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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SILINA v. RUSSIA - 16876/14 (Judgment : Right to life : Third Section Committee) French Text [2021] ECHR 523 (15 June 2021)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/523.html
Cite as: [2021] ECHR 523, CE:ECHR:2021:0615JUD001687614, ECLI:CE:ECHR:2021:0615JUD001687614

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TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SILINA c. RUSSIE

(Requête no 16876/14)

 

 

 

 

 

ARRÊT

STRASBOURG

15 juin 2021

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Silina c. Russie,


La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :

          Darian Pavli, président,
          Dmitry Dedov,
          Peeter Roosma, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,


Vu :


la requête (no 16876/14) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Svetlana Aleksandrovna Silina (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 janvier 2014,


la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 2 et 13 de la Convention, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,


les observations des parties,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 mai 2021,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  La présente affaire concerne le décès de S., père de la requérante, et l’enquête pénale relative à ce décès. Est en jeu l’article 2 de la Convention.

EN FAIT


2.  La requérante est née en 1964 et réside à Kaliningrad. Elle a été représentée par Me A.V. Koss, avocat.


3.  Le Gouvernement a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

I.         LE CONTEXTE DU DÉCÈS DE S.


4.  En janvier 2005, S., âgé de 65 ans, fut engagé sans contrat comme gardien d’un immeuble privé d’habitation à Kaliningrad. Le syndicat de copropriétaires était l’employeur de S.


5.  Le 2 février 2005, la requérante reçut un appel l’informant que son père était hospitalisé, en état de coma cérébral, à la suite d’une chute dans un appartement duplex de l’immeuble qu’il gardait.


6.  Le 3 février 2005, S. décéda à l’hôpital, sans reprendre connaissance, après des soins intensifs.

II.      LA PROCÉDURE PÉNALE

A.    L’enquête pénale pour violation des dispositions sur la sécurité au travail

1.     Les dépositions faites pendant l’enquête


7.  Le 25 février, le 14 décembre 2005 et 30 janvier 2006, Sh., agente immobilière et seul témoin oculaire de l’incident, donna des explications écrites à un enquêteur du parquet du district Tsentralny de Kaliningrad. Elle indiqua que le 2 février 2005, elle devait avoir un rendez-vous avec des acheteurs potentiels d’un appartement duplex dans l’immeuble gardé par S. Avant le rendez-vous prévu, elle avait rencontré S. qui avait les clés de l’appartement où ils étaient entrés ensemble. Selon Sh., il était d’usage que les agents immobiliers soient accompagnés par un représentant du constructeur, le gardien de l’immeuble faisant alors office d’un tel représentant. Les étages de l’appartement étaient reliés par une échelle en bois. S. avait commencé à descendre vers l’étage du bas, puis était subitement tombé par terre et perdu connaissance.


8.  Le 17 janvier 2006 et le 25 août 2013, un enquêteur interrogea M., le président du syndicat des copropriétaires. Ce dernier dit qu’il était interdit aux gardiens d’entrer dans les appartements ; que le jour de l’accident, S. était en période probatoire. Il affirma avoir expliqué oralement à S. la teneur de la fiche de fonction du gardien, selon laquelle le gardien devait rester dans son local. M. fournit une copie de la fiche de fonction, non signée par S. Le 20 janvier 2006, la comptable du syndicat des copropriétaires qui fit des dépositions similaires à celles de M.


9.  À une date non précisée en 2005, puis le 19 mai 2006, l’un des trois médecins urgentistes qui avaient récupéré S. de l’appartement témoigna que S. avait été trouvé sur le sol allongé sur le dos. En 2007, les autorités de poursuite décidèrent de trouver et interroger deux autres médecins urgentistes qui avaient pris en charge S. L’un d’eux déposa que S. avait été allongé sur le ventre. Le troisième médecin ne fut pas trouvé.

2.     Les autres mesures d’instruction effectuées pendant l’enquête

a)      Les inspections de la scène de l’incident


10.  Le 24 juin, puis les 4 et 14 décembre 2005, les enquêteurs effectuèrent des inspections de l’appartement duplex où S. avait été trouvé. Ils constatèrent que cet appartement était inoccupé et non électrifié, les sols étaient en béton, la hauteur entre les étages était de trois mètres et il y avait une échelle en bois reliant les étages.

b)      Les expertises et reports médicaux


11.  Le 5 février 2005, un médecin légiste prépara le rapport d’autopsie. Selon ce rapport, S. n’avait pas d’alcool dans le sang, il présentait des fractures des côtés et la nuque. La cause du décès était un œdème cérébral et un traumatisme crânien.


12.  Le 31 mars 2006, un expert remit à un enquêteur un rapport préparé sur la base des documents médicaux concernant le décès de S. Selon ce rapport, le traumatisme crânien et les fractures des côtes du défunt avaient été causés par un ou plusieurs objets durs contondants, et ces lésions pouvaient avoir été le résultat d’une chute de l’échelle dans l’appartement.


13.  Le 28 janvier 2013, un collège d’experts prépara un rapport d’expertise médicale complémentaire considérant, en particulier, que le dossier de l’enquête pénale contenait trop peu de détails sur les circonstances de la chute alléguée pour se prononcer avec certitude sur le mécanisme d’apparition des lésions de S.


14.  Le 2 avril 2013, un médecin expert d’une clinique privée prépara, à la demande de la requérante, les conclusions sur l’autopsie et les expertises médicales de S. (paragraphes 11-13 ci-dessus). Selon ce médecin, les expertises contenaient des conclusions contradictoires et incohérentes en ce qui concernait notamment le mécanisme d’apparition des lésions, et la description des lésions de S. et des organes de celui-ci avait été manifestement insuffisante.


15.  Le 17 juillet 2013, l’autorité de surveillance dans le domaine de la santé (Росздравнадзор) prépara un rapport dans lequel elle estimait que les lésions, des organes et parties du corps de S. avaient été insuffisamment décrits dans le rapport de l’autopsie et que le médecin légiste avait omis d’effectuer certaines analyses et explorations obligatoires.


16.  Le 27 mars 2014, un collège de médecins-experts remit à un enquêteur un rapport d’expertise complémentaire, selon lequel l’autopsie du corps de S. avait été lacunaire, les lésions de la tête de celui-ci ayant été décrites de façon insuffisante.

c)       Les expertises relatives à la sécurité au travail


17.  Le 10 mars 2006, un expert désigné par l’enquêteur prépara un rapport selon lequel les conditions de travail de S. étaient contraires à plusieurs dispositions relatives à la sécurité au travail, dispositions méconnues par son employeur ; et S. n’avait été ni formé ni informé sur ces obligations et tâches de travail.


18.  Le 14 février 2013, le même expert prépara un rapport complémentaire. L’expert considérait que la cause directe du décès de S. était l’absence d’un escalier fixe et de barrières de sécurité entre les étages, en violation du projet architectural de l’immeuble et d’un règlement de sécurité et d’hygiène. Il indiquait aussi que, faute d’avoir signé la fiche de fonction, S. ne savait pas forcément qu’il ne devait pas quitter son local, d’autant qu’il y avait eu une pratique antérieure de visites immobilières en présence de gardiens. Enfin, il qualifiait la chute de S. comme un accident de travail.

3.     Un résumé du cours de l’enquête et des décisions procédurales


19.  Entre le 25 février et le 5 décembre 2005, différents enquêteurs rendirent six décisions de refus d’ouvrir une enquête pénale. Toutes ces décisions furent annulées par voie de contrôle hiérarchique.


20.  Le 21 décembre 2005, un enquêteur du parquet du district Tsentralny de Kaliningrad ouvrit une enquête pénale contre X pour violation des dispositions sur la sécurité au travail ayant entraîné la mort de S. En janvier 2006, la requérante se vit conférer la qualité de victime.


21.  Entre 2007 et 2011, le dossier de l’enquête pénale fut égaré.


22.  Le 26 janvier 2012, un enquêteur rendit une décision de refus d’ouvrir une enquête pénale pour homicide et pour violences volontaires ayant entraîné la mort de S. considérant qu’il s’agissait d’un accident.


23.  Il ressort des documents du dossier présenté par le Gouvernement qu’après le 27 mars 2014, aucune mesure d’instruction ne fut effectuée en l’affaire.


24.  Entre le 22 mai 2006 et le 21 septembre 2017, différents enquêteurs rendirent treize décisions de non-lieu à poursuivre en raison de l’absence de faits constitutifs d’un quelconque délit pénal. Ils estimaient que rien ne permettait de penser à un caractère violent ou suspect du décès de S ; que ce décès avait été le résultat de l’imprudence et du non-respect par la victime de sa fiche de fonction, ainsi que de l’absence d’un escalier fixe dans l’appartement. Les enquêteurs considéraient que ni l’employeur, ni les personnes impliquées dans la construction de l’immeuble n’avaient directement causé la mort de S. Ces décisions furent toutes, sauf la dernière, annulées par voie de contrôle hiérarchique.

B.    L’enquête préliminaire pour négligence professionnelle et pour violation des dispositions de sécurité dans le domaine de la construction


25.  Le 13 août 2014, à partir du dossier de l’enquête pénale pour violation des règles de sécurité au travail, un enquêteur décida de mener des vérifications supplémentaires relativement à un possible délit de négligence professionnelle des personnes responsables de la réception (прием в эксплуатацию) de l’immeuble gardé par S. et à un possible délit de violation des règles de sécurité dans le domaine de la construction.


26.  Dans le cadre de ces vérifications, les enquêteurs interrogèrent le maître d’œuvre de l’immeuble, les architectes ainsi que les fonctionnaires qui avaient signé le procès-verbal de réception. Ces personnes indiquèrent que l’immeuble était conforme aux normes, et que, bien que le projet architectural prévît des escaliers fixes et des barrières de sécurité entre les étages des appartements, la construction à l’intérieur des appartements était une affaire personnelle des propriétaires de ceux-ci et n’avait pas d’incidence sur la sécurité de l’exploitation de l’immeuble en tant que tel.


27.  Les autorités de poursuite ne purent obtenir plusieurs documents concernant la construction de l’immeuble, ceux-ci ayant été détruits à l’expiration du délai de la conservation obligatoire.


28.  Le 2 novembre 2016, un enquêteur désigna deux experts en construction chargés de déterminer s’il y avait un lien de causalité entre la chute de S. et d’éventuelles violations des règles de sécurité dans le domaine de la construction. Le 9 décembre 2016, les experts remirent leur rapport dans lequel ils indiquaient ne pas pouvoir répondre à cette question en raison de l’absence de plusieurs informations et documents nécessaires dans le dossier de l’enquête préliminaire.


29.  Dans une lettre du 14 avril 2017, le comité d’instruction indiqua à l’enquêteur en chef du département de l’instruction du district Tsentralny de Kalningrad que les vérifications préliminaires perduraient sans raison valable (затяжной характер).


30.  Entre le 21 septembre 2014 et le 7 septembre 2017, différents enquêteurs rendirent douze décisions similaires de refus d’ouvrir une enquête pénale pour absence de faits constitutifs de délits. Ils estimaient que même si l’espace entre les étages de l’appartement duplex avait été équipé d’une barrière de sécurité et relié par un escalier fixe, cela n’aurait pas pu empêcher S. - une personne âgée - de faire une chute accidentelle. Ces décisions furent toutes annulées par voie de contrôle hiérarchique.


31.  Le 21 septembre 2017, le dossier de cette enquête préliminaire fut joint au dossier de l’enquête pénale pour violation des règles de sécurité au travail.

III.   LES AUTRES PROCÉDURES


32.  Par une décision du 27 juin 2006, l’inspection du travail infligea à M. une amende administrative de 1 000 roubles (RUB) (soit 30 euros (EUR) environ) pour violation des dispositions de sécurité au travail, concernant les conditions de travail de S.


33.  À une date non précisée dans le dossier, la requérante et sa mère intentèrent une action en justice contre le syndicat des copropriétaires et le constructeur de l’immeuble. Elles demandaient une indemnisation pour le préjudice moral et pour les frais de l’enterrement de S.


34.  Le 25 avril 2007, le tribunal du district Tsentralny de Kaliningrad rejeta cette action. Le 4 juillet 2007, la cour régionale de Kaliningrad annula le jugement en cassation et accueillit les demandes en partie. Elle considéra que l’accident avait été causé tant par l’imprudence de S. que par la violation des dispositions relatives à la sécurité au travail par son employeur et elle tint compte du fait que S. possédait la clé de l’appartement non équipé d’un escalier fixe. La cour régionale ordonna au syndicat des copropriétaires de payer à la requérante et à sa mère 25 000 RUB (soit 715 EUR environ) à chacune, pour préjudice moral, ainsi qu’un montant pour frais d’enterrement.


35.  En 2013, la requérante forma un recours pour violation du droit à un délai raisonnable de la procédure pénale. Le 31 mai 2013, la cour régionale de Kaliningrad rejeta le recours sans examen au motif que les éventuels responsables de la mort de S. n’avaient pas été identifiés, et que par conséquent, la loi relative à la violation du droit à un délai raisonnable ne s’appliquait pas. Le 10 août 2013, la chambre civile de la même cour confirma cette décision en appel.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT


36.  Selon les articles 24, 78, 143 § 2, 216 § 2 et 293 § 2 du code pénal, le délai de prescription de l’action publique est de six ans révolus à compter de la commission des délits de violation de dispositions sur la sécurité au travail ayant entraîné mort d’homme, de violation de dispositions de sécurité dans le domaine de la construction ayant entraîné mort d’homme et de négligence professionnelle ayant entraîné mort d’homme. Selon l’article 24 § 1 point 3) du CPP, les poursuites pénales doivent être abandonnées si l’action publique se trouve éteinte par prescription.

EN DROIT

I.         SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


37.  Invoquant les articles 2, 6 et 13 de la Convention, la requérante se plaint que l’enquête pénale relative au décès de son père ait été excessivement longue et ineffective. Maîtresse de la qualification juridique à donner aux faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief sous l’angle du volet procédural de l’article 2 de la Convention (Sinim c. Turquie, no 9441/10, §§ 48-49, 6 juin 2017), qui est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

A.    Sur la recevabilité


38.  Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas contesté les différents actes et omissions des enquêteurs et procureurs devant le Parquet général, et il suggère que le grief relatif à la qualité de l’enquête est donc irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. La requérante argue que la requête est recevable.


39.  La Cour relève que toutes les décisions de non-lieu à poursuivre et de refus d’ouvrir une enquête pénale rendues par les enquêteurs, à l’exception des dernières, ont été annulées par voie de contrôle hiérarchique. En présence de ces annulations répétées, elle estime que la requérante n’avait pas à saisir, en plus, le Parquet général, donc l’objection de non-épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.


40.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Thèses des parties


41.  La requérante estime que son père est décédé dans des circonstances suspectes, et que l’enquête pénale a été longue et s’est enlisée sans avoir permis de mettre la lumière sur la cause du décès. Elle avance trois hypothèses relativement à la mort de son père : i) la négligence de l’employeur de S. qui n’avait pas assuré la sécurité au travail de celui-ci ; ii) l’absence d’un escalier fixe et de barrières de sécurité entre les étages de l’appartement duplex ; iii) des violences volontaires par des inconnus sur la personne de S.


42.  Selon la requérante, les témoignages de Sh. et les dépositions des médecins urgentistes auraient été contradictoires sans que les autorités de poursuite y aient prêté attention. De plus, l’autopsie de S. aurait été largement lacunaire.


43.  Le Gouvernement argue que la longueur de l’enquête s’explique par la complexité particulière de l’affaire, et il soutient que l’article 2 de la Convention n’a pas été violé en l’espèce.

2.     Appréciation de la Cour


44.  La Cour relève d’emblée que la requérante n’allègue pas, même en substance, une violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention. Autrement dit, l’intéressée ne soutient pas que l’État est responsable du décès de son père. Son grief est uniquement tiré d’une violation du volet procédural de l’article précité.


45.  La Cour estime que, en dépit de quelques incohérences dans certains témoignages recueillis et malgré une gravité des lésions de S., il n’apparaît pas que le décès de celui-ci ait résulté d’un acte intentionnel ou ait été un « décès dans les circonstances suspectes », au sens de la jurisprudence Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie ([GC], no 41720/13, §§ 160-168, 25 juin 2019, et les affaires qui y sont citées). Elle rappelle qu’en cas d’un accident ou d’un autre acte involontaire, la tâche de la Cour consiste uniquement à établir si l’État a respecté son obligation positive procédurale de mettre en place un système judiciaire effectif et indépendant qui permette à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate. Cette obligation procédurale peut être jugée satisfaite par un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales (ibidem, §§ 137 et 159).


46.  En l’espèce, s’agissant d’abord de la question de savoir si le système judiciaire a permis l’établissement des faits et des responsabilités à bref délai, la Cour observe ce qui suit.


47.  L’enquête pénale, censée établir les faits, n’a été ouverte que dix mois après l’incident, et elle a duré onze ans et dix mois (de décembre 2005 à septembre 2017). Sur cette période, aucune mesure d’instruction n’a été menée pendant quatre ans (de 2007 à 2011) en raison de la perte du dossier, puis encore pendant plus de trois ans (de 2014 à 2017) sans aucune raison apparente, alors qu’en février 2011 déjà la prescription de l’action publique s’était trouvée acquise (paragraphe 36 ci-dessus), de sorte que l’enquête n’avait quasiment plus aucune chance d’aboutir. En plus, cette enquête n’a pas permis d’établir précisément le mécanisme d’apparition des lésions de S. (paragraphes 13-16 ci-dessus)


48.  Elle relève également que l’employeur de S. a engagé sa responsabilité administrative en 2006 et civile en 2007, alors que les responsabilités éventuelles des personnes responsables de l’exploitation sûre de l’immeuble n’ont jamais été établies. À cet égard, la Cour estime que le lien de causalité entre l’incident mortel d’un côté et l’absence d’un escalier fixe et les barrières de sécurité dans l’appartement d’un autre côté s’imposait dès le début. Néanmoins, des vérifications sur cet aspect de l’affaire n’ont commencé que neuf ans et demi plus tard, en 2014. La Cour ne peut que constater que ces mesures ont été tardives, non seulement à cause de la prescription de l’action publique acquise en février 2011 (paragraphe 36 ci-dessus) mais aussi en raison du fait qu’à ce moment-là, plusieurs documents relatifs à la construction de l’immeuble avaient déjà été détruites et que les experts techniciens n’ont pas pu répondre aux questions de l’enquêteur (paragraphes 27-28 ci-dessus). Enfin, cette enquête préliminaire a été marquée par douze décisions similaires de refus d’ouvrir une enquête pénale, et sa durée injustifiée a été constatée au niveau interne (paragraphes 29 et 30 ci-dessus). Il s’ensuit que cette enquête n’a pas offert à la requérante de chances de voir les personnes responsables de la construction et de l’exploitation de l’immeuble de rendre comptes.


49.  La Cour estime que, en l’espèce, la procédure pénale interne n’a pas permis d’établir les faits « à bref délai ».


50.  S’agissant maintenant d’une « réparation civile adéquate », elle constate, d’un côté, que la requérante a obtenu au niveau interne 715 EUR pour dommage moral dans une procédure relative à la responsabilité civile de l’employeur de S. (paragraphe 34 ci-dessus), mais elle estime que ce montant a été manifestement insuffisant pour enlever à l’intéressée la qualité de victime (Kotelnikov c. Russie, no 45104/05, §§ 109-110, 12 juillet 2016, et, pour un exemple récent, Zinchenko c. Russie [comité], no 65697/13, § 19, 16 juin 2020). D’un autre côté, le recours en indemnisation pour violation du droit à un délai raisonnable de la procédure pénale a été inaccessible à la requérante (paragraphe 35 ci-dessus).


51.  Eu égard à ces éléments - la durée et l’inefficacité de la procédure pénale et l’insuffisance manifeste du montant alloué à la requérante au civil - la Cour conclut que l’État défendeur ne s’est pas acquitté de son obligation procédurale de mettre en place un système judiciaire effectif exigé par l’article 2 de la Convention.


Partant, il y a eu violation du volet procédural dudit article.

II.      SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


52.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


53.  La requérante demande 100 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.


54.  Le Gouvernement estime que si la Cour trouve une violation de la Convention dans la présente affaire, la question relative à la satisfaction équitable doit être décidée conformément à la jurisprudence constante en la matière.


55.  La Cour considère que l’intéressée a nécessairement connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation opéré par le présent arrêt, mais que la somme réclamée est excessive. Statuant en équité et compte tenu du montant alloué à la requérante par les juridictions civiles, elle estime qu’il y a lieu de fixer à 9 300 EUR la somme à allouer à l’intéressée pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt (voir, pour une situation similaire, Zinchenko, précité, § 23).


56.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

B.    Frais et dépens


57.  La requérante réclame une somme qu’elle ne précise pas pour les honoraires de son avocat. Le Gouvernement prie la Cour de ne rien allouer à l’intéressée à ce titre.


58.  La Cour rejette la demande de la requérante comme non précisée et non étayée.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare la requête recevable ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3.      Dit :

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, 9 300 EUR (neuf mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova                                                                    Darian Pavli
Greffière adjointe                                                                       Président


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