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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ZUMRUT v. TURKEY - 27167/12 (Judgment : Article 6 - Right to a fair trial : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 229 (17 March 2020) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/229.html Cite as: CE:ECHR:2020:0317JUD002716712, [2020] ECHR 229, ECLI:CE:ECHR:2020:0317JUD002716712 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ZÜMRÜT c. TURQUIE
(Requête no 27167/12)
ARRÊT
STRASBOURG
17 mars 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Zümrüt c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président,
Ivana Jelić,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 février 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27167/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Osman Zümrüt (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Mes İ. Ayrancı et H. Kayhan, avocats à Samsun. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 26 avril 2018, les griefs concernant l’impossibilité à laquelle le requérant dit avoir été confronté de se pourvoir contre le jugement de première instance et l’atteinte qu’il estime avoir subie à son droit à la liberté d’expression ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1944 et réside à Samsun.
5. À l’époque des faits, il était chroniqueur au quotidien local Haber.
6. Par un acte d’accusation du 8 avril 2011, le procureur de la République de Samsun l’inculpa de l’infraction d’insulte à raison du contenu d’un article intitulé « Être sujet du Dieu tout-puissant et se réfugier auprès du Dieu tout-puissant [pour se protéger des] chiens de R.[1] », publié par l’intéressé dans le numéro du 2 mars 2011 du quotidien en question. Pour le procureur, cet article portait atteinte à l’honneur, à la dignité et à la réputation de S.K., député de l’AKP (Parti de la justice et du développement), le parti au pouvoir, qui avait déposé plainte à la suite de sa publication. Les passages de l’article qui étaient, cités dans l’acte d’accusation se lisaient comme suit :
« (...) Si vous vous attachez à R., vous serez les soldats du diable (...) »
« (...) Ô croyants [de] ma Turquie et [de] mon Samsun, (...) ne soyez pas les sujets de ceux qui [veulent] vous [transformer en] esclaves [et] vous subjuguer et qui vous distribuent du charbon, des pâtes, etc. Soyez les sujets de Dieu (...) »
« (...) Toutes les peurs ne proviennent pas de l’AKP, elles viennent de vous. Si vous vous attachez à l’AKP plutôt qu’à Dieu tout-puissant (...) et que vous continuez à être les sujets de l’AKP, [vous serez] l’origine et la cause [des peurs] (...) »
« (...) Repentez-vous. Ressaisissez-vous. Ne vous attachez pas à l’AKP, qui [autorise ce que Dieu interdit] (...) »
« (...) Ne t’incline pas devant un sujet et ne t’incline surtout pas devant les chiens de R. Si tu t’inclines, tu risques de passer pour un mécréant (...) »
7. Le 12 octobre 2011, le tribunal correctionnel de Samsun reconnut le requérant coupable de l’infraction qui lui était reprochée et le condamna à une amende judiciaire de 1 740 livres turques (TRY), soit environ 950 euros (EUR) à l’époque, sur le fondement de l’article 125 du code pénal. Il exposa tout d’abord que pour qu’une publication pût être qualifiée d’article de presse correspondant à l’exercice d’un droit supérieur bénéficiant de la protection de la loi, il fallait qu’elle fût véridique et actuelle et qu’il existât un intérêt public à sa diffusion et un lien intellectuel entre elle et l’infraction alléguée. Il ajouta que si ces conditions n’étaient pas réunies, le texte publié devait être jugé illégal et exorbitant des limites de la critique admissible. Il considéra à cet égard que les termes utilisés dans le texte de l’article incriminé dépassaient ces limites de la critique admissible et qu’ils réunissaient les éléments constitutifs de l’insulte. Il précisa en outre que son jugement était définitif en vertu de l’article 272 § 3 a) du code de procédure pénale.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. L’article 125 du code pénal
8. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 125 du code pénal (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « Insulte », se lit comme suit :
« Quiconque attribue un acte ou un fait concrets à autrui de manière à porter atteinte à son honneur, à sa dignité ou à sa réputation ou attaque l’honneur, la dignité ou la réputation d’autrui sera puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller de trois mois à deux ans ou d’une amende judiciaire.
La peine prévue à l’alinéa précédent est infligée [également] dans les cas où l’infraction est commise par le biais d’un moyen de communication audiovisuel ou écrit .
(...) »
B. L’article 272 § 3 a) du code de procédure pénale
9. Selon l’article 272 § 3 a) du code de procédure pénale (loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 17 décembre 2004), tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, les décisions de justice condamnant les justiciables à une amende inférieure à 2 000 TRY n’étaient pas susceptibles de pourvoi en cassation.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
10. Le requérant se plaint d’avoir été privé de la possibilité de former un pourvoi en cassation contre le jugement du tribunal correctionnel. Il invoque à cet égard l’article 13 de la Convention.
11. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention.
12. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article de 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
13. Le requérant allègue une violation de son droit à un procès équitable.
14. Le Gouvernement soutient que l’exclusion, en matière de recours, des décisions de condamnation à une amende judiciaire n’excédant pas un certain montant poursuit le but d’assurer la célérité des procédures et l’effectivité des pourvois en cassation, et qu’elle répond à l’exigence de proportionnalité.
15. La Cour rappelle que, dans maintes affaires soulevant, comme en l’espèce, des questions concernant l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre une décision de première instance, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Bayar et Gürbüz c. Turquie, no 37569/06, §§ 40-49, 27 novembre 2012).
16. En l’espèce, elle estime que le requérant a subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal que garantit l’article 6 § 1 de la Convention a été atteint dans sa substance même. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Bayar et Gürbüz susmentionnée.
17. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
18. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant reproche au tribunal correctionnel de ne pas avoir adopté une attitude impartiale à son égard et de l’avoir sanctionné pour un délit qu’il n’a pas commis.
19. Invoquant les articles 9 et 10 de la Convention, il se plaint d’avoir été condamné pénalement pour un article écrit par lui.
20. La Cour note que par ces griefs le requérant se plaint essentiellement d’avoir été condamné au pénal à raison du contenu de son article. Maîtresse de la qualification juridique des faits, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs en question sous le seul angle de l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
21. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
22. Le requérant plaide que son article a été mal interprété par les autorités internes et que sa condamnation pénale à raison de son contenu s’analyse en une violation de son droit à la liberté d’expression.
23. Le Gouvernement soutient que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était prévue par l’article 125 du code pénal et poursuivait le but légitime que constitue la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Il estime qu’eu égard au contenu de l’article litigieux, qui selon lui était diffamatoire et dépourvu de base factuelle, les tribunaux nationaux ont ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée. Il en conclut que l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi.
2. Appréciation de la Cour
24. La Cour note qu’en l’espèce le requérant, chroniqueur d’un quotidien local, a été condamné à une amende judiciaire à raison d’un article qu’il avait publié dans ce quotidien et qui était critique à l’égard du parti politique au pouvoir et de ses sympathisants.
25. Elle observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression, que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément l’article 125 du code pénal (paragraphe 8 ci-dessus), et qu’elle poursuivait un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
26. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression et de protection de la vie privée, lesquels sont résumés, notamment, dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)), et Tarman c. Turquie (no 63903/10, §§ 36-38, 21 novembre 2017). Elle rappelle que, pour apprécier si la mise en balance par les autorités nationales du droit du requérant à la liberté d’expression et du droit de la partie adverse à la protection de la réputation s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence (Tarman, précité, § 38), elle doit essentiellement prêter attention à la motivation retenue par le juge national (ibidem, § 40).
27. En l’espèce, elle note que dans son article litigieux le requérant critiquait les actions du parti politique au pouvoir et invitait les gens à ne pas soutenir ni suivre ce parti, qui selon lui les transformait en « esclaves ». Elle observe ensuite que dans son jugement du 12 octobre 2011 le tribunal correctionnel a estimé que les termes utilisés dans le texte de l’article incriminé dépassaient les limites de la critique admissible et revêtaient un caractère insultant (paragraphe 8 ci-dessus).
28. La Cour considère que la motivation ainsi adoptée par le tribunal correctionnel dans son jugement ne lui permet pas de dire que cette juridiction a dûment mis en balance, suivant les critères pertinents établis dans sa jurisprudence (Tarman, précité, § 38), le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse au respect de la vie privée. Elle estime en effet que le jugement en question, tout en mentionnant certains principes, ne fournit pas une analyse satisfaisante des questions de savoir si S.K. pouvait être considéré en l’espèce comme victime d’une atteinte présentant un certain seuil de gravité et ayant été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle de son droit au respect de sa vie privée (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012) à raison de l’article du requérant qui ne mentionnait aucunement son nom, et si le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée pouvait justifier, dans les circonstances de l’espèce, l’atteinte portée au droit du requérant à la liberté d’expression par l’infliction d’une amende pénale, compte tenu notamment du statut d’homme politique du plaignant S.K. et de l’effet dissuasif que cette condamnation pénale pouvait avoir sur l’exercice par le requérant, qui est journaliste, de sa liberté d’expression. Elle note en outre que fait aussi défaut à ce jugement, qui ne procède pas à une qualification explicite – déclaration de fait ou jugement de valeur – des expressions litigieuses contenues dans l’article du requérant, un examen approprié de la base factuelle des allégations concernées et de leur contribution à un débat d’intérêt public.
29. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas mis en balance les intérêts en jeu d’une façon conforme aux critères établis par sa jurisprudence.
30. Partant, elle juge qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
31. Le requérant réclame 39 120 euros (EUR) pour préjudice matériel et 20 000 EUR pour préjudice moral. Il ne présente aucun document à l’appui de ces demandes.
32. Le Gouvernement expose que le requérant n’a présenté aucun justificatif à l’appui de sa demande pour dommage matériel, qu’il considère comme non étayée et excessive. Il soutient en outre qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la demande présentée pour dommage moral, qu’il estime également non étayée et excessive, et que le montant demandé à ce titre ne correspond pas aux montants alloués dans la jurisprudence de la Cour.
33. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 950 EUR pour préjudice matériel, ce montant correspondant au montant de l’amende judiciaire qui lui a été infligée, et 3 250 EUR pour préjudice moral.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 950 EUR (neuf cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;
ii. 3 250 EUR (trois mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Egidijus
Kūris
Greffier adjoint Président
[1] Le requérant expliquait dans une note de bas de page que cette lettre faisait référence à un mot qui signifiait « diable »