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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SASSI v. FRANCE - 10917/15 (Judgment : No Article 6 - Right to a fair trial : Fifth Section) French Text [2021] ECHR 975 (25 November 2021) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2021/975.html Cite as: CE:ECHR:2021:1125JUD001091715, [2021] ECHR 975, ECLI:CE:ECHR:2021:1125JUD001091715 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SASSI ET BENCHELLALI c. FRANCE
(Requêtes nos 10917/15 et 10941/15)
ARRÊT
Art 6 § 1 • Procès équitable • Contenu des auditions des requérants par les autorités françaises à la base américaine de Guantánamo n’ayant pas servi de fondement à leurs poursuites et condamnation en France • Requérants n’ayant pas fait l’objet d’une « accusation en matière pénale » lors des auditions à caractère exclusivement administratif sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes en France • Culpabilité des requérants fondée par les juridictions internes sur d’autres éléments à charge • Respect du contradictoire
STRASBOURG
25 novembre 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sassi et Benchellali c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Jovan Ilievski,
Lado Chanturia,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 10917/15 et 10941/15) dirigées contre la République française et dont deux ressortissants de cet État, MM. Nizar Sassi et Mourad Benchellali (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 février 2015,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 6 de la Convention et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 octobre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les présentes requêtes concernent l’équité de la procédure pénale diligentée contre les requérants, anciens détenus sur la base américaine de Guantánamo, du fait de l’utilisation de déclarations effectuées au cours de cette détention dans cette dernière et qui auraient été obtenues en violation des exigences de l’article 6 de la Convention.
2. Les requérants, nés respectivement en 1979 et 1981, résident à Saint Fons et à Vénissieux. Ils sont représentés par Me W. Bourdon, avocat à Paris.
3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Les faits de l’espèce, tels qu’exposés par les parties, se présentent de la manière suivante.
I. La détention des requérants à Guantánamo et l’ouverture d’une enquête préliminaire en France
5. Dans les années 2000, l’Afghanistan connut une guerre civile opposant les forces du commandant Massoud, chef de la coalition du Nord, et les talibans, qui contrôlaient la majorité du territoire afghan. À la même époque, l’organisation terroriste Al-Qaïda, fondée par Oussama Ben Laden, organisait le recrutement et la formation de volontaires européens, destinés à combattre aux côtés des talibans ou à repartir vers leur pays d’origine en vue de participer à des opérations à visée terroriste. Entrés en Afghanistan par l’intermédiaire de ce réseau, en empruntant une filière organisée existant depuis au moins 1998, les requérants tentèrent de fuir l’Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001. Alors qu’ils se trouvaient à la frontière pakistano-afghane, ils furent arrêtés par les autorités pakistanaises, qui les livrèrent aux forces armées américaines. Transitant d’abord par une prison américaine au Pakistan, les requérants furent ensuite transférés, en janvier 2002, au camp de Guantánamo, base américaine située au sud-est de l’île de Cuba.
6. Dans deux notes des 22 et 25 janvier 2002 (documents déclassifiés au cours de la procédure devant le tribunal correctionnel de Paris), la Direction de la surveillance du territoire (DST) rapporta que la Central Intelligence Agency (CIA) l’avait informée que six individus, dont les requérants, membres probables d’Al-Qaïda et détenus par leurs services, avaient revendiqué la nationalité française. Les notes indiquaient que le premier requérant, M. Nizar Sassi, n’était pas connu, à la différence du frère du second requérant, M Mourad Benchellali, qui était en lien avec une filière de recrutement de combattants islamistes destinés à partir en Tchétchénie. Elles précisaient en outre que le second requérant, fils de l’imam de la mosquée de Vénissieux, animant avec ses deux autres fils « une filière de recrutement et de soutien logistique aux combattants islamistes en Tchétchénie », était connu « comme la plupart des membres de sa famille, en qualité d’islamiste radical ». Il y était enfin mentionné que les deux requérants étaient en relation et qu’il était probable qu’ils soient partis ensemble en Afghanistan au printemps 2001. Au vu de ces informations, les autorités françaises demandèrent à effectuer une mission sur place, afin de confirmer l’identité des intéressés. Dans cette perspective, le ministère des Affaires étrangères mit en place une « mission tripartite », composée d’un représentant de ce ministère, d’un représentant de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et d’un représentant de la DST (unité renseignement, voir sur ce point infra §§ 61-63).
7. Une première « mission tripartite » se rendit sur la base de Guantánamo du 26 au 29 janvier 2002. Cette mission permit d’identifier les personnes détenues et de s’assurer de leur état de santé. Ses membres y rencontrèrent le second requérant, M. Mourad Benchellali, et obtinrent confirmation des informations déjà en possession des services français. Le 31 janvier 2002, les parents du second requérant furent informés de la détention de leur fils sur la base de Guantánamo par le ministère des Affaires étrangères. De nouvelles notes furent rédigées par la DST (unité renseignement) à la suite de cette mission.
8. Le 19 février 2002, les autorités françaises furent informées de l’arrivée sur la base de Guantánamo du premier requérant, M. Nizar Sassi.
9. Le 20 février 2002, le ministère de la Justice adressa une note au procureur général de la Cour d’appel de Paris et au procureur de la République du tribunal de grande instance (TGI) de Paris mentionnant l’arrestation, par les autorités américaines, de six ressortissants français, parmi lesquels se trouvaient les requérants, détenus sur la base militaire de Guantánamo et suspectés d’appartenir à l’organisation terroriste Al-Qaïda.
10. Le 26 février 2002, une enquête préliminaire fut ouverte par le procureur de la République près le TGI de Paris et confiée à la DST (unité judiciaire, voir sur ce point infra §§ 61-63), qui fut chargée, dans ce cadre, « de faire parvenir [...] toutes informations en [sa] possession sur l’implication [des requérants] dans les réseaux islamistes intégristes radicaux en précisant, le cas échéant, tout cadre juridique découlant de [ses] saisines qui permettrait d’ores et déjà de donner une suite judiciaire à ces informations ».
11. Le 22 mars 2002, la DST (unité judiciaire) transmit au parquet un document intitulé « Informations concernant les individus se prétendant de nationalité française, détenus au camp de Guantánamo ». Cette note, qui ne contenait que des renseignements provenant des archives de la DST, comportait des précisions sur le père du second requérant, indiquant notamment qu’il avait été titulaire d’un passeport falsifié saisi par les autorités néerlandaises à l’aéroport d’Amsterdam en septembre 2001.
12. En mars 2002, les avocats mandatés par les familles des requérants écrivirent au ministre des Affaires étrangères et à l’ambassadeur des États-Unis en France pour obtenir des informations sur leur sort, leur situation juridique, et pour solliciter une rencontre avec eux.
13. Une deuxième « mission tripartite » se rendit sur la base américaine de Guantánamo du 26 au 31 mars 2002, afin de rencontrer les requérants et d’obtenir des informations complémentaires à propos du second d’entre eux.
14. Le 2 avril 2002, le parquet présenta une demande d’entraide judiciaire en matière pénale auprès des autorités américaines, indiquant que les requérants, ainsi que trois autres personnes, étaient connus des services spécialisés pour leur implication ou leur proximité avec des réseaux islamistes ayant opéré sur le territoire national. L’objet de cette demande était de « déterminer les éléments qui permett[aient] de matérialiser l’association de malfaiteurs dont la préparation était en partie réalisée par l’instruction donnée dans les camps d’Al-Qaïda à ces individus et en particulier à ceux détenus à Guantánamo (...), pour le maniement des armes et des explosifs et l’usage de matériels et de techniques sophistiqués à cette fin ». Le parquet précisa en outre qu’il entendait rechercher tous éléments utiles pour connaître et apprécier les circonstances du départ et du trajet de ces individus à partir du sol français, les sollicitations, les appuis et les directives dont ils avaient pu être destinataires avant la formation reçue dans les camps. Le ministère de la justice américain renvoya la demande d’entraide internationale le 28 novembre 2002, sans y avoir donné suite.
15. Le 5 avril 2002, la DST (unité renseignement) établit deux nouvelles notes : l’une faisant la synthèse des informations recueillies lors de la visite effectuée du 26 au 29 janvier 2002 et un compte-rendu, autrement appelé « débriefing », de l’audition du second requérant, l’autre rendant compte du « débriefing » du premier requérant. Ces documents décrivaient notamment la filière de départ des requérants pour l’Afghanistan, leur passage par Londres, leurs contacts et les activités dans un camp de Kandahar. Une note de la sous-direction de la sécurité et de la protection des personnes du ministère des Affaires étrangères du 18 avril 2002 indiqua que « les deux missions françaises qui s’étaient rendues à Guantánamo n’avaient [...] reçu aucun mandat judiciaire ».
16. Le 19 avril 2002, les familles et les conseils des requérants furent reçus à la direction des Français à l’étranger du ministère des Affaires étrangères aux fins d’échanger sur la situation des intéressés et l’avancée des négociations avec les autorités américaines. Il leur fut précisé que les charges retenues contre ces derniers par les autorités américaines ne leur avaient pas été notifiées, que la juridiction saisie pour les juger demeurait inconnue et qu’ils ne pouvaient recevoir de visite ni de leurs familles ni de leurs conseils. L’administration souligna, à cette occasion, la nécessité pour la justice française de disposer d’éléments fournis par les autorités américaines pour pouvoir engager des poursuites contre les requérants et précisa que les deux premières « missions tripartites » s’étant rendues à Guantánamo n’avaient reçu aucun mandat judiciaire. Le 22 avril 2002, un télégramme du ministère des affaires étrangères mentionna que les requérants étaient interrogés par les autorités américaines pour connaître leur degré d’implication dans les réseaux terroristes islamistes et précisa qu’ils n’étaient pas « formellement inculpés », ajoutant qu’il était nécessaire de prendre une initiative afin qu’ils puissent être jugés en France.
17. Le 26 septembre 2002, la DST(unité judiciaire) adressa un compte-rendu d’enquête préliminaire au parquet de Paris, qui contenait des informations résultant principalement de recoupements avec d’autres procédures pénales, en cours ou achevées, voire pour certaines déjà jugées : « le soutien au Groupe islamique armé (GIA) dans l’affaire dite " Chalabi " ; les " filières afghanes " ; le soutien au réseau GIA/GSPC d’Omar Saïki ; la tentative d’assassinat de Strasbourg ; Oaassani Cherifi ; le soutien au commando ayant assassiné le commandant Massoud et la tentative d’attentat contre l’ambassade des Etats-Unis à Paris ». Aux termes de ce document, les requérants avaient suivi un parcours commun « en ce qui concerne leur engagement en France pour la cause islamiste, leur acheminement en Afghanistan, leur prise en charge dans ce pays et leur parcours de moudjahidin » et avaient été introduits au sein d’Al-Qaïda par l’intermédiaire d’un frère de M. Mourad Benchellali, M., qui leur avait fourni les passeports nécessaires pour se rendre en Afghanistan, via un transit par le Royaume-Uni, sous une fausse identité. M. était connu des services de renseignement dans le cadre d’une enquête relative à un groupe d’anciens volontaires en Afghanistan revenus en Europe et planifiant un attentat à Strasbourg. Le compte-rendu précisait qu’à ce stade de l’enquête, les six individus concernés, dont les requérants, avaient été en contact direct ou indirect avec des individus impliqués au total dans sept enquêtes différentes liées au terrorisme, en cours d’instruction ou déjà instruites. Il indiquait qu’« il appar[aissait] clairement que les six détenus [avaient] bénéficié pour leur séjour en Afghanistan de structures existantes depuis au moins 1994, lesquelles [avaient] fait preuve de leur efficacité au sein de groupes islamistes ayant déjà agi sur le territoire national ou comptant le faire » et qu’« en outre, de par leur cursus, ils [avaient] été en contact en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Afghanistan, avec des frères d’armes impliqués dans des enquêtes en cours ou achevées ». Ce compte-rendu ajoutait que « dans cette optique, il [était] légitime de s’interroger sur le rôle que devaient jouer [les détenus] dès leur retour en France afin de pouvoir évaluer leur degré d’implication dans la préparation d’actions violentes ». En conclusion, il apparaissait nécessaire de mener des investigations complémentaires dans un cadre juridique plus coercitif, afin de déterminer la réelle motivation des requérants dans leur engagement pour le djihad, notamment pour le cas où celle-ci aurait pu conduire à la préparation d’actes terroristes.
18. Le 5 novembre 2002, le procureur de la République ouvrit une information judiciaire pour des faits d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme. Il se fonda sur le compte-rendu de la DST (unité judiciaire) du 26 septembre 2002, ainsi que sur un signalement effectué le 8 février 2002 par le secrétaire général de Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) mettant en cause le premier requérant dans le cadre d’un éventuel blanchiment d’argent d’un montant de 228,67 euros (EUR) au moyen d’un mandat postal. Le 2 janvier 2003, les deux juges d’instruction désignés délivrèrent une commission rogatoire aux agents de la DST (unité judiciaire), aux fins d’« une enquête d’ensemble aux fins de caractériser des éventuels faits d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme et de déterminer la nature exacte des activités notamment en France dans le cadre de leur engagement pour le djihad des [requérants] ».
19. Le 6 juin 2003, les familles des requérants et leurs avocats furent à nouveau reçus au ministère des Affaires étrangères pour faire un point de situation.
20. Le 17 novembre 2003, la direction des français de l’étranger adressa une note au cabinet du ministre des affaires étrangères pour rappeler que les autorités américaines ne considéraient pas les détenus de Guantánamo comme prisonniers de guerre ou détenus de droit commun et que, dès lors, elles ne transmettaient aucune précision sur la durée des investigations américaines, sur les charges pesant sur les intéressés et les perspectives de jugement. Il y était également précisé que les autorités américaines refusant de reconnaître le bénéfice de la protection consulaire aux personnes détenues à Guantánamo, ni les visites consulaires des autorités françaises ni les visites des membres de leur famille et de leurs avocats n’étaient envisageables. La note concluait en ce sens : « nous allons évoquer avec l’administration américaine la possibilité d’effectuer une nouvelle mission à Guantanamo en veillant à ne pas la présenter comme consulaire. L’angle de l’assistance judiciaire pourrait être envisagé ».
21. Le 2 décembre 2003, les familles des requérants et leurs avocats furent à nouveau reçus par le directeur des Français à l’étranger, qui les informa de la demande d’une nouvelle mission à Guantánamo, visant les mêmes objectifs que les deux précédentes, à savoir le « respect de toutes les garanties reconnues par le droit international et [du] droit à un procès juste et équitable ». L’administration accepta de relayer la demande des avocats de se rendre sur place.
22. Du 17 au 24 janvier 2004, une troisième mission tripartite fut menée sur la base de Guantánamo, avec pour objectif, concernant les six français détenus, de :
« - leur témoigner l’attention que portent les autorités françaises à leur situation ;
- [manifester] notre volonté que soit mis un terme à une situation de non-droit, qu’ils puissent bénéficier de toutes les garanties reconnues par le droit international et d’un procès juste et équitable ;
- recueillir les témoignages, qui ont une valeur importante et peuvent contribuer à clarifier leurs situations vis-à-vis des autorités américaines et françaises. »
23. Deux nouvelles notes de la DST (unité renseignement) furent rédigées en avril 2004. Intitulées « Nouvelle évaluation de la situation des détenus français de Guantánamo à l’issue d’une troisième mission effectuée sur les lieux » et « Compte rendu de mission à Guantánamo - 17 au 24 janvier 2004 ». Elles comportaient le compte-rendu des « débriefings » des deux requérants. La première souligna que l’avenir judiciaire des requérants en France dépendrait d’un examen au cas par cas par les magistrats instructeurs, précisant qu’« ils pourraient être mis en garde à vue 4 jours au maximum s’ils venaient à être renvoyés en France mais [que] leur mise en examen et leur incarcération n’apparaissent pas assurées ». La note poursuivait en ces termes : « En effet, au stade actuel de nos connaissances, ils ne sont liés à aucune activité en France pouvant être poursuivie. Leurs auditions permettront au demeurant de compléter certains dossiers en cours comme l’indique l’état de leurs relations telles qu’ils les ont décrites ».
24. Le 12 février 2004, la direction des Français à l’étranger reçut les avocats des requérants pour leur présenter le résultat de cette troisième mission.
25. Parallèlement, des négociations diplomatiques furent menées afin d’obtenir le retour en France des requérants.
II. Le déroulement de la procédure pénale après le retour des requérants en France
26. Le 27 juillet 2004, les autorités américaines autorisèrent le rapatriement en France des requérants. À leur arrivée sur le territoire français, ils furent interpellés par la DST (unité judiciaire) et placés en garde à vue. Interrogés individuellement à treize reprises, ils s’expliquèrent longuement sur l’ensemble des faits qui leur étaient reprochés, fournissant de nombreux détails sur leur déroulement, les personnes avec lesquelles ils avaient été en contact, leurs relations, ainsi que sur leurs motivations.
27. Le premier requérant expliqua notamment être parti en Afghanistan sous l’influence du frère du second requérant, M., qui lui avait remis un passeport volé à un habitant du quartier et falsifié. Il raconta leur départ, leur passage à Londres et leur acheminement jusqu’en Afghanistan via le Pakistan, ainsi que le séjour dans un camp d’entraînement. Il précisa d’abord s’être fait passer pour un homme cherchant à faire le djihad en raison du contexte religieux, mais qu’il n’avait intégré ce réseau que par passion pour les armes. Il reconnut ensuite avoir également eu l’intention de suivre une formation militaire complète, afin d’être en mesure de défendre sa famille ou ses convictions religieuses si elles étaient menacées.
28. Le second requérant expliqua dès le début de sa garde à vue qu’il était disposé à répondre aux questions et à dire la vérité. Il indiqua avoir commencé à exercer plus assidûment la pratique de la religion à partir de mars 2001, sous l’influence de sa famille, notamment dans la mosquée où son père officiait. Son frère, M., lui avait fait part de son expérience en Afghanistan de 1999 à 2000 et l’avait incité à suivre la même voie que lui. Pour ce faire, M. l’avait mis en contact avec la filière chargée de l’acheminer jusqu’en Afghanistan depuis l’Angleterre via le Pakistan, en lui fournissant un passeport falsifié. Il détailla son parcours, accompagné du premier requérant, ainsi que l’entraînement dans le même camp, au sein duquel était prôné le djihad et où il avait assisté à la visite d’Oussama Ben Laden. S’agissant de sa motivation principale, il évoqua successivement le maniement des armes, puis l’apprentissage de l’arabe et de la religion et, enfin, le plaisir d’utiliser des armes à feu. Favorable à la charia, comme tout musulman selon lui, il déclara concevoir l’État islamique comme un idéal qui ne devait pas être réalisé par la force, bien qu’il eût conscience d’être parti en tant que soldat du djihad.
29. Le 31 juillet 2004, les requérants furent mis en examen des chefs de détention et usage de faux documents administratifs en relation avec une entreprise terroriste et association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme, et immédiatement placés sous mandat de dépôt.
30. Au cours de l’information judiciaire, les requérants furent interrogés respectivement à dix et huit reprises par le juge d’instruction, en présence de leurs avocats. Lors de sa première comparution, en présence de ses deux avocats, le premier requérant déclara confirmer l’ensemble de ses déclarations enregistrées au cours de sa garde à vue. Par la suite, il revint sur certaines d’entre elles, affirmant que seul l’attrait des armes avait motivé son choix, niant toute part de l’idéologie politique dans celui-ci et précisant n’être devenu pratiquant qu’une fois détenu sur la base de Guantánamo. Le second requérant modifia également en partie ses déclarations faites en garde à vue. Tout en reconnaissant que la filière empruntée pour se rendre en Afghanistan était manifestement organisée et illégale, il indiqua ne plus reconnaître leur contact à Londres, ne plus se rappeler de leur interlocuteur au Pakistan et, s’agissant de ses motivations, qu’il n’avait pas eu l’intention d’aller suivre un entraînement au combat, mais seulement de faire un séjour dans un pays islamique idéal aux yeux de son frère.
31. Le 23 septembre 2004, les conseils des requérants demandèrent au juge d’instruction de requérir la production, par la DST, de tous les supports écrits, audiovisuels et sonores des auditions effectuées sur la base de Guantánamo, de l’ensemble des notes et rapports dressés à cette occasion, ainsi que la transmission des noms des agents ayant procédé à ces auditions. Ils demandèrent également l’audition de deux fonctionnaires de la DST ayant participé à l’enquête judiciaire.
32. Par des ordonnances du 22 octobre 2004, le magistrat instructeur décida de ne pas faire droit à ces demandes, pour les motifs suivants :
« (...) l’examen de cette demande permet de constater que l’ensemble des actes dont l’exécution est sollicitée, ne relève en rien d’investigations susceptibles de mieux préciser les activités et parcours [des requérants], et donc d’éclairer [leur] éventuel degré d’implication dans les faits qui [leur] sont reprochés, ou d’obtenir des éléments, à décharge utiles à l’exercice des droits de la défense ;
Qu’en effet, les actes, visés dans cette demande ont pour seule finalité d’obtenir des éléments sur le déroulement et le contenu des " auditions " dont l’existence même est fondée sur des coupures de presse ou sur les déclarations de mis en examen, qui auraient été réalisées, hors de tout contexte judiciaire, sur la base de Guantanamo, sans qu’il soit précisé, en quoi ces éléments pourraient avoir un quelconque intérêt tant pour la manifestation de la vérité, que pour l’exercice des droits de la défense ;
Que pour appuyer cette demande, il est avancé que des éléments, provenant de ces " auditions " auraient été utilisés dans l’enquête judiciaire ;
Que la défense fonde cette affirmation sur l’examen de certaines pièces figurant dans l’enquête préliminaire ;
Qu’il apparaît cependant à la lecture desdites pièces que leur contenu n’a, de manière manifeste, aucun rapport avec l’obtention de renseignements provenant d’un quelconque " auditions " ;
Qu’il convient de rappeler en premier lieu que, contrairement aux affirmations contenues dans la demande, l’enquête préliminaire (...) n’a permis d’obtenir que quelques indications, par ailleurs limitées, sur les conditions d’acheminement en Afghanistan [des requérants] (...) ;
Que surtout, dès l’enquête préliminaire, puis sur commission rogatoire, et avant même l’arrivée sur le sol français [des requérants] et des autres mis en examen, des éléments complémentaires, sur le parcours et les activités de ces individus étaient obtenus sur la base d’autres procédures en cours ou déjà clôturées (...) ;
Que par ailleurs, si ces premiers éléments d’enquête visaient bien des faits d’association de malfaiteurs à caractère terroriste tels que définis par la loi, ils ne pouvaient être caractérisés que par l’audition en garde-à-vue [des requérants], permettant, compte-tenu des éléments déjà réunis, de déterminer [leur] implication éventuelle dans un réseau terroriste, notamment en confrontant les éléments fournis par [leurs] soins avec l’ensemble des informations et résultats d’investigations menées dans le cadre des enquêtes relatives à ces réseaux terroristes ;
Que seules ces auditions et leur confrontation à l’ensemble de ces éléments d’enquête étaient de nature à déterminer l’existence d’indices graves ou concordant du délit d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme à l’encontre [des requérants] ; (...)
Que c’est dans ces conditions, après réalisation des auditions de garde à vue [des requérants] et après avoir confronté les éléments ainsi recueillis à ceux obtenus tant lors des auditions des autres gardés à vue de la même procédure, que sur la base des investigations réalisées dans la présente procédure, mais aussi dans des procédures distinctes, après collation desdits éléments et versement des pièces de procédure correspondantes, que pouvaient être établies les modalités selon lesquelles [les requérants] avai[ent] été acheminé[s] depuis la France jusque dans la zone pakistano-afghane (...) ; (...)
Qu’il en était de même s’agissant du parcours [des requérants] en Afghanistan et notamment de la formation para-militaire dont il[s] devai[ent] bénéficier dans des camps (...) ; (...)
Que l’ensemble de ces éléments doit être rapporté à la démarche initiée par le recruteur [des requérants, le frère du second requérant], actuellement poursuivi dans le cadre d’une procédure à caractère terroriste distincte (...) ; (...)
Qu’il en est ainsi largement démontré que les charges retenues à l’encontre [des] mis en examen résultent exclusivement d’éléments d’enquête relevant tant des déclarations des gardés à vue eux-mêmes, notamment [des requérants], que d’investigations effectuées dans la présente procédure ou à l’occasion de procédures distinctes mais visant des réseaux islamistes en lien avec chacun des mis en examen ;
Qu’il est d’ailleurs révélateur de constater qu’à aucun moment, la défense, tout en analysant en détail le contenu de plusieurs pièces de procédure figurant dans l’enquête préliminaire (...), ne vise le moindre élément précis contenu dans les procès-verbaux d’enquête préliminaire susceptible d’avoir été obtenu lors des " différents interrogatoires réalisés à Guantanamo " dont [les requérants déclarent] avoir fait l’objet ; (...)
Que l’examen [des pièces de l’enquête préliminaire] démontre très exactement que seuls quelques éléments d’informations limitées et parcellaires, tout au mieux, sur ledit parcours n’étaient connus de ce service, le plus souvent sur la base d’éléments obtenus dans le cadre de procédures distinctes et en aucun cas, lors d’" auditions " prétendument réalisées à Guantanamo par la DST, selon la demande, dont aucune trace ne figure au dossier de la procédure ;
Qu’il en est ainsi particulièrement pour [les requérants] ; (...)
Qu’ainsi, la défense, dans sa demande, a visé des pièces de l’enquête préliminaire, (...) dont il ressort, à l’examen, que le service enquêteur n’était manifestement pas en possession d’une quelconque " audition " [des requérants] réalisée à Guantanamo et détaillant avec précision [leur] parcours en Afghanistan, base même de [leur] demande d’actes ;
Qu’au surplus, il apparaît pour le moins paradoxal de constater que, la présente demande, sans contester la validité de la procédure judiciaire ayant abouti à la mise en examen [des requérants], tend à obtenir le dépôt en procédure de retranscription "d’auditions " qui, à en supposer l’existence démontrée, auraient été réalisées, en tout état de cause, dans un cadre extra-judiciaire ; (...) »
33. Le 29 mars 2005, saisie sur l’appel des requérants, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma les ordonnances du juge d’instruction.
34. Le 28 janvier 2005, les requérants sollicitèrent l’annulation des actes de procédure antérieurs à leur interrogatoire de première comparution devant le juge d’instruction, ainsi que l’annulation de leur mise en examen. Selon eux, l’intégralité des éléments ayant servi de fondement à leur mise en examen provenait des interrogatoires menés par les agents de la DST (unité renseignement) sur la base de Guantánamo, en dehors de tout cadre légal.
35. Par un arrêt du 4 octobre 2005, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris rejeta leur demande. Après avoir relevé que l’essentiel de l’argumentation des requérants « part d’un postulat selon lequel la totalité des éléments figurant dans le dossier d’information dans lequel les requérants sont mis en examen proviennent d’interrogatoires dont l’existence était affirmée mais non démontrée par des policiers français qui auraient eu lieu sur la base américaine de Guantanamo Bay où les intéressés étaient détenus et hors de tout cadre légal », elle estima que « la lecture des pièces de l’information [...] démontre, contrairement à ces affirmations, qu’une proportion importante des renseignements recueillis en enquête préliminaire proviennent d’autres informations en cours ou achevées, et pour certaines déjà jugées telles que, par exemple, celles relatives au réseau « Beghal », à l’assassinat du commandant Massoud, aux préparatifs d’attentat en Australie, au groupe « de Francfort », à la « filière afghane » et à la « filière tchétchène ». » Elle ajouta que « dans plusieurs de ces dossiers, des rapprochements ont été établis avec les requérants à un titre ou à un autre, mettant en avant leurs liens plus ou moins forts avec des intégristes radicaux ayant eu non seulement un engagement en faveur du djihad mais bien souvent aussi une appartenance à un réseau constitué en vue de la préparation d’actes de terrorisme » et que, en outre, « le reste des informations recueillies et permettant de cerner le rôle ou l’implication des requérants dans les faits pour lesquels ils ont été mis en examen résulte largement de leurs auditions, en garde à vue notamment ». Elle poursuivit en précisant qu’« au surplus, si de telles auditions étaient intervenues, elles auraient été effectuées dans un cadre purement administratif et ne constitueraient donc pas un acte ou une pièce de procédure susceptibles, en tant que tels, d’annulation [...] au motif de la déloyauté dans la recherche de la preuve ». La chambre de l’instruction en conclut qu’il n’y avait pas lieu à annulation d’un acte ou d’une pièce de la procédure.
36. Les 9 et 12 janvier 2006, les requérants furent libérés et placés sous contrôle judiciaire, lequel fut levé par le tribunal correctionnel le 12 juillet 2006 dans son jugement avant dire droit.
37. Par un arrêt du 18 janvier 2006, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi exercé par les requérants contre l’arrêt du 4 octobre 2005.
38. Par une ordonnance du 24 avril 2006, les requérants furent renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir, entre juin et décembre 2001, participé à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation caractérisée par un ou plusieurs faits matériels d’un acte de terrorisme, et pour avoir détenu frauduleusement un passeport qu’ils savaient falsifié, infraction commise en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public.
39. Au cours de l’audience devant le tribunal correctionnel, les avocats des requérants produisirent un article publié par le quotidien Libération le 5 juillet 2006, retranscrivant un télégramme diplomatique de l’Ambassade de France à Washington classé « confidentiel diplomatie » en date du 1er avril 2002 et intitulé « Les six islamistes jugés à Paris ont été interrogés illégalement à Guantánamo par des officiers français de la DST et de la DGSE ». Le télégramme diplomatique comportait l’extrait suivant :
« La mission conjointe s’est déroulée dans de bonnes conditions du mardi 26 au dimanche 31 mars 2002. Accueillie très cordialement, dès le début de ses travaux, par le général D., commandant la joint task force 170, elle a bénéficié d’un soutien logistique tout au long de son séjour. Avant de quitter la base, elle a également été reçue par le général commandant la joint task force 160, chargée de la logistique autour du camp X-RAY de Guantánamo. Pendant la semaine, elle a rencontré A) pour complément d’information, nos deux compatriotes déjà vus lors de la première mission [dont le second requérant] et B) pour identification et interrogatoire [le premier requérant et quatre autres détenus]. »
40. Les requérants firent valoir que l’existence des interrogatoires sur la base de Guantánamo était ainsi démontrée, et soutinrent que cela constituait une manœuvre entachant de déloyauté l’ensemble de la procédure, a fortiori alors qu’ils n’avaient pas été informés de la constitution de leurs avocats en France. Le ministère public indiqua que les missions de la DST (unité renseignement) étaient des missions de renseignement diligentées par des fonctionnaires n’opérant pas en qualité d’officiers judiciaires mais dans le cadre d’une mission de nature consulaire.
41. Par un jugement avant dire droit du 27 septembre 2006, le tribunal correctionnel ordonna un supplément d’information. Il souligna que le contexte terroriste de l’affaire n’autorisait pas le juge à s’abstraire des principes du procès équitable et de la loyauté des débats qui exigent le respect du caractère contradictoire de la procédure. S’estimant insuffisamment éclairé sur le cadre légal des interventions des fonctionnaires de la DST (unité renseignement), il indiqua que le contenu du télégramme diplomatique devait être explicité s’agissant de certains des termes employés tels la « mission » et les « fiches d’interrogatoires » auquel il faisait référence. Il précisa que le supplément d’information avait notamment pour objet, d’une part, de procéder à l’audition du signataire du fac-similé et à celle du directeur de la DST et du capitaine de police à l’époque des faits, afin qu’ils précisent le cadre de leurs interventions et leur articulation avec le soit-transmis du 26 février 2002, et, d’autre part, d’obtenir la communication des « fiches d’interrogatoires ».
42. Dans le cadre de ce supplément d’information, divers documents émanant des ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères furent déclassifiés, adressés au tribunal correctionnel, le 26 avril 2007, puis versés au dossier de la procédure pénale. Ces documents décrivaient le contexte dans lequel les « missions tripartites » avaient été organisées. Par ailleurs, plusieurs agents de l’État furent auditionnés : F.B.D., ministre-conseiller à l’ambassade de France à Washington, J.L.G, commandant de police à la DST ayant participé à la procédure judiciaire, L.C., sous-directeur en charge de la lutte antiterroriste internationale à la DST, ainsi que M.D., chef de la section antiterroriste du parquet de Paris. Toutes les personnes auditionnées indiquèrent que les « missions tripartites » avaient été réalisées dans un cadre diplomatique et poursuivaient un objectif de renseignement administratif sans chercher à interroger les requérants à propos de la commission d’infractions pénales. Interrogé le 2 février 2007, M.D. précisa qu’il n’avait pas connaissance des « missions tripartites », qu’il qualifia de nature administrative. Il relativisa l’importance des auditions des requérants effectuées sur la base de Guantánamo en soulignant « la qualité des renseignements de nature judiciaire fournis par les procès-verbaux de l’enquête préliminaire (...) fondés en très grande partie, voire quasi-totalement sur des archives très souvent judiciaires ».
43. Le 3 février 2007, le magistrat instructeur reçut un courrier anonyme révélant les noms, le grade et l’affectation des deux agents de la DST et de la DGSE présents à Guantánamo. Une information fut ouverte contre X du chef d’atteinte au secret de la défense nationale le 7 mai 2007. Il fut procédé à la saisie de ce courrier.
44. Les avocats des requérants saisirent le juge d’instruction le 15 mars 2007 d’une demande d’audition des deux agents en question. Elle fut rejetée par une ordonnance du 25 avril 2007, dans laquelle le juge fit valoir que faire droit à cette demande l’exposerait à commettre l’infraction d’atteinte au secret de la défense nationale, tout en soulignant qu’une demande de déclassification était en cours. Le 15 octobre 2007, la chambre de l’instruction déclara l’appel des requérants contre cette ordonnance irrecevable.
45. L’affaire fut examinée au fond par le tribunal correctionnel de Paris les 3, 5, 10, 11 et 12 décembre 2007. Les avocats des requérants conclurent à ce que la procédure poursuivie à leur encontre soit jugée irrégulière, inéquitable et déloyale. Ils firent valoir qu’elle constituait une grave violation des droits de la défense justifiant une relaxe générale avant tout examen du dossier au fond.
46. Le premier requérant indiqua cependant à l’audience que les agents de la DST (unité renseignement) qui l’avaient interrogé sur la base de Guantánamo ne lui avaient posé des questions que sur sa famille et sa nationalité française, et précisa qu’il ne s’agissait pas des mêmes agents que ceux qui l’avaient ensuite interrogé au cours de sa garde à vue. Le second requérant déclara que les agents de la DST (unité renseignement) qui l’avaient interrogé savaient beaucoup plus de choses que lui sur les filières et qu’ils lui avaient indiqué que les autorités américaines ne facilitaient pas les choses pour permettre leur retour en France.
47. Par un jugement du 19 décembre 2007, le tribunal correctionnel de Paris condamna les requérants à quatre ans d’emprisonnement, dont trois ans avec sursis, prenant en compte la durée de leur détention provisoire en France et le syndrome psycho-traumatique dont ils souffraient du fait de leur détention sur la base de Guantánamo. S’agissant de la régularité de la procédure, le tribunal considéra que « les diligences accomplies par les fonctionnaires de la DST sur la base de Guantánamo étaient connues des avocats des prévenus ; qu’elles étaient accomplies à l’initiative exclusive et sous le contrôle de bonne fin du ministère des Affaires étrangères, avec un objectif affirmé d’identification et de renseignements ; qu’elles répondaient donc très exactement à une mission à caractère exclusivement administratif ; que ces diligences constituent d’autant moins un acte de déloyauté dans l’administration de la preuve que les renseignements étaient déjà connus par la DST dont les fonctionnaires agissant dans le cadre judiciaire ont fait le recollement dans un certain nombre de procès-verbaux ». Le tribunal ajouta que « cette mission à caractère strictement administratif conforme aux activités de renseignements menés par la DST ne peut donc constituer une atteinte aux droits de la défense pour déloyauté ni entacher d’iniquité le présent procès (...) ».
48. Sur le fond, le tribunal se prononça dans un jugement longuement motivé, se fondant sur des éléments étrangers aux déclarations faites par les requérants sur la base de Guantánamo dans le cadre des « missions tripartites », exception faite d’une référence à une note de la DST. Il décida d’examiner ensemble le cas des requérants, jugés avec trois autres prévenus, dans la mesure où le frère de M.B. était à l’origine de leur départ vers l’Afghanistan. Le tribunal examina successivement leurs motivations, la détention et l’usage d’un passeport falsifié, leur passage par Londres et leur conscience de s’inscrire dans le cadre d’une filière à caractère terroriste, ainsi que leur formation au camp d’Al Farouk, situé dans la région de Kandahar en Afghanistan, s’appuyant très largement, pour ce faire, sur les extraits des dépositions des requérants au cours de leur garde à vue, devant le juge d’instruction et durant l’audience. Le tribunal fit tout d’abord référence aux informations relatives aux membres de la famille du second requérant, rappelant que ce dernier avait été élevé dans l’islamisme radical et évoquant les condamnations prononcées à l’encontre de son père, imam d’une mosquée où étaient projetées des vidéos prônant le djihad et organisées des quêtes pour financer les combattants volontaires, de sa mère et de ses deux frères, étant établi que ces derniers se trouvaient au cœur d’un réseau de soutien logistique aux moudjahidin se rendant en Afghanistan et en Tchétchénie. Il rappela également que les membres de cette famille étaient impliqués dans des projets d’attentats d’un groupe islamiste démantelé à Romainville et à la Courneuve en 2002. Le tribunal cita plusieurs extraits de procès-verbaux d’audition du second requérant, que ce soit pour les mettre en perspective avec le comportement de ses proches ou pour évoquer les changements dans ses déclarations concernant ses motivations personnelles, puisqu’il avait successivement évoqué, de manière contradictoire, son désir d’apprendre l’arabe et d’approfondir ses connaissances religieuses, puis le maniement des armes ou encore sa volonté de prouver « certaines choses » à sa famille, déduisant de ces citations sa « parfaite mauvaise foi ». Le tribunal reprit des extraits des dépositions de l’un des frères de ce requérant, H.B., pour confirmer le sens de sa démarche et, citant toujours le second requérant au cours de sa garde à vue, en déduire qu’il avait pleinement conscience de son engagement qu’il n’avait eu de cesse de vouloir dissimuler.
49. Il releva également les variations du premier requérant dans ses déclarations en ce qui concerne sa motivation, le citant à de nombreuses reprises, pour relever qu’il avait plusieurs fois insisté, durant sa garde à vue, sur son attrait pour les armes, avant d’évoquer l’aventure au sens large, reprenant également ses propos tenus au cours de l’audience sur le fait que l’Afghanistan était à ses yeux un « pays mythique », qu’il voulait répondre au défi lancé par M. B., ou encore sur son désir de défendre physiquement sa famille. S’agissant des passeports, le tribunal cita les déclarations des requérants en garde à vue, devant le juge d’instruction, ainsi qu’au cours de l’audience pour estimer que les faits reprochés étaient constitués. Se penchant ensuite sur le transit des requérants par Londres, ainsi que sur leur conscience de participer à une filière à caractère terroriste, le tribunal prit également appui sur des extraits de leurs déclarations effectuées en cours de la garde à vue ou devant le magistrat instructeur. Enfin, s’agissant de la formation des requérants au camp d’Al Farouk dans la région de Kandahar, les premiers juges se fondèrent sur des renseignements généraux contenus dans le dossier de l’information judiciaire, sur les dépositions de deux coprévenus, ainsi que sur les déclarations des requérants devant le juge d’instruction et à l’audience. Dans sa motivation, le tribunal correctionnel fit une seule référence à un « debriefing » faisant suite à une mission sur la base de Guantánamo, à savoir le passage d’une note du 5 avril 2002 décrivant le contenu de la formation au camp d’Al Farouk (maniement d’armes individuelles, tactique de combat, topographie et étude d’explosifs).
50. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Dans leurs conclusions, leurs avocats invoquèrent la manipulation de leurs clients par les agents de la DST (unité renseignement) sur la base de Guantánamo, en l’absence d’avocat et compte tenu de la situation difficile dans laquelle ils se trouvaient. Ils soutinrent que ces circonstances violaient les droits de la défense et le droit de ne pas s’auto-incriminer. Ils firent également valoir que, lors de leurs interrogatoires, les requérants se trouvaient confinés et placés dans une situation de détresse psychologique, ce qui équivalait à un détournement de procédure.
51. Par un arrêt du 24 février 2009, la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance du 25 avril 2007 et considéra que les documents désormais accessibles et soumis au contradictoire dont elle disposait lui permettait d’établir de façon suffisante les conditions dans lesquelles les requérants avaient été entendus à Guantánamo.
52. S’agissant de la violation de l’équité du procès, la cour d’appel considéra que la DST avait agi de manière déloyale dans l’administration de la preuve, ce qui viciait la procédure. Elle annula en conséquence tous les procès-verbaux de synthèse figurant dans l’enquête préliminaire, les procès-verbaux de placement en garde à vue, les procès-verbaux d’interrogatoire les concernant et tous les actes qui en constituaient le support, et renvoya les requérants des fins de la poursuite.
53. Le procureur général près la cour d’appel de Paris forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt.
54. Devant la Cour de cassation, l’avocat général conclut à la cassation de l’arrêt de la cour d’appel de Paris, estimant que les auditions effectuées sur la base de Guantánamo ne présentaient qu’un caractère administratif et que, partant, elles n’étaient pas susceptibles de vicier la procédure. Il estima en outre que les éléments provenant des services de renseignements avaient été versés à la procédure judiciaire, puis librement débattus par les parties conformément aux exigences de la Convention.
55. Par un arrêt du 17 février 2010, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’appel et renvoya l’affaire devant cette juridiction autrement composée. Elle rappela, d’une part, au visa de l’article 385 du code de procédure pénale (CPP), que « les juridictions correctionnelles n’ont pas qualité pour constater les nullités de procédure qui leur sont soumises lorsqu’elles étaient saisies à la suite d’un renvoi ordonné par le juge d’instruction ». Elle considéra, d’autre part, après avoir rappelé que « tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision », que la cour d’appel avait méconnu ce principe en « statuant (...) par voie d’annulation et sans autrement préciser en quoi l’ensemble des éléments de preuve qui lui étaient soumis était affecté par la déloyauté de ceux, révélés par le supplément d’information, qu’elle décidait d’écarter ».
56. Par un arrêt du 18 mars 2011, la cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi de la Cour de cassation et autrement composée, confirma la condamnation des requérants S’agissant de la déloyauté et de la violation des principes du procès équitable alléguées par la défense, elle rappela tout d’abord que « si une juridiction ne peut annuler d’autre acte que dans les circonstances précises prévues par l’article 385 du code de procédure pénale, rien ne l’empêche d’écarter des débats des pièces qu’elle estimerait obtenues de manière déloyale ». Après avoir détaillé la chronologie des faits et des actes de la procédure, la cour d’appel se fonda sur les motifs suivants :
« Il ressort de l’examen de ces pièces que les déplacements à Guantánamo de la délégation tripartite avait pour objet de tenter d’identifier avec certitude les éventuels ressortissants français qui y étaient incarcérés, d’obtenir des informations sur le sort qui leur était réservé et sur les raisons de leur arrivée dans ce lieu ; ces missions s’inscrivent pleinement dans les obligations de l’État français à l’égard de personnes pouvant avoir la nationalité française étant observé qu’elles ont été réalisées dans le contexte des attentats du 11 septembre 2001 et des évènements qui les ont suivis, qu’il s’agisse des menaces d’attentats ou des mesures de sécurité et d’investigations renforcées nécessitées par la menace internationale terroriste de niveau important existant à l’époque ainsi que le relève d’ailleurs dans son audition le magistrat du parquet en charge de la section spécialisée en matière de lutte contre le terrorisme.
Dès lors il n’est rien d’anormal que les fonctionnaires de l’État français appartenant à des services de renseignements se soient joints à ces missions afin d’obtenir ou de compléter des informations sur des activités pouvant être liées à des actes de terrorisme ou à leur préparation ou logistique. »
57. La cour d’appel considéra ensuite que « le caractère administratif de ces missions était avéré, le fait d’obtenir des renseignements relatifs au terrorisme, ce qui est la raison d’être des services spécialisés de l’État chargés du renseignement dans ce domaine n’[ayant] rien d’insolite ou de contestable » mais qu’« il était incontestable qu’à la date du 26 février 2002, jour de la saisine de la DST par le Parquet dans le cadre d’une enquête préliminaire, ledit service avait la charge d’une enquête judiciaire et était soumis, dans l’élaboration de ses actes de procédure, aux règles du code de procédure pénale ». Elle en déduisit qu’il importait donc « de savoir de quelles informations le service de renseignement disposait avant cette date, afin de déterminer si les informations transmises par la suite au procureur de la République ont porté atteinte aux droits des prévenus, en ce qu’elles auraient été nouvelles et déterminantes comme élément à charge et obtenues sans respecter les règles du code de procédure pénale alors que celles-ci doivent impérativement s’appliquer dès lors qu’une enquête judiciaire est ouverte ». Ce faisant, la cour d’appel constata « que les éléments communiqués à l’autorité judiciaire et provenant d’un travail de renseignement classique l’ont été dans le cadre légitime d’une transmission de renseignements obtenus par une autorité administrative dans l’exercice des fonctions qui lui sont confiées » et que « si un certain nombre d’irrégularités sont avancées, notamment les auditions par un agent de la DST d’individus dans une enquête pénale mais uniquement dans un but administratif et dans le cadre d’une mission de renseignement humanitaire ou de protection contre le risque alors ambiant lié au terrorisme lesquelles, ainsi qu’il a été démontré n’ont pas amené d’éléments nouveaux que ceux déjà connus à l’aide d’autres sources, elles ont pu ensuite être librement discutées ». S’agissant de la procédure qui s’est déroulée après l’arrivée des requérants en France, elle releva que « les requérants ont toujours fait les mêmes déclarations, certes parfois avec des variantes, ce qui démontre, d’une part, qu’elles reflètent bien leurs propos et, d’autre part, qu’ils ont pu discuter de tous les éléments et dire ce qu’ils voulaient effectivement dire, y compris au cours de la procédure d’instruction et devant le tribunal, alors qu’ils étaient assistés par leurs conseils ». La cour d’appel en conclut que « c’est à bon droit que le tribunal a déclaré que les activités menées par la DST n’ont pas constitué une atteinte aux droits de la défense pour déloyauté ni entaché d’iniquité le présent procès ».
58. Les requérants se pourvurent en cassation contre cet arrêt. Ils firent à nouveau valoir, au visa notamment des articles 3 et 6 § 1 de la Convention, que les informations avaient été recueillies par les agents de la DST sur la base de Guantánamo hors cadre légal et au mépris des droits de la défense, sans notification du droit au silence et sans avocat au cours d’une détention irrégulière. Ils réaffirmèrent qu’elles constituaient des moyens de preuves déloyaux.
59. Par un arrêt du 3 septembre 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants en retenant les motifs suivants :
« Attendu que les énonciations de l’arrêt attaqué et du jugement qu’il confirme mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que les déclarations de culpabilité des prévenus ne sont fondées ni exclusivement ni même essentiellement sur les déclarations faites par eux, aux agents de la DST, alors qu’ils étaient détenus au camp militaire américain de Guantánamo, et que la cour d’appel a, sans insuffisance ni contradiction, répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie et caractérisé en tous leurs éléments, tant matériels qu’intentionnel, les délits dont elle a déclaré les prévenus coupables ;
D’où il suit que les moyens, qui se bornent à remettre en question l’appréciation souveraine, par les juges du fond, des faits et des circonstances de la cause, ainsi que les éléments de preuve contradictoirement débattus, ne sauraient être admis (...) ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. La direction des français à l’étranger (DFAE)
60. Service de l’administration centrale du ministère des Affaires étrangères et européennes, la DFAE est chargée de l’administration des Français hors de France, de la protection de leurs droits et de leurs intérêts, ainsi que de l’ensemble des questions consulaires telles que définies par la Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963, en particulier à son article 36 en ce qui concerne la communication avec les Français détenus à l’étranger. Ses missions sont à la fois nombreuses et variées. Elle doit ainsi : animer les consulats généraux et sections consulaires de la France à l’étranger, qui permettent d’offrir aux Français vivant à l’étranger ou de passage des services administratifs publics équivalents à ceux proposés par une mairie en France ; organiser les élections législatives à l’étranger, les Français établis hors de France ayant droit à une représentation à l’Assemblée Nationale ; informer les Français sur les conditions de séjour hors de France et préparer les travaux de l’Assemblée des Français de l’étranger, qui est l’interlocuteur du gouvernement et des postes diplomatiques et consulaires sur toutes les questions relatives à l’expatriation ; assurer la protection des Français à l’étranger, de leurs droits et de leur intérêts, et négocier puis mettre en place les accords en matière de protection sociale, de séjour, d’emploi et de fiscalité ; participer à la gestion des crises, en collaboration avec le centre de crise du ministère des Affaires étrangères ; exercer les attributions du ministère en matière d’adoption internationale ; participer à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique en matière d’entrée, de séjour et d’établissement des étrangers en France. De plus, la DFAE doit négocier, en liaison avec le ministère de la Justice, les accords en matière d’entraide judiciaire internationale, mais également transmettre les demandes d’entraide judiciaire, d’extradition ou de transfèrement des Français emprisonnés à l’étranger, ainsi que celles des actes judiciaires et extrajudiciaires.
II. La Direction de la surveillance du territoire (DST)
61. Créée en 1944 et rattachée au ministère de l’Intérieur, au sein de la Direction générale de la police nationale, la DST a d’abord été principalement chargée du contre-espionnage. Impliquée dans la lutte contre le terrorisme international depuis 1970 et entretenant des contacts officiels avec les services de renseignement et de sécurité étrangers, elle a vu sa mission évoluer au cours des années 1980, à la suite notamment d’une vague d’attentats commis à Paris, « pour prendre en compte l’apparition, puis la diversification de la menace terroriste (prolifération des armes nucléaires, bactériologiques, chimiques, balistiques), ainsi que la problématique économique » (réponse du ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire à la question écrite no 98183, Assemblée nationale, JO du 17 octobre 2006, p. 10 880). Ces nouvelles attributions ont été précisées dans le décret no 82-100 du 22 décembre 1982, qui a donné compétence à la DST « pour rechercher et prévenir, sur le territoire de la République française, les activités inspirées, engagées ou soutenues par des puissances étrangères et de nature à menacer la sécurité du pays, et, plus généralement, pour lutter contre ces activités ». À ce titre, la DST exerçait « une mission se rapportant à la défense » (article 1er). Elle était chargée « de centraliser et d’exploiter tous les renseignements se rapportant aux activités mentionnées à l’article 1er et que doivent lui transmettre, sans délai, tous les services concourant à la sécurité du pays ; de participer à la sécurité des points sensibles et des secteurs clés de l’activité nationale, ainsi qu’à la protection des secrets de défense ; d’assurer les liaisons nécessaires avec les autres services ou organismes concernés » (article 2). Dans le cadre de ces prérogatives, la DST assurait notamment des « missions de contre-espionnage sur le territoire national, (...) de protection du patrimoine et de la sécurité économiques et (...) de contre-terrorisme » (Avis no 339 du 20 juin 2007 fait au nom de la commission des affaires étrangères du Sénat, dans le cadre du projet de loi portant création d’une délégation parlementaire pour le renseignement).
62. La DST exerçait par ailleurs une mission de police judiciaire, spécialisée dans le traitement des menaces d’origine étrangère. Cette dualité de fonction se traduisait par un dédoublement organique. Les agents de la DST étaient ainsi affectés à deux unités distinctes, qui fonctionnaient de manière indépendante, l’une étant chargée de l’activité de police judiciaire, l’autre spécialisée dans le renseignement. Seuls les agents affectés à l’unité judiciaire avaient des contacts avec des magistrats de l’ordre judiciaire, sous la direction desquels ils travaillaient à l’exploitation des renseignements issus d’une base de données informatiques, uniquement accessible en cas d’habilitation secret-défense.
63. Le 1er juillet 2008, la DST a fusionné avec la direction centrale des renseignements généraux au sein d’une nouvelle direction, la direction centrale du renseignement intérieur, devenue la direction générale de la sécurité intérieure en 2014. Avant sa disparition, la DST, dont l’organisation et le fonctionnement étaient couverts par la classification du secret-défense, comptait un effectif d’environ mille huit cents personnes (Avis no 339 du 20 juin 2007, précité).
I. JONCTION DES REQUÊTES
64. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
«1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent (...). »
66. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Sur la nature des auditions effectuées sur la base de Guantanamo
a) Thèses des parties
67. Le Gouvernement estime, à titre principal, qu’au moment de leur audition sur la base américaine de Guantánamo, les requérants ne faisaient l’objet d’aucune « accusation en matière pénale » au sens autonome que revêt cette notion pour l’application de la Convention (citant, en particulier, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08, 50571/08, 50573/08 et 40351/09, 13 septembre 2016) et que, partant, ils n’avaient pas à bénéficier des droits prévus à l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention. Il soutient à cet égard que les requérants n’avaient pas fait l’objet d’une notification officielle du reproche d’avoir accompli une infraction pénale. Il ajoute que les trois missions tripartites, antérieures à cette notification officielle intervenue seulement le 27 juillet 2004, date de l’arrivée en France des requérants et de leur placement en garde à vue, ne s’intégraient pas dans une procédure pénale et ne poursuivaient aucun objectif judiciaire, ce dont attesterait tant le contexte dans lequel elles se sont déroulées que leur objet, principalement consulaire, mais aussi diplomatique et de renseignement. Le Gouvernement fait valoir que les auditions effectuées à Guantánamo ont confirmé des informations qui étaient déjà connues des autorités avant le début de l’enquête judiciaire et qui n’ont pas eu de répercussion importante sur le déroulement de la procédure judiciaire, les rares éléments provenant des données de la DST collectées à Guantánamo n’ayant conduit à la décision d’ouvrir une information judiciaire que de manière marginale.
68. Les requérants soutiennent au contraire qu’ils faisaient l’objet d’une accusation en matière pénale de la part des membres des missions tripartites lorsque ceux-ci les ont interrogés sur la base de Guantánamo. Ils considèrent que la chronologie des faits révèle l’irrigation de la procédure judiciaire par ces interrogatoires. Selon eux, le soupçon de leur participation à la structure terroriste d’Al-Qaïda existait dès le signalement de leur départ et de leur arrestation en Afghanistan, ce qui a justifié l’ouverture d’une enquête préliminaire le 26 février 2002. Par ailleurs, ils soulignent que la note du ministère de la Justice jointe à la saisine de la DST par le parquet de Paris les visait nommément et que l’information judiciaire était déjà ouverte avant la réalisation de la troisième « mission tripartite ». Ils ajoutent qu’ils furent interrogés à Guantánamo sur leurs parcours et objectifs et que l’objet principal des interrogatoires n’était ni consulaire ni diplomatique. Ils font valoir qu’alors que les agents de la DST connaissaient l’existence de la procédure judiciaire, ils ont évoqué, dans l’une de leurs notes, l’avenir judiciaire des requérants en France et la possibilité de les placer en garde à vue quatre jours maximum à leur retour. Pour les requérants, l’existence de répercussions importantes sur la procédure judiciaire n’est pas non plus contestable.
b) Appréciation de la Cour
69. La Cour rappelle que les garanties offertes par l’article 6 §§ 1 et 3 s’appliquent à tout « accusé » au sens autonome que revêt ce terme pour l’application de la Convention. Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre elle ont des répercussions importantes sur sa situation (Ibrahim et autres, précité, § 249, et les jurisprudences citées). Tel peut être le cas lorsqu’une personne est entendue comme témoin, dès lors que, dès son interpellation et son placement en garde à vue, les autorités avaient des raisons plausibles de soupçonner qu’elle était impliquée dans la commission de l’infraction qui faisait l’objet de l’enquête ouverte par un juge d’instruction (Brusco c. France, no 1466/07, § 47 et 49, 14 octobre 2010). Ainsi, à titre d’exemple, une personne arrêtée parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale (voir, parmi d’autres, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 42, CEDH 2000‑XII, et Brusco, précité, §§ 47-50), une personne soupçonnée et interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale (Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, §§ 41-43, 18 février 2010, Yankov et autres c. Bulgarie, no 4570/05, § 23, 23 septembre 2010, et Ibrahim et autres, précité, § 296) ou une personne formellement inculpée, selon les modalités du droit interne, d’une infraction pénale (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 66, CEDH 1999‑II, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 44, CEDH 2004‑XI), peuvent toutes être considérées comme « accusées d’une infraction pénale » et prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention. C’est la survenance même du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal (Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 111, 12 mai 2017). La Cour rappelle avoir jugé, dans le cadre des pouvoirs d’investigation préliminaire destinés à aider les agents postés aux frontières à recueillir à des fins de lutte antiterroriste des renseignements sur toute personne entrant dans le pays ou en sortant, que le fait qu’une personne ait subi un interrogatoire destiné à déterminer s’il apparaissait qu’elle était ou avait été impliquée dans la commission, la préparation ou l’instigation d’actes de terrorisme ne suffit pas à lui seul à faire entrer en jeu l’article 6 de la Convention (Beghal c. Royaume-Uni, no 4755/16, § 121, 28 février 2019).
ii. Application au cas d’espèce
70. Faisant application des principes généraux rappelés précédemment aux circonstances très particulières de l’espèce, la Cour relève que les trois missions tripartites effectuées à Guantánamo, respectivement en janvier, mars 2002 et janvier 2004, poursuivaient plusieurs objets dont aucun ne permet de conclure qu’à ce stade, les requérants faisaient l’objet, de la part de ceux qui les ont conduites, d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Une fois informées de la présence des intéressés sur la base américaine, il s’agissait en effet pour les autorités françaises de les identifier, de s’assurer de leur état de santé et de leur manifester le soutien de la France, en particulier en exprimant la volonté « que soit mis un terme à une situation de non-droit, qu’ils puissent bénéficier de toutes les garanties reconnues par le droit international et d’un procès juste et équitable » (paragraphe 22 ci-dessus). Dans le même temps, il s’agissait aussi de procéder à des auditions afin de recueillir des informations générales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international. Il ressort des pièces du dossier que ces missions poursuivaient ainsi un triple objectif consulaire, diplomatique et de renseignement (paragraphes 7, 13 et 22 ci-dessus). Comme indiqué, notamment, dans la note de la sous-direction de la sécurité et de la protection des personnes du ministère des Affaires étrangères du 18 avril 2002 concernant les deux premières missions, ces dernières n’avaient reçu aucun mandat judiciaire (paragraphe 15 ci-dessus).
71. Ainsi que cela fut relevé par le tribunal correctionnel de Paris dans son jugement du 19 décembre 2007 (paragraphe 47 ci-dessus), et qui ressort également de l’arrêt de la cour d’appel du 18 mars 2011, le ministère des Affaires étrangères était le seul maître d’œuvre de ces missions, conduites à son initiative et sous sa seule responsabilité. Des agents de la DST (unité renseignement) ont certes été mis à sa disposition et placés sous son autorité, mais sans être aucunement délégataires d’un quelconque mandat judiciaire. La Cour souligne que ces agents exerçaient leurs fonctions au sein de l’unité chargée du renseignement, et non de l’unité judiciaire, la DST étant à l’époque des faits organisée en deux unités distinctes, qui fonctionnaient de manière indépendante (paragraphe 62 ci-dessus). Les comptes-rendus rédigés par les agents de la DST (unité renseignement) étaient au demeurant classés « secret défense », ce qui est avéré par la décision de déclassification intervenue après le jugement du 27 septembre 2006 ordonnant un supplément d’information (paragraphes 41 et 42 ci-dessus). Cette classification excluait dès lors leur transmission aux autorités judiciaires et, partant, la possibilité d’en faire usage dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre les requérants.
72. Il est vrai qu’une procédure judiciaire a été engagée parallèlement à la conduite de ces missions tripartites. Après la première mission, qui avait permis d’auditionner le second requérant sur la base de Guantánamo (paragraphe 7 ci-dessus), et au lendemain de l’information transmise aux autorités françaises de l’arrivée du premier requérant (paragraphe 8 ci-dessus), soit le 20 février 2002, le ministère de la Justice a adressé une note au procureur général de la cour d’appel de Paris et au procureur de la République du TGI de Paris mentionnant l’arrestation, par les autorités américaines, des requérants et précisant qu’ils étaient suspectés d’appartenir à l’organisation terroriste Al-Qaïda (paragraphe 9 ci-dessus). Le procureur de la République a ouvert, le 26 février 2002, une enquête préliminaire, confiée à la DST (unité judiciaire), qui visait expressément les requérants sans pour autant disposer, à ce stade, d’éléments de nature à laisser supposer l’existence de la commission, par ces derniers, d’une infraction susceptible d’être poursuivie en France (paragraphe 10 ci-dessus). Le compte-rendu d’enquête du 26 septembre 2002 de la DST (unité judiciaire) qui faisait état d’un certain nombre de faits soulevant des interrogations qualifiées de légitimes, sans comporter d’éléments établissant l’existence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis ou tenté de commettre des infractions relevant de la compétence des juridictions françaises, ainsi d’ailleurs que le signalement, sans lien aucun avec les auditions réalisées à Guantánamo, effectué le 8 février 2002 par le secrétaire général de Tracfin, ont conduit le procureur de la République de Paris à ouvrir une information judiciaire le 5 novembre 2002, pour des faits d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme (paragraphe 18 ci‑dessus). La Cour, qui relève qu’à ce stade, l’incertitude quant à l’avenir judiciaire des requérants, et à la possibilité ou non de les poursuivre pénalement, n’était toujours pas levée, note l’absence de tout lien entre la conduite des missions tripartites sur la base de Guantánamo et des auditions des requérants auxquelles elles ont donné lieu, d’une part, et les procédures judiciaires engagées parallèlement sur le territoire français à l’encontre de ces derniers, d’autre part.
73. La Cour relève également que la demande d’entraide judiciaire en matière pénale adressée le 2 avril 2002 auprès des autorités américaines, et au demeurant restée sans suite, avait pour objet de rechercher des éléments qui faisaient défaut, aux fins de pouvoir connaître et apprécier les circonstances du départ et du parcours des requérants à partir du sol français, les sollicitations, les appuis et les directives dont ils avaient pu être destinataires avant la formation reçue en Afghanistan.
74. La troisième mission tripartite, organisée du 17 au 24 janvier 2004 sur la base de Guantánamo, a certes été menée postérieurement à l’ouverture de l’information judiciaire. Mais la Cour relève que son objet n’avait pas été modifié par rapport à celui poursuivi par les deux premières missions et qu’elle s’est déroulée de manière autonome vis-à-vis des différentes procédures judiciaires engagées sur le territoire français. Elle note en outre que, dans une note rédigée en avril 2014, à la suite de cette dernière mission, la DST (unité renseignement) souligne, en termes exempts d’ambiguïté, que « [si les requérants] venaient à être renvoyés en France (...) leur mise en examen et leur incarcération n’apparaiss[ai]ent pas assurées. En effet, au stade actuel de nos connaissances, ils ne sont liés à aucune activité en France pouvant être poursuivie » (paragraphe 23 ci-dessus).
75. La Cour considère que ces différents éléments viennent au soutien des solutions retenues par les juridictions internes (paragraphes 47 et 56-57 ci-dessus), pour lesquelles les missions effectuées à Guantánamo étaient à caractère exclusivement administratif et sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes, et avaient pour objectif d’identifier les personnes détenues et de recueillir des renseignements, et non de collecter des éléments de preuve d’une infraction pénale qui aurait été commise.
76. La Cour relève que tant le tribunal correctionnel (paragraphe 47 ci‑dessus) que la cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 18 mars 2011 (paragraphe 57 ci-dessus), ont souligné le fait que les renseignements obtenus étaient déjà connus par la DST (unité judiciaire), en raison de l’exploitation de ses bases de données et « de son travail classique de recoupement des informations précises et circonstanciées déjà connues avant l’ouverture de l’enquête préliminaire », notamment en recourant à l’étude d’autres procédures pénales en cours ou achevées, comme cela avait été précisé initialement par la DST (unité judiciaire) dans son compte-rendu d’enquête préliminaire du 26 septembre 2002 (paragraphe 17 ci-dessus). Lors de son audition du 2 février 2007, M.D., chef de la section anti-terroriste du parquet de Paris, dont les propos ont été repris par les juges du fond dans leurs décisions, avait également relativisé l’importance des auditions des requérants sur la base de Guantánamo en soulignant « la qualité des renseignements de nature judiciaire fournis par les procès-verbaux de l’enquête préliminaire (...) fondés en très grande partie, voire quasi-totalement sur des archives très souvent judiciaires » (paragraphe 42 ci-dessus). La Cour note que les requérants eux-mêmes ont fait des déclarations en ce sens au cours de l’audience devant le tribunal correctionnel de Paris (paragraphe 46 ci‑dessus).
77. Certes, ainsi que l’a relevé, la cour d’appel de Paris, il est incontestable qu’à compter du 26 février 2002, jour de la saisine de la DST par le parquet dans le cadre d’une enquête préliminaire, l’unité judiciaire de la DST en avait la charge et se trouvait, dans cette mesure soumis aux règles du code de procédure pénale (paragraphe 57 ci-dessus). La Cour constate cependant que la cour d’appel, ainsi qu’il lui appartenait de le faire, a vérifié si les informations transmises par la suite aux autorités judiciaires avaient ou non porté atteinte aux droits des prévenus. Tel aurait été le cas si elles avaient constitué des éléments à charge, obtenus sans respecter les règles du code de procédure pénale (ibidem) et à la fois nouveaux et déterminants pour l’issue de la procédure judiciaire. Après avoir longuement détaillé la chronologie des différents faits et actes, examiné les pièces déclassifiées et les procès‑verbaux de l’enquête de la DST (unité renseignement) qui avaient été versés au débat contradictoire, la cour d’appel a conclu, dans un arrêt spécialement motivé, que le caractère administratif des missions tripartites était avéré et que rien ni personne ne rattachait leur conduite à la procédure judiciaire. En effet, les éléments communiqués à l’autorité judiciaire provenaient d’un travail de recherche classique sans rapport avec ces missions, avec l’exploitation d’archives et de données issues d’autres procédures pénales. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ce constat motivé des juridictions internes.
78. Compte tenu de ce qui précède, et au vu des décisions dûment motivées du tribunal correctionnel dans son jugement du 19 décembre 2007 et de la cour d’appel de Paris dans son arrêt du 18 mars 2011, la Cour considère que, dans le cadre des auditions effectuées par les missions tripartites sur la base de Guantánamo, lesquelles étaient sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes en France, les requérants n’ont pas fait l’objet, de la part des autorités les ayant menées, d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Un tel constat dispense la Cour de se pencher sur la question de juridiction, au sens de l’article 1 de la Convention, qui pourrait se poser, et la conduit à trancher celle, essentielle, du respect de l’équité globale de la procédure qui s’est déroulée devant les autorités nationales.
2. Sur le déroulement de la procédure en France
a) Thèses des parties
79. Les requérants notent que si les auditions en garde à vue et au cours de l’information judiciaire ne mentionnent pas expressément les interrogatoires à Guantánamo, ces derniers ont irrigué ces actes, outre le fait que tant le jugement du 19 décembre 2007 que l’arrêt du 18 mars 2011 se sont fondés sur les fruits de ces auditions. Ils en déduisent que l’utilisation des éléments que ces dernières ont permis de recueillir a affecté l’équité de la procédure judiciaire qui s’est déroulée en France.
80. En outre, ils maintiennent ne pas avoir bénéficié de garanties procédurales solides.
81. Le Gouvernement considère, au regard notamment de l’arrêt Ibrahim et autres (précité), qu’il y avait un intérêt public très important à enquêter sur des faits liés à des actes terroristes et à sanctionner pénalement leurs auteurs.
82. S’agissant de l’utilisation des résultats des auditions effectuées à Guantánamo au cours de la procédure judiciaire, le Gouvernement insiste sur le fait que la décision d’ouvrir une information judiciaire reposait en très grande partie sur des recoupements effectués par la DST (unité judiciaire) avec d’autres procédures en cours concernant la filière afghane, et dans une moindre mesure sur des renseignements déjà en possession de la DST avant la réalisation de la première mission tripartite. Il relève ensuite que les auditions effectuées en garde à vue, après le retour des requérants en France, ne mentionnent à aucun moment celles qui avaient été menées à Guantánamo, ce qui démontre que les policiers n’en avaient pas connaissance. Il en va de même des juges d’instruction, qui en ignoraient également l’existence et qui n’ont donc pas fondé la mise en examen des requérants sur les éléments provenant des auditions de Guantánamo.
83. Le Gouvernement relève en outre que les décisions des juridictions de fond ne se sont pas appuyées sur les déclarations faites par les requérants à l’occasion des « missions tripartites » à Guantánamo pour les condamner, ce qui ressort de la motivation du jugement du tribunal correctionnel du 19 décembre 2007 auquel renvoie l’arrêt de la cour d’appel du 18 mars 2011. Il note que la seule mention des auditions réalisées à Guantánamo concerne la liste des formations dispensées au second requérant dans le camp d’Al Farouk.
84. Enfin, il fait valoir que les requérants ont bénéficié de nombreuses garanties, dès leur garde à vue et tout au long de la procédure. Les requérants ont ainsi pu, avec leurs avocats, librement débattre des points litigieux, en particulier de l’obtention des éléments du dossier, de leur contenu, de leur valeur probante, ainsi que leur incidence sur la régularité de la procédure pénale lors de plusieurs audiences, qui ont donné lieu à de nombreuses décisions motivées.
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
86. La Cour n’a donc pas à se prononcer, par principe, sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilité du requérant. Elle doit examiner si la procédure, y compris la manière dont les éléments de preuve ont été recueillis, a été équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’« illégalité » en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (voir, notamment, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 95, CEDH 2006‑IX).
88. La Cour rappelle ensuite que lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1, elle doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (voir, parmi de nombreux précédents, Ibrahim et autres, précité, § 250). Le respect des exigences du procès équitable, qui s’appliquent à toutes les procédures pénales, quel que soit le type d’infraction concerné, s’apprécie au cas par cas à l’aune de la conduite de la procédure dans son ensemble et non en se fondant sur l’examen isolé de tel ou tel point ou incident, bien que l’on ne puisse exclure qu’un élément déterminé soit à ce point décisif qu’il permette de juger de l’équité du procès à un stade précoce (Ibrahim et autres, précité, § 251, et Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 121, 9 novembre 2018).
ii. Application au cas d’espèce
89. La Cour rappelle que les requérants avaient soulevé un grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions de leurs auditions par les agents de la DST (unité renseignement) sur la base de Guantánamo. Elle souligne qu’elle a déjà eu l’occasion de relever que les conditions de détention dans la base de Guantánamo ont fait l’objet de dénonciations émanant de différentes sources accessibles au public, évoquant des allégations de mauvais traitements et d’abus sur des personnes suspectées de terrorisme et détenues par les autorités américaines dans ce cadre (voir, en particulier, Al Nashiri c. Pologne, no 28761/11, § 439, 24 juillet 2014, Al Nashiri c. Roumanie, no 33234/12, § 579, 31 mai 2018, et Abu Zubaydah c. Lituanie, no 46454/11, § 565, 31 mai 2018 ; cf., également, la partie « Texte de droit international et autres documents pertinents » de l’arrêt El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 99, 106-110, 111 et suivants, CEDH 2012). La Cour précise que, dans la présente affaire, elle a déclaré le grief des requérants tiré de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne les agents français irrecevable, par une décision du 4 avril 2018. Compte tenu des circonstances particulières du cas de l’espèce, la Cour s’attachera néanmoins à vérifier, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, si et dans quelle mesure les juges internes ont pris en considération les allégations de mauvais traitements des requérants, alors même qu’ils auraient été subis en dehors de l’État du for (voir El Haski c. Belgique, no 649/08, §§ 87 et 88, 25 septembre 2012) et leur éventuelle répercussion sur l’équité de la procédure.
90. Avant de déterminer, en appliquant les principes généraux rappelés ci-dessus aux circonstances de l’espèce, si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable, la Cour rappelle que la définition de la notion de procès équitable ne saurait être soumise à une règle unique et invariable mais elle est, au contraire, fonction des circonstances propres à chaque affaire (Ibrahim et autres, précité, § 250, et Beuze, précité, § 120).
91. La Cour relève tout d’abord qu’il n’est pas contesté par les parties qu’à tout le moins, à compter de leur placement en garde à vue, le 27 juillet 2004, jour de leur arrivée en France, les requérants ont fait l’objet d’une « accusation en matière pénale ».
92. La Cour observe ensuite que par un jugement avant dire droit du 27 septembre 2006, le tribunal correctionnel a ordonné un supplément d’information qui a conduit à l’audition d’un certain nombre de personnes, mais également à la déclassification de divers documents concernant les « missions tripartites » effectuées sur la base de Guantánamo, émanant des ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères, qui furent ensuite versés au dossier de la procédure, le 26 avril 2007, et soumis au débat contradictoire (paragraphes 41 et 42 ci‑dessus).
93. Dans ces conditions, il lui appartient d’apprécier l’utilisation qui a effectivement été faite des déclarations litigieuses au cours de la procédure judiciaire, tant au stade de l’instruction que lors du procès au fond. En particulier, la Cour examinera si les juridictions internes ont répondu de manière adéquate aux objections soulevées par les requérants quant à la fiabilité et à la valeur probante de leurs déclarations et leur ont donné une possibilité effective de contester leur recevabilité et de s’opposer effectivement à leur utilisation (voir, mutatis mutandis, Belugin c. Russie, no 2991/06, § 74 et suivants, 26 novembre 2019, et El Haski, précité, § 90). D’une part, la Cour renvoie à son constat selon lequel, au moment de leurs auditions par les missions tripartites dans le camp de Guantánamo, les requérants ne faisaient pas l’objet, de la part des membres de ces missions tripartites les ayant auditionnés, d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 78 ci-dessus). Les poursuites engagées à l’encontre des requérants se sont fondées sur des éléments qui ne provenaient pas de ces auditions effectuées sur la base de Guantánamo. D’autre part, elle relève que les déclarations litigieuses ont été portées à la connaissance des juridictions internes et versées au dossier de la procédure, afin de déterminer si et dans quelle mesure elles ont contribué à la condamnation des requérants et si l’éventuelle atteinte aux droits de la défense a pu être réparée par la suite (mutatis mutandis, Kolu c. Turquie, no 35811/97, § 57, 2 août 2005). Autrement dit, la Cour doit s’assurer que l’équité du procès pénal a été respectée dans les circonstances de l’espèce.
94. En premier lieu, la Cour constate que dès leur arrivée sur le territoire français, les requérants furent interpellés par l’unité judiciaire de la DST et placés en garde à vue (paragraphe 26 ci-dessus). Il n’est pas contesté que les interrogatoires furent menés par des agents différents de ceux qui avaient participé aux « missions tripartites » sur la base de Guantánamo. En outre, il n’est établi par aucun élément au dossier que, dans les circonstances de l’espèce, les agents de l’unité judiciaire de la DST chargés des interrogatoires au cours de la garde à vue auraient été au courant du contenu des informations collectées par leurs collègues sur la base américaine de Guantánamo.
95. Elle constate par ailleurs que les requérants, interrogés à treize reprises au cours de leur garde à vue (paragraphe 26 ci-dessus), ont répondu aux questions des enquêteurs en apportant de très nombreux détails sur leur parcours, leur formation en Afghanistan, ainsi que sur leurs motivations (paragraphes 26 à 28 ci-dessus).
96. La Cour note en deuxième lieu que les requérants, assistés de leurs avocats, ont par la suite été interrogés par le juge d’instruction, respectivement à dix et huit reprises (paragraphe 30 ci-dessus).
97. Tout au long de la procédure, les requérants et leurs conseils ont pu faire valoir leurs arguments, présenter leurs demandes et exercer les recours qui leur étaient ouverts, que ce soit au cours de l’information judiciaire ou devant les juridictions du fond. Si certaines de leurs demandes ont été rejetées, ils ont en revanche obtenu, notamment, que soit ordonné un supplément d’information par le jugement avant dire droit du 27 septembre 2006 (paragraphes 40 et 41 ci-dessus). En particulier, la Cour relève que les requérants ont eu accès aux documents versés au dossier après leur déclassification et qu’ils ont effectivement été en mesure d’en débattre, assistés de leurs avocats, dans le respect du principe du contradictoire, ce dont attestent l’ensemble des décisions des juridictions du fond (jugement du tribunal correctionnel du 19 décembre 2007, arrêts de la cour d’appel de Paris des 24 février 2009 et 18 mars 2011) et de la Cour de cassation (arrêts des 17 février 2010 et 3 septembre 2014).
98. Enfin, la Cour constate que si ces documents litigieux ont été utilisés dans la procédure au fond, le jugement de première instance et l’arrêt de la cour d’appel de Paris ayant statué sur renvoi après cassation se sont quasi exclusivement fondés sur d’autres éléments à charge pour retenir leur culpabilité. Ainsi, les juges internes ont principalement retenu, dans le cadre de décisions longuement motivées, les informations qui étaient déjà en possession des services de renseignement, en particulier au moyen des recoupements effectués avec d’autres procédures judiciaires terminées ou toujours en cours, ainsi que les déclarations détaillées faites par les requérants au cours de leur garde à vue et durant l’information judiciaire. Elle note que le tribunal correctionnel, dont les motifs furent confirmés par la cour d’appel, a tout d’abord estimé que les diligences accomplies par les fonctionnaires de l’unité de la DST chargée du renseignement sur la base de Guantánamo n’avaient rien apporté de nouveau, reprenant à ce titre les déclarations du chef de la section anti-terroriste du parquet de Paris selon lesquelles les renseignements étaient déjà connus par l’unité judiciaire de la DST dont les fonctionnaires avaient fait le recollement dans un certain nombre de procès-verbaux relatives à d’autres procédures (paragraphe 47 ci-dessus). Il s’est ensuite fondé sur des éléments étrangers aux déclarations faites par les requérants à Guantánamo dans le cadre des missions tripartites, exception faite d’une seule référence à une note de l’unité renseignement de la DST (paragraphes 48 et 49 ci-dessus).
99. En effet, après avoir décidé de statuer, par une même décision, sur le cas des deux requérants, dans la mesure où le frère de M.B. était à l’origine de leur départ vers l’Afghanistan, le tribunal a successivement examiné leurs motivations, la détention et l’usage d’un passeport falsifié, leur passage par Londres et leur conscience de s’inscrire dans le cadre d’une filière à caractère terroriste, ainsi que leur formation au camp d’Al Farouk, situé dans la région de Kandahar en Afghanistan, en s’appuyant, pour ce faire, très largement sur de nombreux extraits des dépositions des requérants réalisées exclusivement après leur retour en France, à savoir au cours de leur garde à vue, devant le juge d’instruction et durant l’audience. Ainsi, le tribunal s’est tout d’abord fondé sur les informations relatives aux membres de la famille du second requérant, rappelant que ce dernier avait vécu dans un environnement lié à l’islamisme radical de manière permanente et évoquant les condamnations prononcées à l’encontre de son père, imam d’une mosquée qui organisait notamment des projections de vidéos prônant le djihad, ainsi que des quêtes pour financer les combattants volontaires, de sa mère et de ses deux frères, ce qui établissait que ces derniers se trouvaient au cœur d’un réseau de soutien logistique aux volontaires désireux de combattre en Afghanistan et en Tchétchénie. Il a également rappelé que les membres de cette famille étaient impliqués dans des projets d’attentats d’un groupe islamiste démantelé à Romainville et à la Courneuve en 2002. Le tribunal a expressément cité plusieurs extraits de procès-verbaux d’audition du second requérant pour les mettre en perspective avec le comportement de sa famille et pour évoquer les changements dans ses déclarations concernant ses motivations personnelles, puisqu’il avait successivement évoqué, de manière contradictoire, son désir d’apprendre l’arabe et d’approfondir ses connaissances religieuses, puis le maniement des armes ou encore sa volonté de prouver « certaines choses » à sa famille, déduisant de ces propos sa « parfaite mauvaise foi ». De plus, le tribunal a repris des extraits des dépositions de l’un des frères de ce requérant, H.B., pour confirmer le sens de sa démarche et, citant toujours le second requérant au cours de sa garde à vue, pour en déduire qu’il avait pleinement conscience de son engagement, qu’il n’avait par ailleurs eu de cesse de vouloir dissimuler (paragraphe 48 ci-dessus).
100. Par ailleurs, le tribunal correctionnel de Paris a relevé les variations du premier requérant, dans ses déclarations quant à sa motivation, s’appuyant sur celles effectuées au cours de sa garde à vue. De même, pour juger que les faits reprochés étaient constitués, le tribunal s’est fondé sur les explications présentées par les requérants en garde à vue, devant le juge d’instruction, ainsi qu’au cours de l’audience, citant de larges extraits de leurs déclarations dans son jugement, ainsi que sur des informations étrangères aux requérants concernant certains lieux ou membres de réseaux terroristes, des renseignements généraux contenus dans le dossier de l’information judiciaire et les dépositions de deux coprévenus. La Cour note que, dans la motivation relative aux faits reprochés aux requérants, le jugement ne comporte qu’une seule référence à des informations obtenues dans le cadre d’une mission sur la base de Guantánamo, à savoir le passage d’une note du 5 avril 2002 énumérant le contenu de la formation au camp d’Al Farouk, portant sur le maniement d’armes individuelles, la tactique de combat, la topographie et l’étude d’explosifs (paragraphe 49 ci-dessus).
102. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Bårdsen.
S.O.L.
V.S.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE BARDSEN
1. J’ai voté avec mes collègues pour la non-violation du droit des requérants à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Je l’ai fait avec beaucoup d’hésitation et de doute, pour les raisons suivantes.
2. Dans cette affaire, les éléments de preuve collectés lors des entretiens menés avec les requérants pendant leur détention à Guantánamo - à un moment où ils faisaient déjà l’objet d’une enquête en France - ont ensuite été admis dans la procédure pénale engagée contre eux, ce qui a finalement abouti à leur condamnation. En l’état actuel de l’affaire, la question essentielle qui se pose à la Cour est de savoir si cette utilisation ultérieure des preuves obtenues auprès des requérants à Guantánamo était compatible avec les exigences d’un « procès équitable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, compte tenu des circonstances dans lesquelles les preuves avaient été recueillies, notamment en l’absence des droits de la défense lors des entretiens et en raison des conditions de détention des requérants à Guantánamo à l’époque des faits, c’est-à-dire le contexte dans lequel ils ont été interrogés.
3. L’arrêt tente d’y répondre en partie par une analyse de la nature des entretiens menés à Guantánamo (voir les paragraphes 67-78 du présent arrêt). L’idée fondatrice est que, même si les requérants faisaient l’objet d’une enquête de la part de la police française au moment de leurs entretiens à Guantánamo, ces entretiens ne pouvaient pas être considérés comme faisant partie de cette enquête, leur caractère étant « exclusivement administratif ». Selon l’arrêt, dans le cadre des auditions menées par les missions tripartites sur la base de Guantánamo, les requérants ne faisaient pas l’objet d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Cette analyse se fonde de manière décisive sur quatre éléments, notamment sur le fait 1) que les missions tripartites du 26 au 29 janvier 2002, du 26 au 31 mars 2002 et du 17 au 24 janvier 2004 n’avaient aucun objectif judiciaire - elles poursuivaient un objectif à la fois consulaire, diplomatique et de renseignement ; 2) qu’il existait une division intra-organisationnelle totale entre « DST unité de renseignement » et « DST unité judiciaire » ; 3) que ces deux unités de la DST ont agi sans aucune coordination en ce qui concerne les missions tripartites ; et 4) qu’aucune information recueillie par la « DST unité de renseignement » n’était disponible pour la « DST unité judiciaire ».
4. Je doute de l’utilité et de la sagesse de cette approche.
5. En effet, les modalités d’application de l’article 6 au stade de l’enquête dépendent des particularités de la procédure et des circonstances de l’espèce, et il y a lieu de prendre en compte l’ensemble des procédures internes dans l’affaire considérée (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 38, série A no 275). À cet égard, je note qu’il s’agit d’une ligne de démarcation reflétant les arrangements diplomatiques officiels conclus entre la France et les autorités américaines, puisqu’on ne pouvait pas s’attendre à ce que les autorités américaines autorisent une enquête formelle du côté français à l’intérieur de la prison de Guantánamo.
6. Néanmoins, la Cour devrait être réticente à accepter que de tels arrangements - aussi raisonnables soient-ils dans le contexte particulier - portent atteinte à la protection offerte par la Convention. Au sens de l’article 6, ce sont les réalités qui comptent. Je rappelle qu’une personne est considérée comme faisant l’objet d’une accusation pénale dès lors qu’elle est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre l’intéressée ont des répercussions importantes sur sa situation (Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 249, 13 septembre 2016). En outre, une jurisprudence ancienne et bien établie de la Cour confirme plus généralement qu’il faut regarder au-delà des formalités, afin de s’assurer que les droits de la défense soient effectifs en pratique (voir, par exemple, Ayetullah Ay c. Turquie, nos 29084/07 et 1191/08, § 137, 27 octobre 2020, et Schmid-Laffer c. Suisse, no 41269/08, §§ 29-31, 16 juin 2015).
7. Dans cet esprit, je crains que l’approche plutôt formaliste adoptée par la Cour dans le présent arrêt ne nous fasse sortir de la voie. Nous savons que les requérants ont été placés en détention à Guantánamo, soupçonnés d’avoir participé à un acte terroriste. Nous savons que la CIA en a informé les autorités françaises et qu’une coopération a été établie en vue d’un éventuel rapatriement des requérants en France aux fins d’une procédure pénale dirigée contre eux. Nous savons que les intéressés ont été interrogés par des agents français à Guantánamo. Nous savons que les informations recueillies par les agents français lors de leurs visites à Guantánamo étaient disponibles dans le cadre de la procédure pénale menée en France et nous savons que de telles informations ont servi de base à la condamnation des requérants. L’analyse contenue dans l’arrêt ne permet pas de prendre en compte ces éléments clés, notamment les réalités de la situation des requérants en tant que détenus soupçonnés de terrorisme au moment où ils ont été interrogés (voir, mutatis mutandis, Brusco c. France, no 1466/07, § 47, 14 octobre 2010, et Bandaletov c. Ukraine, no 23180/06, § 56, 31 octobre 2013). Et tout aussi important, l’approche de la Cour ne tient pas compte du fait que - quel que soit le but initial des missions tripartites et la forme sous laquelle elles ont été organisées - les preuves obtenues lors des entretiens tenus à Guantánamo ont été effectivement admises dans la procédure pénale en France.
8. En outre, à supposer que l’on accepte la conclusion par laquelle la Cour déclare que les entretiens à Guantánamo étaient sans rapport avec l’enquête qui s’est déroulée en France et que les requérants n’ont pas fait l’objet d’une « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention au moment de leurs entretiens à Guantánamo, cela ne fournirait aucune réponse à la question essentielle de l’affaire, qui est de savoir si la procédure pénale en France ayant abouti à la condamnation des intéressés a été « équitable » au sens de l’article 6 § 1, compte tenu des conditions dans lesquelles les preuves ont été obtenues à Guantánamo. En rappelant que lorsque la Cour examine un grief fondé sur l’article 6 § 1, elle doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable (Ibrahim et autres, précité, §§ 250 et 254), je m’interroge donc sur l’orientation retenue pour l’analyse contenue dans l’arrêt.
9. En ce qui concerne l’équité de la procédure pénale, je partage l’opinion de mes collègues ; la Cour doit examiner si les juridictions internes ont répondu de manière adéquate aux objections soulevées par les requérants quant à la fiabilité et à la valeur probante de leurs déclarations et si elles leur ont donné une possibilité effective de contester leur recevabilité et de s’opposer effectivement à leur utilisation (voir le paragraphe 93 du présent arrêt, qui se réfère à Belugin c. Russie, no 2991/06, § 74, 26 novembre 2019). Cependant, je veux ajouter que les exigences générales d’équité posées à l’article 6 s’appliquent à toutes les procédures pénales, quel que soit le type d’infraction concerné. Il est hors de question que les droits relatifs à l’équité du procès soient atténués pour la seule raison que les personnes concernées sont soupçonnées d’être mêlées à des actes de terrorisme. En ces temps difficiles, la Cour estime primordial que les Parties contractantes manifestent leur engagement pour les droits de l ’homme et la prééminence du droit en veillant au respect, notamment, des garanties minimales offertes par l’article 6 de la Convention. Il reste que, pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, le poids de l’intérêt public à la poursuite de l’infraction et à la sanction de son auteur peut être pris en considération. De plus, il ne faut pas appliquer l’article 6 d’une manière qui causerait aux autorités de police des difficultés excessives pour combattre par des mesures effectives le terrorisme et d’autres crimes graves, comme elles doivent le faire pour honorer l’obligation, découlant pour elles des articles 2, 3 et 5 § 1 de la Convention, de protéger le droit à la vie et le droit à l’intégrité physique des membres de la population. Toutefois, les préoccupations d’intérêt général ne sauraient justifier des mesures vidant de leur substance même les droits de la défense d’un requérant (Ibrahim et autres, précité, § 252).
10. Sur cette base, je rejoins la conclusion de mes collègues selon laquelle, dans les circonstances particulières de la présente espèce, des garanties suffisantes ont été accordées aux requérants au cours de la procédure pénale ayant abouti à leur condamnation (voir les paragraphes 94 à 100 du présent arrêt). Néanmoins, en me référant au paragraphe 89 de l’arrêt, j’aurais souhaité que la Cour se livre à une analyse plus approfondie de la relation entre les conditions générales de détention à Guantánamo (pour lesquelles les autorités françaises n’étaient pas responsables au regard de la Convention) et la procédure pénale menée en France (pour laquelle les autorités françaises étaient responsables). J’aurais souhaité notamment que la Cour se penche sur la question de savoir si le contexte défavorable dans lequel les agents français ont recueilli les déclarations en question était de nature à entacher ces déclarations et, par conséquent, s’il devait être pris en compte pour déterminer si la procédure pénale avait été équitable (voir, pour comparaison, Moïsseïev c. Russie, no 62936/00, § 222, 9 octobre 2008). À cet égard, j’ai noté l’approche récemment adoptée par la Cour pénale internationale dans un contexte assez comparable, qui a examiné la demande d’un accusé visant à l’exclusion des déclarations recueillies auprès de lui au Mali par les procureurs de la Cour pénale internationale pendant sa détention par les autorités maliennes (ICC-01/12-01/18, Décision, 17 mai 2021, § 45 et suivants). Selon cette décision, la question centrale est de savoir quelles mesures, le cas échéant, ont été mises en place pour s’assurer que les éventuelles violations découlant du contexte et des circonstances environnantes n’ont pas eu d’impact sur leur processus de collecte de preuves, ou ne l’ont pas facilité. Il appartiendra à notre Cour, dans une affaire future, de déterminer si une approche similaire doit être appliquée à l’article 6 de la Convention.