal « TA NEA », et non pas par les requérants, et, en second lieu, que les frais sollicités ne sont pas justifiés et que la somme demandée est excessive.
52. La Cour rappelle que l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 de la Convention présuppose que se trouvent établis la réalité de ceux-ci, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI).
53. En l’occurrence, eu égard au fait que les requérants n’ont pas versé la somme de 2 700 EUR à P.M., la Cour rejette la partie de la demande y afférente.
54. En revanche, en ce qui concerne les frais et dépens engagés devant elle et eu égard au justificatif produit et aux critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d’allouer au premier requérant 1 500 EUR à cet égard, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt. Elle considère en outre que le Gouvernement doit verser cette somme directement sur le compte bancaire indiqué par l’avocat de l’intéressé (Taggatidis et autres c. Grèce, no 2889/09, § 37, 11 octobre 2011).
C. Intérêts moratoires
55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité d
e prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i) 2 000 EUR (deux mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 1 500 EUR (mille cinq cents euros) au premier requérant, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt, pour frais et dépens, somme à verser sur le compte bancaire indiqué par son avocat ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Renata Degener Mirjana Lazarova Trajkovska
Deputy Registrar President