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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KERCIN v. TURKEY - 55038/11 (Judgment : Freedom of assembly and association : Second Section Committee) French Text [2020] ECHR 531 (07 July 2020) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2020/531.html Cite as: [2020] ECHR 531, ECLI:CE:ECHR:2020:0707JUD005503811, CE:ECHR:2020:0707JUD005503811 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KERÇİN c. TURQUIE
(Requête no 55038/11)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juillet 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kerçin c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Arnfinn Bårdsen,
Peeter Roosma, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55038/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdullah Kerçin (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juin 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me F. Bayındır, avocat exerçant à Batman. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 28 septembre 2017, le grief tiré de l’article 11 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1958. Il était détenu au centre pénitentiaire de Batman à la date d’introduction de la requête.
5. Le 6 décembre 2009, le requérant fut arrêté en marge d’une manifestation tenue à Batman et placé en garde à vue. Le 10 décembre 2009, soupçonné d’appartenance à une organisation illégale, il fut placé en détention provisoire.
6. Par un acte d’accusation du 29 décembre 2009, le procureur de la République de Diyarbakır inculpa le requérant du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre en raison des actes qu’il aurait commis lors de la manifestation susmentionnée du 6 décembre 2009.
7. Le 29 avril 2010, la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à six ans et trois mois d’emprisonnement en application de l’article 314 § 2 du code pénal (« CP ») par renvoi aux articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code. À cet égard, elle reprocha au requérant d’avoir participé à la manifestation du 6 décembre 2009 qui aurait été organisée à l’appel du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) afin de protester contre les conditions de détention du leader de cette organisation et d’avoir fait partie d’un groupe de manifestants qui couvraient leurs visages, scandaient des slogans en faveur du PKK, portaient les photos du leader du PKK et jetaient des pierres autour d’eux ainsi qu’en direction des policiers.
8. Le 17 janvier 2011, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, confirma l’arrêt de la cour d’assises.
9. Le 8 octobre 2012, la cour d’assises, saisie d’une demande introduite par le requérant afin de bénéficier de la loi no 6352 entrée en vigueur le 5 juillet 2012, décida de réduire de moitié la peine infligée à l’intéressé en vertu de l’amendement apporté par ladite loi à l’article 220 § 6 du CP (paragraphe 10 ci-dessous) et le condamna finalement à une peine d’emprisonnement de trois ans, un mois et quinze jours.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
10. L’article 220 § 6 du CP (loi no 5237 du 26 septembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005), intitulé « Constitution d’une organisation en vue de commettre des infractions », se lit comme suit, après la modification apportée par la loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012 :
« (...)
6) Quiconque commet une infraction au nom d’une organisation criminelle sans en être membre est également condamné du chef d’appartenance à une organisation illégale. La peine infligée pour appartenance à une organisation criminelle peut être réduite jusqu’à sa moitié.
(...) »
11. L’article 314 du CP, intitulé « organisation armée », est ainsi libellé :
« 1) Quiconque constitue ou dirige une organisation ayant pour objectif de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre est passible d’une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2) Tout membre d’une organisation telle que définie au premier paragraphe est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.
3) Les autres dispositions portant sur l’infraction de constitution d’une organisation ayant pour objectif de commettre des infractions sont également applicables à l’infraction susvisée. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
12. Invoquant l’article 11 de la Convention, le requérant allègue que la condamnation pénale qui lui a été infligée pour sa participation à une manifestation a porté atteinte à son droit à la liberté de réunion pacifique.
A. Sur la recevabilité
13. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il expose à cet égard que la décision adoptée par la cour d’assises au terme de son réexamen du dossier du requérant eu égard aux modifications législatives apportées par la loi no 6352 a été prononcée le 8 octobre 2012, soit après l’entrée en vigueur le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle mais que l’intéressé n’a pas saisi cette haute juridiction d’un tel recours.
14. Le requérant conteste l’exception du Gouvernement. Il soutient que la décision de réexamen rendue par la cour d’assises ne concernait pas une révision du fond de la procédure pénale, mais seulement de la peine infligée à l’issue de cette procédure et que, par conséquent, la Cour constitutionnelle n’aurait pas examiné ses griefs relatifs à la procédure pénale principale dans un recours individuel qu’il aurait introduit après ladite décision.
15. La Cour relève que la procédure de réexamen effectuée en l’espèce ne consiste pas en une révision du fond de la procédure pénale, mais seulement en un réexamen de la peine prononcée à l’issue de cette procédure (voir, mutatis mutandis, Öner et Türk c. Turquie, no 51962/12, § 17, 31 mars 2015). En effet, dans le cadre de cette procédure de révision, la cour d’assises n’a pas réexaminé au fond les éléments constitutifs de l’infraction reprochée au requérant, mais a seulement statué qu’eu égard à la modification législative apportée par la loi no 6352, il convenait de réduire de moitié la peine infligée au requérant pour le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre (paragraphe 9 ci-dessus). Ainsi, en l’espèce, la condamnation pénale du requérant étant devenue définitive à la suite de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 janvier 2011, soit avant l’entrée en vigueur, le 23 septembre 2012, du recours individuel devant la Cour constitutionnelle (Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 25‑27, 30 avril 2013), l’intéressé ne pouvait pas saisir cette haute juridiction d’un tel recours et lui présenter ses griefs relatifs à la procédure pénale diligentée contre lui (ibidem). Dès lors, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement (voir, Zülküf Murat Kahraman, no 65808/10, § 37, 16 juillet 2019).
16. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
17. Le requérant soutient que sa condamnation pénale constitue une atteinte à son droit à la liberté de réunion pacifique. Il fait référence en outre à l’arrêt Işıkırık c. Turquie (no 41226/09, 14 novembre 2017) pour soutenir que l’article 220 § 6 du CP manque de prévisibilité.
18. Le Gouvernement soutient que l’ingérence litigieuse était prévue par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du CP, qui selon lui répondaient aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il estime aussi qu’eu égard à la participation du requérant à une manifestation qui aurait été organisée à l’appel du PKK et aux slogans, selon lui, appelant à la violence et à la haine, scandés par les manifestants lors de cette manifestation, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
2. Appréciation de la Cour
19. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois (paragraphe 7 ci-dessus), peine commuée par la suite à trois ans, un mois et quinze jours d’emprisonnement (paragraphe 9 ci-dessus), pour sa participation à une manifestation constitue une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté de réunion pacifique.
20. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », tournée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 dudit article et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
21. La Cour note que la condamnation pénale du requérant sur le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre était prévue par la loi, plus précisément par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du CP (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).
22. À cet égard, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater dans une affaire similaire qui concernait une condamnation infligée à des requérants en application des dispositions pénales susmentionnées que l’article 220 § 6 du CP manquait de prévisibilité au motif que, en raison de l’ample portée des expressions y figurant, il n’assurait pas aux requérants une garantie fiable contre les poursuites arbitraires et que son application pratique n’apparaissait pas pallier cette carence (Işıkırık, précité, §§ 56-70). En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette approche.
23. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi », au sens du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par ce paragraphe - à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique - ont été respectées en l’espèce.
24. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
25. Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il demande, en outre, 2 000 EUR pour les frais d’avocat et 25 euros pour divers frais relatifs au suivi de la requête devant la Cour. Il présente à cet égard une convention d’honoraire d’avocat, conclue entre lui et son avocat, ainsi qu’une feuille de calcul comportant le détail des heures et des montants afférents à chaque tâche que son avocat aurait accomplie ainsi que les frais de photocopie, de poste et de fourniture liés à chaque tâche.
26. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la demande présentée au titre du dommage moral et la violation alléguée et que cette demande est non-étayée et excessive et qu’elle ne correspond pas aux montants alloués dans la jurisprudence de la Cour. Il expose enfin que le requérant n’a présenté aucun justificatif de paiement à l’appui des frais d’avocat et d’autres frais allégués qu’il considère non-étayés et excessivement élevés.
27. La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral. Quant aux frais et dépens, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 1 500 EUR à cet égard et l’accorde au requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président