ETE v. TURKEY - 35575/12 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 604 (03 September 2019)


BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?

No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!



BAILII [Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback]

European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ETE v. TURKEY - 35575/12 (Judgment : Article 10 - Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2019] ECHR 604 (03 September 2019)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/604.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2019:0903JUD003557512, CE:ECHR:2019:0903JUD003557512, [2019] ECHR 604

[New search] [Contents list] [Help]


 

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ETE c. TURQUIE

( Requête n o 35575/12 )

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

3 septembre 2019

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l ' affaire Ete c. Turquie ,

La Cour européenne des droits de l ' homme ( deuxième section ), siégeant en un comité composé de   :

Valeriu Griţco , président,
Egidijus Kūris ,
Darian Pavli , juges ,
et de Hasan Bakırcı , greffier adjoint d e section ,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 juillet 2019 ,

Rend l ' arrêt que voici, adopté à cette date   :

PROCÉDURE

1.     À l ' origine de l ' affaire se trouve une requête (n o 35575/12) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, M me   Fehime Ete   la requérante   »), a saisi la Cour le 11 mai 2012 en vertu de l ' article   34 de la Convention de sauvegarde des droits de l ' homme et des libertés fondamentales («   la Convention   »).

2.     La requérante a été représentée par M es   R. Yalçındağ Baydemir et S.   Ç elebi , avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc («   le Gouvernement   ») a été représenté par son agent.

3.     Le 11 décembre 2017 , le grief concernant l ' atteinte qui aurait été portée au droit de la requérante à la liberté d ' expression et à la liberté de réunion a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l ' article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

  1. LES CIRCONSTANCES DE L ' ESPÈCE
4.     La requérante est née en 1960 et réside à Siirt.

5 .     Par un acte d ' accusation datant du 12 février 2007, le procureur de la République de Baykan   le procureur   ») inculpa la requérante du chef de propagande en faveur d ' une organisation terroriste. Ce procureur reprochait à la requérante d ' avoir distribué une pétition et recueilli des signatures pour le compte du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation terroriste). Le contenu de la pétition litigieuse pouvait se lire comme suit   :

«   Je, en tant que résident du Kurdistan, considère et reconnais que l ' estimé Abdullah Öcalan est le représentant d ' une volonté politique au Kurdistan.   »

6.     Le 10 avril 2010, la cour d ' assises de Diyarbakır reconnut la requérante coupable de l ' infraction de propagande en faveur d ' une organisation terroriste et condamna celle-ci à un an et huit mois d ' emprisonnement en application de l ' article 7 § 2 de la loi n o 3713. Cette juridiction exposa que la requérante avait participé à une campagne de pétition qui avait pour but de rallier le public au PKK et à sa cause et avait distribué la déclaration litigieuse pour obtenir des signatures du public visé. Elle considéra que l ' acte de la requérante ne pouvait pas être couvert par le droit de pétition reconnu par la Constitution dans la mesure où, à ses yeux, il s ' analysait en une activité visant à porter atteinte à l ' unité indivisible de la nation et à l ' ordre libre, laïque et démocratique de l ' État.

7.     Le 20 septembre 2011, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante et confirma le jugement de la cour d ' assises.

8.     Le 23 mars 2013, la cour d ' assises, prenant acte de l ' entrée en vigueur de la loi n o   6352 (paragraphe 12 ci-dessous), décida de surseoir à l ' exécution de la peine infligée à la requérante, en application de l ' article 1 provisoire de cette loi.

  1. LE DROIT INTERNE PERTINENT
    1. L ' article 7 § 2 de la loi n o 3713
9.     L ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était libellé comme suit   :

«   Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l ' alinéa ci - dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine d ' un an à cinq ans d ' emprisonnement ainsi qu ' à une peine d ' amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (...)   »

10.     Après avoir été modifié par la loi n o 5532, entrée en vigueur le 18   juillet 2006, l ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 disposait ce qui suit   :

«   Quiconque fait de la propagande en faveur d ' une organisation terroriste sera condamné à une peine d ' un an à cinq ans d ' emprisonnement. (...)   »

11.     Depuis la modification opérée par la loi n o 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition se lit ainsi   :

«   Quiconque fait de la propagande en faveur d ' une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l ' apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l ' utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine d ' un an à cinq ans d ' emprisonnement. (...)   »

  1. La loi n o 6352

12 .     La loi n o 6352, intitulée «   loi portant modification de diverses lois aux fins de l ' optimisation de l ' efficacité des services judiciaires et de la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le b iais de la presse et des médias   »   la loi   n o   6352   »), est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article   1 provisoire, alinéas 1 c) et 3, qu ' il sera sursis pendant une période de trois ans à l ' exécution de toute peine devenue définitive, consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans infligée pour la commission d ' une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d ' autres moyens de communication de la pensée et de l ' opinion, à la condition que l ' infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L ' ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
13.     La requérante dénonce une atteinte à son droit à la liberté d ' expression et à la liberté de réunion en raison de sa condamnation pénale. Elle invoque les articles 10 et 11 de la Convention au soutien de ses prétentions.

14.     Rappelant qu ' elle n ' est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu ' elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d ' un grief en examinant celui-ci sur le terrain d ' articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant ( Radomilja et autres c. Croatie [GC] , n os 37685/10et 22768/12 , § 126, 20 mars 2018), la Cour estime qu ' il convient d ' examiner ces griefs sous le seul angle de l ' article   10 de la Convention.

  1. Sur la recevabilité
15.     Le Gouvernement soulève deux exceptions d ' irrecevabilité tenant au non-épuisement des voies de recours internes et à l ' absence de statut de victime de la requérante. D ' une part, il allègue que l ' intéressée aurait dû saisir la Cour constitutionnelle dans la mesure où, par son arrêt du 23 mars 2013, la cour d ' assises a révisé sa décision en prononçant le sursis à l ' exécution de la peine qui lui a été infligée. D ' autre part, il soutient que la requérante n ' a plus le statut de victime dans la mesure où elle a bénéficié d ' un sursis à l ' exécution des peines prononcées à son égard.

16.     La requérante conteste les arguments du Gouvernement. Elle explique que la décision du 23 mars 2013 par laquelle la cour d ' assises a sursis à l ' exécution de sa peine n ' a pas eu d ' incidence sur sa situation juridique dans la mesure où elle avait déjà exécuté sa peine. Elle argue aussi qu ' elle est toujours victime d ' une violation de la Convention à ce titre.

17.     S ' agissant de la première exception, la Cour rappelle avoir déjà jugé que la suspension de l ' exécution des peines prévue par la loi n o 6352 ne constituait pas une révision du fond de l ' affaire, mais bien une modification portant sur la durée des peines prononcées sur le fondement de la loi n o   3713 et devenues définitives ( Öner et Türk c. Turquie , n o 51962/12 , § 17, 31   mars 2015) . En l ' espèce, la procédure interne avait pris fin par l ' arrêt du 20   septembre 2011 de la Cour de cassation et, partant, la peine prononcée à l ' encontre de la requérante était devenue définitive avant le 23 septembre 2012, date à laquelle les dispositions relatives au recours individuel devant la Cour constitutionnelle sont entrées en vigueur. Partant, la Cour rejette l ' exception de non-épuisement des voies de recours internes avancée par le Gouvernement.

18.     Quant à la deuxième exception, la Cour estime que la mesure de sursis à l ' exécution de la peine ne peut passer pour prévenir ou réparer les conséquences de la procédure pénale dont l ' intéressée a directement subi les dommages, en raison de l ' atteinte à l ' exercice de sa liberté d ' expression qui en découle (voir, mutatis mutandis , Aslı Güneş c.   Turquie (déc.), n o   53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie , n o   56566/00, §§   32 et   33, 24 janvier 2006, et Ergündoğan c. Turquie , n o   48979/10, § 17, 17   avril 2018). Il convient donc de rejeter également cette exception.

19.     Constatant par ailleurs que la requête n ' est pas manifestement mal fondée au sens de l ' article 35 § 3 a) de la Convention et qu ' elle ne se heurte à aucun autre motif d ' irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond
20.     La requérante soutient que sa condamnation pénale a méconnu son droit à la liberté d ' expression.

21.     Le Gouvernement soutient que si l ' existence d ' une ingérence devait être reconnue par la Cour, cette ingérence dans l ' exercice du droit de la requérante à la liberté d ' expression était prévue par l ' article 7 § 2 de la loi n o 3713 et qu ' elle poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la défense de l ' ordre et de la prévention du crime. Selon le Gouvernement, la requérante avait participé à une pétition qui avait pour but de soutenir le leader du PKK et de légitimer la violence. Il estime que, pour cette raison, l ' ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

22.     La Cour note que, en l ' espèce, la requérante se plaint de sa condamnation au pénal du chef de propagande en faveur d ' une organisation terroriste, en raison de sa participation à la campagne de pétition litigieuse - condamnation dont il a été sursis à l ' exécution en application de l ' article   1 provisoire de la loi n o 6352. Elle considère que la sanction pénale ainsi infligée à la requérante, même assortie d ' un sursis à l ' exécution, compte tenu de l ' effet dissuasif qu ' elle a pu provoquer, constitue une ingérence dans le droit de l ' intéressée à la liberté d ' expression ( Erdoğdu c. Turquie , n o   25723/94, § 72, CEDH 2000 - VI, et Ergündoğan , précité, §   26   ; voir aussi, a contrario , Otegi Mondragon c. Espagne , n o   2034/07, § 60, CEDH   2011).

23.     Elle observe en outre que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l ' article   7 § 2 de la loi n o   3713, et qu ' elle poursuivait des buts légitimes au regard de l ' article 10   §   2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la défense de l ' ordre et la prévention du crime.

24.     Quant à la nécessité de l ' ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d ' expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], n o 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Belge c. Turquie (n o 50171/09, §§ 31, 34 et 35, 6   décembre 2016).

25.     Elle note que, en l ' espèce, la requérante a été condamnée au pénal pour propagande en faveur d ' une organisation terroriste en raison du contenu d ' une pétition qu ' elle avait distribuée. Examinant le texte de la pétition incriminé, lequel indiquait principalement que le signataire de la pétition «   considérait et reconnaissait que Abdullah Öcalan était le représentant d ' une volonté politique au Kurdistan   », (paragraphe 5 ci - dessus), elle estime que cette pétition, prise dans son ensemble, ne peut être considérée comme contenant un appel à l ' usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine, ce qui est à ses yeux l ' élément essentiel à prendre en considération ( Sürek c. Turquie (n o 4) [GC], n o 24762/94, § 58, 8   juillet 1999, Belek et   Velioğlu c. Turquie , n o   44227/04, § 25, 6 octobre 2015).

26.     Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure prise par les autorités internes à l ' égard de la requérante ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu ' elle n ' était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n ' était pas nécessaire dans une société démocratique.

27.     Partant, il y a eu violation de l ' article 10 de la Convention.

  1. SUR L ' APPLICATION DE L ' ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
28.     La requérante réclame 2 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 10   000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu ' elle estime avoir subi. Présentant en outre un relevé d ' honoraires émanant de ses avocats, elle demande 1 786,56   EUR pour les frais de représentation.

29.     Le Gouvernement soutient que la demande présentée pour dommage matériel n ' est pas étayée par des documents pertinents et qu ' elle est excessive. S ' agissant de la demande formulée pour dommage moral, il soutient qu ' elle ne présente pas de lien de causalité avec la violation alléguée et que, en tout état de cause, elle est non étayée et excessive et ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour. Pour ce qui est de la demande relative aux frais d ' avocat, il expose que la requérante n ' a pas suffisamment étayé cette prétention.

30.     La Cour n ' aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu ' il y a lieu d ' octroyer à la requérante 2 500 EUR pour préjudice moral. S ' agissant des frais d ' avocat, la Cour accorde la somme de 1 786,56   EUR à la requérante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L ' UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête recevable
  2. Dit qu ' il y a eu violation de l ' article 10 de la Convention   ;
  3. Dit

a)     que l ' État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement   :

  1. 2   500   EUR ( deux mille cinq cent euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d ' impôt sur cette somme, pour dommage moral   ;
  2. 1   786,56   EUR (mille sept cent quatre-vingt-six euros et cinquante-six centimes), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d ' impôt sur cette somme, pour frais et dépens   ;

b)     qu ' à compter de l ' expiration dudit délai et jusqu ' au versement, ces montants seront à majorer d ' un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage   ;

  1. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 septembre 2019 , en application de l ' article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président


BAILII: Copyright Policy | Disclaimers | Privacy Policy | Feedback | Donate to BAILII
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2019/604.html