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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> ALI ABBAS YiLMAZ v. TURKEY - 41551/11 (Judgment : Freedom of expression-{general} : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 529 (07 July 2020) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/529.html Cite as: [2020] ECHR 529, ECLI:CE:ECHR:2020:0707JUD004155111, CE:ECHR:2020:0707JUD004155111 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ALİ ABBAS YILMAZ c. TURQUIE
(Requête no 41551/11)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juillet 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ali Abbas Yılmaz c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Arnfinn Bårdsen,
Peeter Roosma, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41551/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ali Abbas Yılmaz (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 août 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Mes M. Hanbayat Yeşil, M.A. Kırdök et M. Kırdök, avocats exerçant à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 26 septembre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
4. Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la requête par un comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1975. Il était détenu au centre pénitentiaire d’Erzurum à la date d’introduction de la requête.
6. Le 15 janvier 2009, soupçonné d’appartenance à une organisation illégale, le requérant fut placé en garde à vue. Le 18 janvier 2009, il fut placé en détention provisoire.
7. Par un acte d’accusation du 15 juin 2009, le procureur de la République d’Erzurum inculpa le requérant des infractions d’appartenance à une organisation illégale et de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison des activités qu’il aurait menées à Sivas pour servir les but de l’organisation illégale TKIP (Parti communiste prolétaire de Turquie).
8. Le 12 novembre 2009, la cour d’assises d’Erzurum (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et le condamna à six ans et trois mois d’emprisonnement en application de l’article 314 § 2 du code pénal (« CP ») par renvoi aux articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code. Elle releva à cet égard que le requérant avait organisé des formations portant sur les buts et l’idéologie du TKIP pour Ş.Y., A.Ç. et N.G., qu’il avait assuré la participation de ces dernières à certaines manifestations, qu’il avait distribué des publications et des tracts qui seraient liés à ladite organisation, et qu’il avait apposé et porté des affiches et pancartes afin de gagner des sympathisants pour l’organisation. En considérant que l’appartenance à une organisation illégale impliquait la commission d’actes tels que l’organisation d’activités, de manifestations et de réunions conformément aux buts de l’organisation en question, la vente de journaux et de périodiques partageant l’idéologie de l’organisation afin d’en propager les pensées et la doctrine et d’essayer de gagner des sympathisants et des membres pour l’organisation en en faisant la propagande, elle estima que le requérant avait commis l’infraction d’appartenance au TKIP par le biais de la commission d’infractions au nom de cette organisation.
9. Le 25 janvier 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, confirma l’arrêt de la cour d’assises. Cet arrêt fut notifié au requérant le 14 mars 2011.
10. Le 6 juillet 2012, la cour d’assises, saisie d’une demande introduite par le requérant, décida de suspendre l’exécution de la peine infligée à celui-ci compte tenu des modifications législatives susceptibles d’être favorables à l’intéressé qui étaient entre-temps intervenues.
11. Le 7 novembre 2012, la cour d’assises, estima qu’il n’y avait pas lieu de réduire la peine infligée au requérant. À la suite de cette décision, l’exécution de la peine du requérant reprit.
12. Le 9 septembre 2013, le requérant fut remis en liberté, mais soumis au contrôle judiciaire jusqu’au 6 juin 2014.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
13. L’article 220 § 6 du CP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « Constitution d’une organisation en vue de commettre des infractions », se lit comme suit :
« (...)
6) Quiconque commet une infraction au nom d’une organisation criminelle sans en être membre est également condamné du chef d’appartenance à une organisation illégale (...) »
14. L’article 314 du CP, intitulé « organisation armée », est ainsi libellé :
« 1) Quiconque constitue ou dirige une organisation ayant pour objectif de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2) Tout membre d’une organisation telle que définie au premier paragraphe est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.
3) Les autres dispositions portant sur l’infraction de constitution d’une organisation ayant pour objectif de commettre des infractions sont également applicables à l’infraction susvisée. »
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
15. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire dans ses observations complémentaires du 19 juillet 2019. Il expose qu’une décision sur le réexamen de la peine infligée au requérant a été rendue par la cour d’assises le 7 novembre 2012, soit après l’entrée en vigueur, le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle mais que l’intéressé n’a pas saisi cette haute juridiction d’un tel recours. Il estime par conséquent que la requête doit être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
16. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.
17. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X). Elle observe qu’en l’espèce le Gouvernement a soulevé cette exception pour la première fois dans ses observations complémentaires du 19 juillet 2019 et non pas dans ses observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire présentée le 20 mars 2018. Elle relève par ailleurs que le Gouvernement n’a fourni aucune explication à cet atermoiement et constate qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle de nature à l’exonérer de son obligation de soulever d’éventuelles exceptions d’irrecevabilité en temps utile. Dès lors, elle conclut que le Gouvernement est forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, §§ 52 et 53, 15 décembre 2016). Partant, elle rejette cette exception.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
18. Invoquant l’article 7 de la Convention, le requérant allègue que le fondement légal de sa condamnation pénale n’est pas claire et prévisible dans son application.
19. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant allègue qu’il a été condamné pénalement pour des activités légales et non-violentes qui, selon lui, correspondaient à l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
20. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs du requérant sous le seul angle de l’article 10 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité. Il soutient à cet égard que le requérant a été condamné pour commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre, entre autres, pour avoir incité des personnes à participer à des réunions et événements au nom des structures liées à TKIP, pour avoir formé les jeunes gens afin de les endoctriner à l’idéologie du TKIP et pour s’être impliqué dans le recrutement de nouveaux membres pour cette organisation. Soutenant que ces actes ne consistaient pas en l’exercice de sa liberté d’expression, il considère qu’il n’y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Par conséquent, il invite la Cour à déclarer cette requête irrecevable comme étant manifestement mal-fondée.
22. Le requérant conteste l’exception du Gouvernement.
23. La Cour considère que l’argument présenté dans cette exception soulève des questions appelant un examen au fond du grief tiré de l’article 10 de la Convention et non simplement un examen de sa recevabilité.
24. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
25. Le requérant soutient que, contrairement à ce qui a été allégué par les autorités, ses actes, tels que la participation aux manifestations et communiqués de presse et la vente de périodiques défendant des idées socialistes, pour lesquels il avait été condamné, n’étaient pas des activités liées à une organisation illégale ; mais des actes légaux qui n’incitaient aucunement à la violence. Il soutient à cet égard que les manifestations auxquelles il a assisté étaient pacifiques et que les périodiques qu’il a distribués étaient des publications autorisées qui poursuivent toujours leurs activités. Il considère donc que les actes qui lui ont été reprochés constituent, selon lui, l’exercice de son droit à la liberté d’expression.
26. Le requérant soutient par ailleurs que les dispositions pénales, en application desquelles il a été condamné n’étaient pas claires et prévisibles dans leur interprétation et application par les autorités nationales et que sa condamnation pénale ne poursuivait aucun but légitime et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
b) Le Gouvernement
27. Réitérant les arguments présentés concernant la recevabilité de la requête, le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que celle-ci était prévue par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du CP, qui selon lui répondaient aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la préservation de la sûreté publique et la prévention du crime. Il estime aussi qu’eu égard aux actes reprochés au requérant, lesquels selon lui, n’étaient pas protégés par le droit à la liberté d’expression, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
2. Appréciation de la Cour
a) Existence d’une ingérence
28. La Cour note que le requérant a été condamné par la cour d’assises à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre pour avoir organisé des formations pour certaines personnes, pour avoir incité ces dernières à participer à certaines manifestations et pour avoir distribué des périodiques et des tracts, apposé des affiches et porté des pancartes (paragraphe 8 ci-dessus). Elle observe ensuite que l’intéressé a purgé une grande partie de sa peine, à savoir environ quatre ans et quatre mois, avant d’être soumis au contrôle judiciaire pendant environ neuf mois (paragraphe 12 ci-dessus). Elle constate que les actes pour lesquels le requérant a été condamné relevaient essentiellement de l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression et plus particulièrement de son droit de communiquer des informations et des idées. Elle considère dès lors que la condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de ce droit.
b) Justification de l’ingérence
29. Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », tournée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 dudit article et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
30. La Cour note que la condamnation pénale du requérant sur le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre était prévue par la loi, plus précisément par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du CP (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).
32. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi », au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par ce paragraphe - à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique - ont été respectées en l’espèce.
33. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire. Il soutient que le requérant a soumis ses demandes de satisfaction équitable en langue turque sans avoir été autorisé à utiliser cette langue dans la procédure. Par conséquent, il invite la Cour à ne pas prendre en compte les demandes de satisfaction équitable du requérant.
35. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.
36. La Cour note que dans ses lettres du 18 mai 2018, elle a informé les parties que le président de la Section avait autorisé la partie requérante à employer la langue turque dans la procédure écrite conformément à l’article 34 § 3 a) de son règlement. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement.
37. Le requérant réclame 40 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il demande également 7 080 livres turques (« TRY ») pour les frais d’avocat, 1 220 TRY pour les frais de traduction, 50 TRY pour les frais de fourniture et 100 TRY pour les frais de poste. Il ne présente aucun document à l’appui de ces demandes, mais indique que son avocat confirme le caractère réel, raisonnable et nécessaire de ces frais.
38. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la demande présentée au titre du dommage moral et la violation alléguée et soutient que cette demande est excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants accordés dans la jurisprudence de la Cour. S’agissant des demandes relatives aux frais et dépens, le Gouvernement expose que le requérant n’a présenté aucun document à l’appui de ces demandes, qu’il considère non-étayées et excessivement élevées.
39. La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral. Quant aux demandes relatives aux frais et dépens, elle rejette ces demandes faute pour le requérant d’avoir présenté de justificatif à cet égard.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président