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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> H.K. v. TURKEY - 23591/10 (Judgment : Article 8 - Right to respect for private and family life : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 4 (07 January 2020)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/4.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:0107JUD002359110, CE:ECHR:2020:0107JUD002359110, [2020] ECHR 4

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DEUXIÈME SECTION

 

AFFAIRE H.K. c. TURQUIE

(Requête no 23591/10)

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

7 janvier 2020

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


En l’affaire H.K. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

          Julia Laffranque, présidente,
          Ivana Jelić,
          Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23591/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme H.K. (« la requérante »), a saisi la Cour le 29 octobre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante a été représentée par Me A.M. Neu, avocate à Strasbourg. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Le 19 février 2018, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  La requérante est née en 1951 et réside à Berlin.

A.    La découverte du corps inanimé du frère de la requérante et la publication de l’article de presse y afférent

5.  Selon un procès-verbal établi par les autorités le 14 juillet 2004, ce jour-là, le procureur de la République d’Antalya, accompagné d’agents de la police criminelle, se rendit au domicile de C.A.K., le frère de la requérante, à la suite d’une alerte lancée par des voisins, et y découvrit le corps de celui‑ci en état de décomposition. À l’occasion de cette intervention, la police trouva dans l’appartement, entre autres, plusieurs perruques et vêtements pour femme – qui, d’après ce procès-verbal, étaient « disposés comme dans un magasin » –, des objets et des vidéos à caractère pornographique, ainsi que des pièces de monnaie, des bouteilles vides, des ustensiles de cuisine, plusieurs montres, deux téléphones portables et un ordinateur portable.

6.  Le 17 juillet 2004, un article de presse, intitulé « 350 milliards [de livres turques] ont été retrouvés chez le travesti », fut publié dans le quotidien national Akşam ainsi que sur le site Internet de ce journal. Cet article, qui portait sur la découverte du corps inanimé du frère de la requérante, relatait que la police avait trouvé à son domicile, entre autres, des perruques, des vêtements pour femme, des vidéos à caractère pornographique et plusieurs pièces de monnaie métallique étrangère. Il désignait nommément le frère de la requérante et publiait une photographie de celui-ci.

B.     L’action en réparation intentée par la requérante concernant la publication de l’article de presse

7.  Le 21 mars 2005, la requérante intenta une action en réparation contre le rédacteur en chef et le président-directeur général de la maison d’édition du quotidien Akşam. Dans le cadre de ce recours, elle soutenait que les allégations selon lesquelles son frère était un travesti et une certaine somme d’argent avait été retrouvée à son domicile, telles qu’indiquées dans l’article de presse susmentionné, ne reflétaient pas la réalité et que ces allégations intensifiaient son chagrin, qu’elle disait ressentir du fait du décès de son frère et des circonstances ayant entouré la découverte de son corps.

8.  Le 29 septembre 2005, le tribunal de grande instance d’Istanbul (« le tribunal de grande instance ») rendit son jugement : il donna gain de cause à la requérante et lui accorda une certaine somme d’argent au titre du préjudice moral subi par elle en raison de la publication des allégations en cause dans l’article litigieux. Il considéra que l’auteur de l’article avait rédigé celui-ci sans avoir effectué de recherches suffisantes au préalable et que le contenu de cet article constituait une atteinte aux droits de la personnalité de la requérante et humiliait publiquement sa personne.

9.  Le 29 mars 2007, la Cour de cassation infirma le jugement susmentionné au motif que l’article de presse litigieux reposait sur le procès-verbal du 14 juillet 2004, dressé par la police au moment de la découverte du corps du frère de la requérante, et que son contenu était conforme à la réalité apparente au moment de sa publication.

10.  Le 6 décembre 2007, le tribunal de grande instance, saisi sur renvoi après cassation, persista dans son jugement précédent, estimant que l’article litigieux contenait des allégations non vérifiées et ni vérifiables et que son contenu constituait ainsi une atteinte aux droits de la personnalité de la requérante, intérêt qu’il fallait privilégier, à ses yeux, face à la liberté de la presse.

11.  Le 6 mai 2009, l’assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation infirma la décision du tribunal de grande instance, désapprouvant de nouveau la solution retenue par cette juridiction. Le passage pertinent en l’espèce de l’arrêt de cassation pouvait se lire comme suit :

 « En l’espèce, (...) l’article de presse litigieux est conforme à la réalité apparente, il porte sur un sujet d’actualité et [l’auteur] a eu recours à un intitulé et à un style visant à attirer l’attention du lecteur. Par ailleurs, il n’y a aucune allégation ou aucun propos portant sur la personnalité de la demanderesse. Dès lors, il n’est pas possible de parler d’une atteinte aux droits de la personnalité de la demanderesse et la liberté de la presse est l’intérêt qu’il convient de privilégier en l’espèce (...) ».

12.  Le 24 décembre 2009, le tribunal de grande instance rendit un nouveau jugement, par lequel il se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation et débouta la requérante de sa demande.

13.  Le 18 octobre 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par l’intéressée contre ce dernier jugement.

EN DROIT

I.   SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

14.  La requérante se plaint d’une atteinte qui aurait été portée à son droit au respect de sa vie privée et familiale en raison du contenu de l’article litigieux. Elle invoque les articles 6 et 8 de la Convention à cet égard.

15.  Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief de la requérante sous le seul angle de l’article 8 de la Convention.

A.    Sur la recevabilité

16.  Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité. En ce qui concerne la première exception, il soutient que la requérante n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes dès lors qu’elle n’a pas emprunté la voie du droit de réponse rectificative. Quant à la deuxième exception, indiquant que les droits et libertés édictés par l’article 8 de la Convention ne sont pas transférables, il argue que la requérante n’a pas la qualité de victime, puisque l’article de presse en cause n’aurait contenu aucun propos la concernant directement.

17.  La requérante conteste les thèses du Gouvernement.

 

 

20.  La Cour considère donc que, dans les circonstances de la présente espèce, la requérante n’était pas tenue d’exercer d’autres voies de recours que la voie civile (Yakup Saygılı, décision précitée, § 47). Il s’ensuit que cette exception doit être rejetée.

21.  Pour ce qui est de l’exception relative à la qualité de victime de la requérante, la Cour rappelle avoir déjà jugé que la réputation d’un membre décédé de la famille d’une personne peut, dans certaines circonstances, avoir une incidence sur la vie privée et l’identité de cette personne et tomber ainsi sous le coup de l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Putistin c. Ukraine, no 16882/03, § 33, 21 novembre 2013). Elle relève qu’en l’espèce, par son grief tiré de l’article 8 de la Convention, la requérante fait essentiellement état du désarroi qu’elle a éprouvé en raison du décès de son frère et de la manière dont l’article de presse litigieux, tant dans son intitulé que dans son contenu, a relaté les circonstances ayant entouré la découverte du corps de son proche tout en publiant l’identité et la photographie du défunt. Eu égard à la formulation du grief et aux circonstances de l’espèce, la Cour estime que la requérante peut être considérée comme victime d’une atteinte présentant un certain seuil de gravité et ayant été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle de son droit au respect de sa vie privée, de sorte que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012). Partant, elle rejette également cette exception.

22.  Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.     Sur le fond

1.  Arguments des parties

23.  La requérante soutient que la manière dont l’article litigieux a relaté les circonstances de la découverte du corps de son frère ne relevait pas d’un débat d’intérêt général, que le défunt n’était pas une personne connue du public et que le contenu de l’article reflétait une approche sensationnaliste et décrédibilisant son parent aux yeux du public. Exposant en outre que les divers objets retrouvés chez son frère étaient destinés à une vente commerciale, elle soutient également que la manière dont les faits ont été relatés dans cet article n’était pas conforme à la réalité et qu’elle était de nature à permettre la manipulation de l’opinion publique.

24.  Le Gouvernement conteste ces allégations. Il soutient que les propos contenus dans l’article de presse litigieux avaient une base factuelle, et il estime que l’intérêt qu’il fallait privilégier dans le cas d’espèce était la liberté journalistique.

2.  Appréciation de la Cour

25.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de la liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)) et Tarman c. Turquie (no 63903/10, §§ 36-38, 21 novembre 2017).

26.  En l’espèce, la Cour note que l’article de presse que la requérante dénonce présentait le frère de l’intéressée comme un travesti qui avait été retrouvé mort chez lui alors qu’il était en possession d’une importante somme d’argent. Elle note ensuite que le procès-verbal d’incident ne contenait aucune information relativement à la somme d’argent indiquée dans cet article. Ce procès-verbal mentionnait que la police avait retrouvé au domicile du défunt, entre autres, des perruques et des vêtements de femme, ainsi que des objets et vidéos à caractère pornographique (paragraphe 5 ci‑dessus). Il indiquait en outre que les divers objets pour femme retrouvés dans l’appartement du frère de la requérante étaient disposés comme dans une boutique (paragraphe 5 ci-dessus) – ce qui semble confirmer les dires de l’intéressée à cet égard (paragraphe 23 ci‑dessus).

27.  La Cour note par ailleurs que les juridictions nationales ont rejeté l’action en dommages et intérêts intentée par la requérante, qui alléguait une atteinte à son droit au respect de sa vie privée à raison de la publication de l’article litigieux. À cet égard, il convient de relever que, bien que le tribunal de grande instance ait donné gain de cause à la requérante à deux reprises, dans ses arrêts de cassation du 29 mars 2007 et du 6 mai 2009 la Cour de cassation a pour l’essentiel considéré, en se fondant sur les pièces du dossier de l’enquête pénale menée en l’espèce, que le contenu de l’article litigieux était conforme aux apparences à la date de sa publication (paragraphes 9 et 11 cidessus).

28.  La Cour ne peut que constater, en l’occurrence, que les juridictions nationales se sont contentées de vérifier la conformité du contenu de l’article litigieux aux apparences et qu’elles n’ont pas mis en balance le droit de la requérante au respect de sa vie privée et la liberté de la presse de façon adéquate, conformément aux critères établis dans sa jurisprudence (Tarman, précité, § 38). En effet, elle relève que les décisions des juridictions nationales n’apportent pas de réponse satisfaisante à la question de savoir si la liberté de la presse pouvait justifier, en l’espèce, l’atteinte portée au droit de la requérante à la protection de sa réputation par la forme et le contenu de l’article litigieux, lequel révélait l’identité et la photographie du frère de l’intéressée et présentait celui-ci comme un travesti possédant une importante somme d’argent alors que cette indication ne figurait pas dans le procès-verbal d’incident établi par la police (paragraphe 5 ci-dessus).

29.  La Cour considère dès lors que, en l’espèce, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate, conformément aux critères établis par sa jurisprudence, entre le droit de la requérante à la protection de sa réputation et la liberté de la presse.

30.  Ces éléments lui suffisent pour conclure que, dans les circonstances de l’espèce, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II.   SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

31.  La requérante réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle dit avoir subi. Elle sollicite en outre 200 EUR pour les frais afférents aux procédures engagées et à sa représentation devant les juridictions internes et 10 782 EUR pour les frais de représentation devant la Cour. Elle demande enfin 1 665 EUR pour divers frais. À titre de justificatifs, elle fournit quatre factures, de montants s’élevant respectivement à 1 794 EUR, à 3 588 EUR, à 1 800 EUR et à 3 600 EUR, relatives aux frais d’avocat engagés devant la Cour, ainsi que plusieurs dizaines de factures, dont les montants s’échelonnent de 1 à 141 EUR, relatives à divers frais (frais de déplacement, d’hôtel, de papeterie, de poste, etc.).

32.  Le Gouvernement conteste la somme réclamée pour dommage moral, estimant qu’elle ne présente pas de lien de causalité avec la violation alléguée. Il conteste aussi les sommes demandées au titre des frais de représentation, qu’il trouve exorbitantes.

33.  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 1 500 EUR pour préjudice moral. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable d’accorder à la requérante 5 000 EUR.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i.            1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral,

ii.          5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens,

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 janvier 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

   Hasan Bakırcı                                                                    Julia Laffranque
  Greffier adjoint                                                                        Présidente

 


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