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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> YIGIT AND OTHERS v. TURKEY - 74521/12 (Judgment : Prohibition of torture : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 479 (23 June 2020) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/479.html Cite as: ECLI:CE:ECHR:2020:0623JUD007452112, [2020] ECHR 479, CE:ECHR:2020:0623JUD007452112 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YİĞİT ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 74521/12)
ARRÊT
STRASBOURG
23 juin 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yiğit et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Arnfinn Bårdsen,
Peeter Roosma, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
la requête susmentionnée (no. 74521/12) dirigée contre la République de Turquie et dont sept ressortissants de cet État indiqués dans la liste en annexe (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 septembre 2012,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 3,
les observations des parties
la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mai 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
La présente affaire concerne des allégations de mauvais traitements lors d’une altercation entre les détenus et les gardiens de prison.
EN FAIT
1. Les requérants sont nés aux dates indiquées dans la liste en annexe. Ils sont représentés par Mes S. Aracı Bek, avocat à Adana.
2. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
3. À différentes dates en 2010, les requérants, mineurs à l’époque, furent placés en détention provisoire dans l’établissement pénitentiaire pour enfants de Pozantı pour avoir participé aux manifestations du PKK, une organisation armée illégale.
4. Le 5 janvier 2010, leur demande de transfèrement à une unité dans laquelle des détenus qu’ils connaissaient se trouvaient fut rejetée par l’administration pénitentiaire. Les requérants mirent alors le feu à l’unité de vie dans laquelle ils se trouvaient, scandèrent des slogans et barricadèrent leur porte. Durant cet événement, neuf fenêtres, la porte des sanitaires et le téléviseur furent cassées, des chaises, une table et une partie des armoires furent brûlées.
5. Le 22 janvier 2010, les requérants furent transférés à la prison de type M de Ceyhan. Les requérants scandèrent des slogans durant deux jours afin d’être placés dans une unité de vie où d’autres détenus membres du PKK se trouvaient.
6. Le 25 janvier 2010, l’administration ayant décidé de les placer dans une nouvelle unité de vie, une rixe eut lieu entre les gardiens de la prison de Ceyhan et les requérants qui s’opposèrent à ce transfèrement. Plusieurs gardiens intervinrent pour neutraliser les intéressés et les emmener vers leur nouvelle unité de vie.
7. Le jour même, le directeur de la prison recueillit les dépositions de vingt-trois gardiens qui étaient intervenus durant l’incident. Les intéressés détaillèrent les événements en expliquant que leur intervention avait été rendue nécessaire par les agissements violents et l’état d’agitation des requérants.
8. Le 27 janvier 2010, le directeur de la prison recueillit les dépositions des requérants, lesquels alléguèrent avoir été attaqués et battus par les gardiens.
9. Le 28 janvier 2010, l’avocat des requérants déposa plainte devant le procureur de la République de Ceyhan (« le procureur »).
10. Le 1er février 2010, le procureur ordonna le transfert des requérants pour un examen médical et demanda les informations sur l’identité du personnel qui étaient intervenus le jour des faits dénoncés.
11. Le 4 février 2010, les requérant furent examinés à l’hôpital civil de Ceyhan (« l’hôpital »). D’après les rapports afférents à ces examens, les blessures des intéressés n’engageaient pas leurs pronostics vitaux et pouvaient être traitées par de simples soins médicaux. Les rapports indiquaient aussi les constats individuels suivants :
- Haval Yiğit : une sensation subjective de douleurs dans le dos et dans la partie supérieure de la jambe droite.
- Ahmet Ayaz : une ecchymose légère et une sensation de douleur côté droit de la zone lombaire.
- Hasan Şeker : une ancienne lésion de 0,5 cm au nez.
- Murat Dinçer : aucune lésion ne fut constatée sur l’intéressé.
- İnan Taş : trace d’une ancienne lésion suturée de 1 cm sur le coude droit et une sensation subjective de douleur sur le tibia gauche.
- Uğur Daşgan : une sensation subjective de douleur à la tête au niveau de la zone pariétale gauche, un hématome en dessous de l’ongle du gros orteil du pied gauche et une sensation de douleur sur le tibia gauche.
- Kani Fırat : trace d’une lésion guérie de 1 cm sur la zone occipitale au niveau du cuir chevelu, une sensation de douleur au bras gauche et fémur gauche.
12. Le 9 février 2010, le procureur demanda à l’administration pénitentiaire de lui communiquer une copie du dossier de l’enquête interne entamée au sujet de l’événement.
13. Le 15 février 2010, les requérants, à l’exception de Kani Fırat, furent auditionnés par le procureur. D’après leurs déclarations, l’administration les aurait informés qu’ils allaient être transférés vers l’unité de vie no C/16, ce qu’ils contestèrent car ils auraient affirmé leur souhait d’être transféré à une autre unité où des détenus qu’ils connaissaient se trouvaient. L’administration pénitentiaire aurait refusé leur demande, puis une vingtaine de gardiens seraient arrivés dans leur unité de vie et auraient commencé à les frapper à coups de matraque et à les insulter. Ils auraient aussi déversé des seaux d’eau froide sur eux. Ces requérants affirmèrent avoir été par la suite tous emmenés à l’infirmerie. Ils indiquèrent aussi qu’ils n’avaient aucunement tapé sur les murs, la porte ou les fenêtres de leur unité de vie.
14. Les 24, 25 et 26 février 2010, les dépositions des gardiens de la prison furent à nouveau recueillies par l’administration pénitentiaire sur ordonnance du procureur.
15. Le 26 mars 2010, la déposition de Kani Fırat fut recueillie par commission rogatoire par le procureur de Mersin, commune où l’intéressé avait été transféré dans l’intervalle. D’après ses déclarations, alors que les gardiens seraient venus dans leur unité de vie et se seraient mis à les frapper, il aurait été conduit dans la cour intérieure adjacente et un gardien l’aurait frappé à la tête avec un balai. Il se serait alors évanoui puis réveillé au dispensaire où le médecin aurait soigné sa plaie.
16. Le 14 avril 2011, le procureur rendit un non-lieu. Dans sa décision, il exposa avoir établi que le jour des faits dénoncés, les requérants avaient refusé d’être transférés vers une autre unité de vie, semé le désordre en s’échappant dans les couloirs, cassé la serrure de la porte et les vitres de leur unité. Les gardiens avaient tenté d’abord de les calmer. Les requérants les avaient alors attaqués en projetant des fragments de vitres cassées, des verres à eau et des tasses de thé, et les avaient frappés avec des balais. Les gardiens avaient alors fait recours à une force proportionnelle pour les neutraliser et les emmener vers leur nouvelle unité de vie. Le procureur fit référence aux rapports médicaux et indiqua que les intéressés présentaient des blessures pouvant être traitées par des interventions médicales simples. Il estima ainsi que les éléments constitutifs du délit de non-respect des limites posées par la loi dans le recours à la force n’étaient pas réunis en l’espèce.
17. Le 2 février 2012, la cour d’assises d’Osmaniye rejeta l’opposition formée par les requérants contre ce non-lieu estimant que le procureur avait mené une enquête effective et que les éléments de preuve réunis dans le cadre de cette enquête n’étaient pas de nature à nécessiter l’engagement d’une procédure à l’encontre des gardiens. Cette décision fut notifiée aux requérants le 29 mars 2012.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
18. Les requérants allèguent avoir fait l’objet de mauvais traitements et se plaignent de l’inefficacité de l’enquête menée à cet égard. Ils invoquent les articles 3, 5, 6 et 13 de la Convention.
19. Le Gouvernement conteste les allégations des requérants. Il soutient que l’usage de la force contraignante à l’égard des intéressés était justifié en raison de leur réaction violente vis-à-vis du personnel pénitentiaire et proportionnel au but légitime de les maîtriser.
20. La Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par le requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs sous l’angle du seul article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants »
21. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
22. Pour les principes généraux en la matière, la Cour renvoie aux arrêts El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 182-185 et 195-198, CEDH 2012, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 314-326, CEDH 2014 (extraits) et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 81-90, 100-101 et 114-123, CEDH 2015).
23. La Cour note qu’en l’espèce, nul ne conteste qu’une altercation eut lieu entre les requérants et le personnel pénitentiaire. Les circonstances établies de l’affaire permettent aussi de dire que la force employée était rendue nécessaire par les agissements des requérants, à savoir leur opposition physique au transfèrement dans une unité de vie autre que celle qu’ils souhaitaient et leur état d’agitation. La Cour examinera donc la proportionnalité de la force employée.
24. Les requérants allèguent qu’ils ont été frappés à coups de matraque, qu’ils ont été insultés et qu’on leur a déversé des seaux d’eau sur le corps.
25. La Cour relève que, selon les affirmations des requérants eux-mêmes, ces derniers avaient été examinés ou soignés une première fois le jour des événements, à savoir le 25 janvier 2010 à l’infirmerie de la prison (paragraphe 13 et 15 ci-dessus). Cependant, aucun registre ne semble avoir été tenu à cet effet.
26. La Cour observe que les intéressés n’ont été soumis officiellement à un examen médical que neuf jours après la date des faits dénoncés, le 4 février 2010 (paragraphes 6 et 11 ci-dessus). Elle constate aussi que les rapports médicaux rendus à cet égard relevaient sur les requérants certaines lésions décrites comme étant « anciennes », sans les caractériser et sans qu’il soit possible d’établir la date à laquelle elles auraient pu apparaître.
27. Pour ces raisons, l’indication relative à l’absence de blessures concernant les requérants Haval Yiğit et Murat Dinçer ne tire pas à conséquence dans les circonstances particulières de l’espèce.
28. La Cour relève aussi que, d’après les déclarations concordantes des requérants, Kani Fırat avait reçu un coup sur la tête et le rapport médical rendu à son égard indiquait « une blessure guérie » à cet endroit de son corps (voir le paragraphe 11 ci-dessus).
29. Par ailleurs, la Cour constate que les dépositions des gardiens furent recueillies par le directeur de la prison et que le procureur s’est contenté de ces documents, sans auditionner lui-même les intéressés. Ce faisant, le procureur a omis de chercher à établir précisément les moyens auxquels le personnel pénitentiaire avait eu recours ou le degré de la force employée.
30. Au vu du fait que les requérants se trouvaient entièrement sous le contrôle des autorités, de l’absence de rapports médicaux indiquant l’état de santé de ceux-ci le jour même des événements ou dans un délai suffisamment raisonnable après les faits, et le manquement du procureur à interroger lui-même les gardiens, la Cour, tout en admettant qu’une intervention avaient été rendue nécessaire par les agissements des intéressés, considère qu’une enquête de nature à faire la lumière sur la proportionnalité du recours à la force n’a pas été menée en l’espèce. Il s’ensuit qu’il y a eu une violation de l’aspect procédural de l’article 3 de la Convention.
31. Ces éléments sapant l’effectivité de l’enquête empêchent aussi de parvenir à une conclusion sur la question de savoir quand et comment les blessures des requérants ont pu se produire (voir, par exemple, pour un examen sur la nécessité et la proportionnalité du recours à la force, Ahmet Akman c. Turquie, no 33245/05, §§ 41-42, 13 octobre 2009). Cependant, eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour ne peut ignorer le fait que les agissements des requérants pourraient être considérées comme nécessitant l’emploi d’une force proportionnelle pour les mettre hors d’état de nuire et expliquer des lésions qui auraient alors été occasionnées. Ainsi, la Cour ne peut établir « au‑delà de tout doute raisonnable » (Bouyid, précité, § 82) que les requérants aient fait l’objet de mauvais traitements lors de ces événements. La Cour ne dispose donc pas de suffisamment d’éléments pour dire qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect matériel (voir dans le même sens, Nasrettin Aslan et Zeki Aslan c. Turquie, no 17850/11, §47-49, 30 août 2016). Cependant, elle souligne que cette conclusion découle de l’ineffectivité de l’enquête menée en droit national, tel que constaté ci‑dessus (voir, mutatis mutandis, Daşlık c. Turquie, no 38305/07, §§ 52 et 54, 13 juin 2017, mutatis mutandis, Danelia c. Géorgie, no 68622/01, §§ 42‑45, 17 octobre 2006, et Döndü Erdoğan c. Turquie, no 32505/02, §§ 48-50, 23 mars 2010, affaires dans lesquelles l’absence d’éléments de preuve était attribuée aux autorités au vu de l’ineffectivité de l’enquête).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
32. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
33. Les requérants n’ont pas présenté de demande au titre de la satisfaction équitable dans les délais qui leur était imparti. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare, la requête recevable ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect procédural ;
3. Dit, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect matériel.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 juin 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président