BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?

No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £5, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!



BAILII [Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback]

European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> LOSTE v. FRANCE - 59227/12 (Judgment : Article 13+3 - Right to an effective remedy : Fifth Section) French Text [2022] ECHR 923 (03 November 2022)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/923.html
Cite as: [2022] ECHR 923, CE:ECHR:2022:1103JUD005922712, ECLI:CE:ECHR:2022:1103JUD005922712

[New search] [Contents list] [Help]


 

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE LOSTE c. FRANCE

(Requête no 59227/12)

 

ARRÊT

Art 13 + (Art 3 + Art 9) • Recours en indemnisation ineffectif en raison du formalisme excessif des juridictions administratives internes dans leur application des règles sur la déchéance quadriennale • Absence d’interrogation, comme l’y invitait la loi, sur la date à partir de laquelle la requérante disposait d’éléments suffisants démontrant la carence alléguée des autorités nationales et lui permettant alors seulement d’engager effectivement leur responsabilité

Art 3 (matériel) • Obligations positives • Traitement inhumain et dégradant • Autorités nationales n’ayant pas protégé durant douze ans la requérante contre les mauvais traitements de l’époux de l’assistante maternelle agréée au cours de son placement en famille d’accueil • Absence de mise en œuvre des mesures préventives de détection des risques de mauvais traitements prévues par la loi

Art 9 • Obligations positives • Autorités nationales n’ayant pas mis en œuvre les mesures nécessaires, leur incombant compte tenu des conditions du placement, pour faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle elle s’était engagée d’honorer les opinions religieuses de l’enfant et de sa famille d’origine de confession musulmane • Enfant exposée au prosélytisme exercé par les époux membres des Témoins de Jéhovah

 

STRASBOURG

3 novembre 2022

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Loste c. France,


La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,

Lado Chanturia,

Ivana Jelić,

Arnfinn Bårdsen,

Mattias Guyomar,

Kateřina Šimáčková,

Mykola Gnatovskyy, juges,

et de Victor Soloveytchik, greffier de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 septembre 2022,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION


1.  Lorsqu’elle était mineure, la requérante a été confiée par un juge des enfants au service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et prise en charge par une famille d’accueil. Sur la base des articles 3 et 9 de la Convention, elle se plaint principalement de ne pas avoir été protégée par le service de l’ASE des abus sexuels subis au sein de cette famille. Elle se plaint également que les autorités n’ont pas pris des mesures nécessaires afin de faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s’était engagée à respecter les opinions religieuses de l’enfant comme celles de sa famille d’origine. Sous l’angle des 6 et 13 de la Convention, elle soutient qu’elle n’a pas disposé d’un recours effectif pour faire examiner la responsabilité du service de l’ASE compte tenu de l’application faite par les juridictions nationales des règles de prescription.

EN FAIT


2.  La requérante est née le 8 mai 1971 et réside à Montignac-de-Lauzun. Elle est représentée par Me F. Babou, avocate.


3.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

I.        Le placement de la requérante auprès dU service de l’aSE


4.  Par deux ordonnances des 29 août 1974 et 7 octobre 1975, le juge des enfants du tribunal de Montauban ordonna une mesure d’action éducative en milieu ouvert au bénéfice de la requérante, âgée de trois à quatre ans à l’époque, et de quatre de ses frères et sœurs. Par ailleurs, deux autres enfants de la fratrie firent l’objet d’un placement en foyer éducatif.


5.  Courant 1976, plusieurs visites furent réalisées au domicile et à l’école de la requérante par l’éducatrice de l’association Sauvegarde de l’Enfance du Tarn-et-Garonne chargée d’exécuter la mesure éducative et par un psychologue. Quatre rapports furent ensuite rédigés et adressés au juge des enfants. Les deux derniers rapports des 8 et 9 novembre 1976 conclurent à la nécessité de retirer la requérante de son milieu familial.


6.  Par une ordonnance du 22 novembre 1976, le juge des enfants confia provisoirement la requérante, alors âgée de cinq ans, au service de l’ASE. Le même jour, par un arrêté du préfet, elle fut admise en qualité d’enfant « en garde » dans le service de l’ASE. La requérante fut d’abord orientée dans un foyer de l’enfance puis, à partir du 14 décembre 1976, prise en charge par une famille d’accueil composée de Mme Y.B., assistante maternelle agréée, et de son époux M.B..


7.  Par un jugement du 10 octobre 1977, le juge des enfants confia la garde de la requérante à l’ASE, sans en limiter la durée.


8.  Par un contrat du 1er janvier 1981, les époux B. s’engagèrent auprès de l’ASE, notamment, à mettre en œuvre à l’égard de la requérante « les moyens propres à atteindre les objectifs assignés par le service d’aide sociale à l’enfance », à respecter les opinions politiques, philosophiques ou religieuses de la requérante, comme celles de sa famille d’origine, ainsi qu’à faciliter le contrôle des conditions du contrat de placement par les agents du service de l’ASE habilités.


9.  La requérante, issue d’une famille de confession musulmane, fut toutefois élevée dans la foi pratiquée par sa famille d’accueil, membre des Témoins de Jéhovah. Les époux B. amenèrent notamment la requérante aux réunions des membres des Témoins de Jéhovah et aux prédications.


10.  Peu de temps après son arrivée au sein de cette famille d’accueil en 1976, la requérante fut victime, selon ses déclarations réitérées dans le cadre de la procédure pénale et en partie reconnus par M.B., d’abus sexuels (paragraphes 20 à 31 ci-dessous).


11.  En 1985, à l’âge de 14 ans, elle dénonça à une femme, membre de la congrégation des Témoins de Jéhovah de Moissac, les abus sexuels que lui faisait subir M.B. Celle-ci informa les responsables de cette congrégation, les « Anciens », de ces accusations, mais ils n’y donnèrent aucune suite.


12.  Par un jugement du 12 décembre 1986, le juge des enfants renouvela le placement de la requérante auprès de l’ASE.


13.  Le 9 septembre 1988, la requérante, alors âgée de 17 ans, fut victime d’un grave accident de la voie publique, qu’elle qualifia ultérieurement de tentative de suicide, invoquant un contexte de « culpabilité construite autour des agressions dont elle avait été victime et d’une « emprise sectaire ». Polytraumatisée, elle fut hospitalisée et subit plusieurs interventions chirurgicales. M.B. cessa alors de lui faire subir des abus sexuels à partir de cette période.


14.  À l’occasion de son hospitalisation, alors que les médecins préconisaient une intervention chirurgicale, sa famille d’accueil émit le souhait « qu’aucune transfusion ou produit sanguin ne [lui] soit administré lors de l’intervention ou en postopératoire ». La requérante fut ainsi signalée au personnel médical comme membre des Témoins de Jéhovah. Selon la requérante, ce fait fut nécessairement porté à la connaissance du service de l’ASE, compte tenu de l’autorisation sollicitée auprès du procureur de la République afin de passer outre au refus de transfusion sanguine.


15.  La prise en charge de la requérante par cette famille d’accueil fut pourtant maintenue jusqu’à sa majorité par un jugement du juge des enfants du 13 décembre 1988. La requérante demanda par la suite le maintien de la mesure de placement auprès du service de l’ASE (mesure de protection jeune majeure) mais, à sa demande, sa prise en charge par les époux B. prit fin le 11 février 1991.


16.  Concernant le contrôle réalisé par le service de l’ASE du suivi de l’accueil de la requérante chez les époux B., il ressort des éléments communiqués par le Gouvernement que six visites furent effectuées à leur domicile entre 1976, date du début du placement, et 1988, date de son accident et hospitalisation : les 7 novembre 1977, 19 juillet 1978, 3 avril 1981, 20 juillet 1982, 23 février 1983 et 18 mai 1988. Bien que le compte rendu du 19 juillet 1978 mentionne un état de nervosité de la requérante, alors âgée de 7 ans, et son redoublement du cours préparatoire (première classe de l’école élémentaire française), le Gouvernement n’apporte aucun élément démontrant qu’entre le 19 juillet 1978 et le 3 avril 1981, des visites sur place ou une liaison entre le service de l’ASE et les directeurs des écoles où la requérante était scolarisée auraient été réalisées.


17.  Aux termes d’un compte rendu de situation du 17 février 1981 adressé au juge des enfants, le directeur départemental des affaires sanitaires et sociales indiqua que la requérante, décrite comme épanouie et enjouée, considérait sa famille d’accueil « tout à fait comme sa vraie famille ». Dans un rapport social du 26 novembre 1986, l’assistante sociale, Mme M., mentionna notamment que la requérante était très bien intégrée dans sa famille d’accueil, qu’elle considérait les époux B. comme ses parents et les fils de ces derniers comme ses frères, et qu’elle n’avait aucune relation avec sa famille d’origine. Dans un second rapport social, en date du 21 novembre 1988, Mme M. mentionna que la requérante venait de commencer un apprentissage lorsqu’elle fut victime d’un accident de la circulation le 9 septembre 1988, et qu’elle se trouvait en centre de rééducation après son hospitalisation.


18.  En 1994, alors qu’elle était âgée de 23 ans, la requérante dénonça à nouveau les faits d’abus sexuels qu’elle avait subis à un responsable de la congrégation des Témoins de Jéhovah de Moissac. Les « Anciens » organisèrent une confrontation entre la requérante, qui maintint ses accusations, et M.B., qui contesta les faits. Les « Anciens » ne donnèrent aucune suite à cette confrontation.


19.  En réponse à un courrier de la requérante du 16 novembre 1998, par lequel elle sollicitait la communication de son dossier, l’ASE l’informa, par une lettre du 22 janvier 1999, que son dossier était à sa disposition et qu’elle devait le consulter sur place, ce qu’elle fit le 24 février 1999.

II.     La procédure pénale

A.    La plainte auprès du procureur de la République


20.  Le 19 mars 1999, la requérante déposa une plainte auprès du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Créteil. Elle dénonça des faits qu’elle qualifiait de « violences sexuelles » et d’« atteintes à la pudeur » commis par M.B., peu de temps après son placement en novembre 1976 et jusqu’à la survenance de l’accident dont elle avait été victime en septembre 1988.


21.  Le procureur de la République ouvrit une enquête préliminaire, ordonna l’audition de la requérante, puis transmit le dossier au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Montauban, pour des motifs de compétence territoriale.


22.  Lors de son audition par la police le 23 avril 1999, la requérante précisa que, « peu de temps après son arrivée » dans la famille d’accueil, alors qu’elle ne disposait pas encore d’une chambre et dormait sur un lit d’appoint dans le salon, M.B. est venu à une reprise la voir pendant qu’elle dormait et, après lui avoir bandé les yeux, avait mis son sexe dans sa bouche sous prétexte de lui faire manger une tomate. Elle indiqua également que par la suite, à de très nombreuses reprises, plusieurs fois par semaine, M.B. avait exhibé son sexe devant elle quand ils se retrouvaient seuls dans la maison et qu’il avait touché une fois sa poitrine lorsqu’elle était adolescente. Elle précisa s’être confiée à des membres des Témoins de Jéhovah à ce sujet.


23.  Quant à M.B., entendu par les enquêteurs le 29 novembre 1999, il reconnut les premiers faits et avoir une fois voulu « jouer » avec la requérante en la prenant dans ses bras, comme elle s’était débattue, lui avoir tenu la tête alors qu’elle était au sol, avoir ensuite sorti son sexe de son pantalon puis effleuré les lèvres de la requérante avec son sexe. Il contestait avoir été plus loin dans ses gestes.


24.  Enfin, entendues par les enquêteurs, Mme Y.B., épouse de M.B., et l’assistante sociale en charge du suivi éducatif de la requérante, Mme M., dirent n’avoir jamais été informées des actes de M.B. L’assistante sociale précisa qu’elle avait appris au moment de l’accident de la requérante, en 1988, par le médecin du service des urgences, que la famille d’accueil était membre des Témoins de Jéhovah et que cette dernière refusait une transfusion sanguine. Elle fit état d’une « discussion sévère » avec Mme Y.B. qui avait caché cette appartenance au service de l’ASE. Toutefois, aucune discussion avec la requérante, alors âgée de dix-sept ans, ne semble avoir été organisée à ce sujet.


25.  Le 10 février 2000, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Montauban avisa la requérante qu’il classait l’affaire sans suite, au motif que les faits étaient prescrits.

B.    La plainte avec constitution de partie civile


26.  Le 14 mai 2001, la requérante déposa une plainte avec constitution de partie civile visant M.B., des chefs de viol et d’agressions sexuelles, devant le doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Montauban. Elle fut entendue par le juge d’instruction et maintint les déclarations qu’elle avait faites devant les policiers.


27.  Sur commission rogatoire du juge d’instruction, les enquêteurs procédèrent à des auditions de témoins, notamment des membres de la congrégation des Témoins de Jéhovah de Moissac.


28.  M.B. fut placé en garde à vue. Lors de son audition devant les gendarmes le 11 octobre 2002, il reconnut à nouveau avoir bloqué au sol la requérante, en précisant que ses genoux étaient posés sur ses bras, au prétexte de « la protéger », et avoir effleuré avec son sexe en érection les lèvres de la requérante. Il indiqua que, sentant alors qu’il avait commis une « énorme erreur », il se serait relevé. Il situa alors les faits d’abord « au tout début de son arrivée » puis à l’âge de l’adolescence de la requérante, quand elle avait « un peu de poitrine » pour donner ensuite une date des faits entre 1980 à 1985, ce qui correspond à une période pendant laquelle la requérante avait tout au plus entre 7 et 14 ans. Il reconnut par ailleurs qu’il avait l’habitude de se promener nu le matin pour aller dans la salle de bain, alors que la chambre de la requérante se trouvait à proximité de celle qu’il partageait avec son épouse. Il reconnut enfin avoir indiqué aux « Anciens » témoins de Jéhovah avoir eu des « gestes », et avoir été alors « excommunié » de la congrégation pendant plus d’un an avant d’être « réintégré » puisqu’il n’y avait pas eu de suite judiciaire. Une confrontation fut organisée au cabinet du juge d’instruction, au cours de laquelle la requérante et M.B. restèrent chacun sur leur position.


29.  Parallèlement, entendu par les enquêteurs le 4 juin 2002, le ministre du culte des Témoins de Jéhovah indiqua qu’après avoir nié en bloc les accusations de la requérante, M.B. avait fini par indiquer avoir fait des aveux, en novembre 1999, devant les enquêteurs, pour des faits qualifiés de « moins graves » que ceux exposés par la requérante, qui lui valurent une excommunication pendant une période de quatorze mois.


30.  M.B. fut mis en examen, le 17 janvier 2003, du chef de viol sur mineure par personne ayant autorité et, le 3 avril 2003, du chef d’agressions sexuelles par personne ayant autorité, pour des faits commis entre juillet 1986 et septembre 1988.


31.  Par une ordonnance de non-lieu du 26 septembre 2003, le juge d’instruction constata l’extinction de l’action publique en raison de la prescription. Il précisa que les faits de viol auraient été commis entre décembre 1976 et courant 1978, et qu’en application du droit antérieur à la loi du 10 juillet 1989, ils étaient prescrits. S’agissant des faits d’agressions sexuelles, le juge d’instruction indiqua que les pièces du dossier permettaient d’établir que ces faits avaient été commis avant l’accident de la requérante, soit avant le 9 septembre 1988. Il constata que les faits antérieurs à juillet 1986 étaient prescrits en application du droit antérieur à la loi du 10 juillet 1989 et que les faits commis entre juillet 1986 et le 9 septembre 1988 étaient prescrits en application du droit antérieur à la loi du 17 juin 1998 (paragraphes 46 à 49 ci-dessous). Il conclut à l’extinction de l’action publique et dit qu’il n’y avait pas lieu à suivre.

III.   Les procédures administratives

A.    La procédure à l’encontre de l’État


32.  Le 13 avril 2004, la requérante saisit le préfet de Tarn-et-Garonne d’une demande préalable d’indemnisation des préjudices subis du fait des mauvais traitements dont elle avait été victime lors de son placement en famille d’accueil, à savoir, les abus sexuels commis par M.B. et le non‑respect de sa religion d’origine. Le 18 juin 2004, elle saisit le tribunal administratif de Toulouse d’un recours visant à annuler la décision implicite de refus du préfet et à condamner l’État à lui verser une indemnité de 200 000 euros (EUR).


33.  Par un jugement du 28 décembre 2006, le tribunal administratif annula la décision implicite du préfet et condamna l’État à verser à la requérante la somme de 22 000 EUR, en réparation des préjudices qu’elle avait subis résultant des abus sexuels et du non-respect de la clause de neutralité vis-à-vis des opinions religieuses de sa famille d’origine et rendus possibles par la carence du service de l’État chargé de l’aide sociale à l’enfance. Pour la période de 1976 à 1983, le jugement était pour partie ainsi motivé :

« (...) alors que le contrat de placement susmentionné prévoyait que l’assistante maternelle s’engageait à respecter les opinions religieuses de l’enfant comme de sa famille d’origine, il est constant que Mme B. faisait partie de la congrégation des Témoins de Jéhovah et que la requérante a été élevée selon les préceptes de cette confession alors qu’elle était issue d’une famille musulmane ; (...) il n’est pas contesté que la famille d’accueil a totalement méconnu cette obligation ; (...) cet irrespect des opinions religieuses de la famille naturelle de Mme F. n’a été rendu possible jusqu’en 1983 que du fait de la carence du service de l’État chargé de l’aide sociale à l’enfance dans l’exercice du contrôle qui lui incombait des conditions de placement de l’intéressée dans cette famille ; (...) dès lors, l’État est responsable du préjudice moral subi par Mme F. à raison de l’irrespect des convictions religieuses de sa famille naturelle pendant cette période (...) ;

(...) il résulte également de l’instruction et notamment d’une ordonnance du juge d’instruction du tribunal de grande instance de Montauban ayant prononcé un non-lieu en raison de la seule prescription des faits ayant motivé les poursuites, que la requérante a été victime de sévices sexuels commis par l’époux de Mme B., notamment, peu de temps après la date de son placement dans cette famille ; (...) ces agressions ont été rendues possibles jusqu’en 1983 du fait de la carence de l’État chargé de l’aide sociale à l’enfance dans l’exercice du contrôle qui lui incombait des conditions de placement de l’intéressée dans cette famille ; (...) dès lors l’État est responsable du préjudice subi par Mme F. à raison desdits sévices sexuels pendant cette période (...) »


34.  S’agissant des faits postérieurs à l’année 1983, le tribunal considéra que la responsabilité de l’État ne pouvait être recherchée dans la mesure où les lois de décentralisation des 7 janvier et 22 juillet 1983 avaient transféré aux collectivités départementales les services de l’État de l’ASE chargés du placement des mineurs en famille d’accueil ainsi que les compétences de ces services.


35.  Sur appel du préfet et par un arrêt du 30 décembre 2008, la cour administrative d’appel de Bordeaux annula le jugement du tribunal administratif et rejeta la demande d’indemnisation de la requérante. La cour administrative d’appel considéra que si le service de l’ASE était placé, à l’époque des faits, sous l’autorité du préfet, celui-ci agissait au nom et pour le compte du département et non en sa qualité d’agent de l’État et qu’en conséquence, la faute qu’il aurait éventuellement commise, ne pouvait engager la responsabilité de l’État.


36.  Par une décision du 11 juillet 2011, le Conseil d’État rejeta le pourvoi en cassation de la requérante dirigé contre cet arrêt, au motif que la cour d’appel n’avait commis aucune erreur de droit.

B.    La procédure à l’encontre du département


37.  Entre-temps, le 2 mars 2007, la requérante avait réitéré devant le président du conseil général de Tarn-et-Garonne une demande préalable d’indemnisation des préjudices subis en raison des mêmes faits. Le 24 juillet 2007, elle saisit le tribunal administratif de Toulouse d’un recours tendant à la condamnation du département de Tarn-et-Garonne à lui verser une indemnité de 150 000 EUR.


38.  Par un jugement du 4 juin 2010, le tribunal rejeta son recours. Il considéra que, dans l’hypothèse d’une faute de service commise par le préfet de Tarn-et-Garonne, responsable du service de l’aide sociale de l’enfance, la responsabilité du département du Tarn-et-Garonne serait susceptible d’être engagée sur toute la période du placement de la requérante. Toutefois, il ajouta que l’action en responsabilité à l’encontre du département était prescrite en application des règles sur la déchéance quadriennale des créances contre l’État, les départements et les communes (paragraphes 43 à 46 ci‑dessous).


39.  Le tribunal fixa le point de départ de la prescription à l’été 1994. Il constata qu’à cette période, la requérante, âgée de 23 ans, s’était confiée à des membres des Témoins de Jéhovah, qu’elle avait, à cette date, cessé toute relation avec sa famille d’accueil, qu’elle s’était libérée de l’emprise de son environnement sectaire et qu’elle était donc en mesure à cette époque d’apprécier les conséquences dommageables de la faute invoquée à l’encontre du département. Le tribunal en conclut qu’en application de la loi du 31 décembre 1968, le délai de prescription avait donc commencé à courir le 1er janvier de l’année suivante, soit le 1er janvier 1995 et qu’il avait expiré le 31 décembre 1998. Il précisa que la lettre de la requérante du 16 novembre 1998 adressée au service de l’ASE à l’enfance ne constituait pas un acte interruptif de la prescription, dès lors qu’elle se bornait dans ce courrier à demander les formalités à accomplir pour pouvoir consulter son dossier de placement.


40.  Par un arrêt du 3 mai 2011, la cour administrative d’appel de Bordeaux rejeta l’appel de la requérante confirmant la solution retenue par le jugement. Concernant le point de départ de la prescription quadriennale, elle précisa ce qui suit :

« Considérant, d’une part, qu’à la suite de son admission en mai 1990 dans un centre de formation en Haute-Savoie, le département de Tarn-et-Garonne a mis fin au placement en famille d’accueil de [la requérante], alors majeure, à compter du 11 février 1991 ; que, d’autre part, il résulte de l’instruction qu’alors qu’elle était installée en région parisienne, au cours de l’été 1994, la requérante a rendu visite à des responsables de la secte des Témoins de Jéhovah de Moissac avec lesquels elle a évoqué les actes dont elle aurait été victime dans sa famille d’accueil ; qu’à cette dernière date, la requérante doit être regardée comme ayant cessé toute relation avec sa famille d’accueil, s’être libérée de l’emprise de son environnement sectaire et comme ayant été à même d’apprécier à cette époque les conséquences dommageables des fautes qui auraient été commises par le service de l’aide sociale à l’enfance du département du Tarn-et-Garonne du fait de son manque de vigilance ; que, dans ces conditions, le délai de prescription quadriennale a commencé à courir à compter du 1er janvier 1995 pour expirer le 31 décembre 1998 ; que le courrier en date du 16 novembre 1998 adressé par la requérante au service d’aide sociale à l’enfance, qui constitue une demande d’information relative aux formalités à accomplir pour consulter son dossier de placement, ne peut être regardé comme une demande de paiement ou une réclamation ayant trait au fait générateur ayant interrompu la prescription quadriennale ; que la plainte auprès du procureur de la République de Créteil pour viol sur mineure a été déposée par la requérante le 23 mars 1999 alors que le délai de prescription quadriennale était expiré ; que dans ces conditions, le département de Tarn-et-Garonne a pu légalement opposer la prescription quadriennale à la demande que [la requérante] a présentée au tribunal le 24 juillet 2007 (...) »


41.  Par une décision du 9 mars 2012, le Conseil d’État refusa d’admettre en cassation le pourvoi de la requérante dirigé contre cet arrêt, au motif qu’aucun de ses moyens n’était de nature à en permettre l’admission.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I.        Les dispositions pertinentes de droit PUBLIC

A.    L’action en responsabilité contre la puissance publique


42.  S’agissant de l’action en responsabilité contre la puissance publique en matière d’assistance éducative, il est renvoyé à cet égard à l’arrêt Association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France (nos 15343/15 et 16806/15, §§ 88-89, 4 juin 2020).

B.    La déchéance quadriennale


43.  Les actions en responsabilité contre l’État, les départements, communes et établissements publics sont soumises aux règles de la déchéance quadriennale prévues par les dispositions de la loi no 68-1250 du 31 décembre 1968 qui sont les suivantes :

Article 1

« Sont prescrites, au profit de l’État, des départements et des communes (...) toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. »

Article 2

« La prescription est interrompue par :

Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l’autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l’administration saisie n’est pas celle qui aura finalement la charge du règlement.

Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l’auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l’administration qui aura finalement la charge du règlement n’est pas partie à l’instance ;

Toute communication écrite d’une administration intéressée, même si cette communication n’a pas été faite directement au créancier qui s’en prévaut, dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance ;

(...)

Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l’interruption. Toutefois, si l’interruption résulte d’un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée. »

Article 3

« La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l’intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l’existence de sa créance ou de la créance de celui qu’il représente légalement. »


44.  Il résulte « de la combinaison des dispositions de la loi du 31 décembre 1968 que la connaissance par la victime de l’existence d’un dommage ne suffit pas à faire courir le délai de la prescription quadriennale ; (...) le point de départ de cette dernière est la date à laquelle la victime est en mesure de connaître l’origine de ce dommage ou du moins de disposer d’indications suffisantes selon lesquelles ce dommage pourrait être imputable au fait de l’administration » (Conseil d’État, 11 juillet 2008, M. J.M., no 306140, et Conseil d’État, 14 décembre 2016, M.B., no 387182).


45.  Le créancier doit alors agir dans un délai de quatre ans à compter du 1er janvier de l’année qui suit la survenance du fait générateur du dommage, sous peine de voir son action prescrite.

II.     Les dispositions pertinentes de droit pénal


46.  Le viol consiste en un acte de pénétration sexuelle commis par violence, contrainte, menace ou surprise. À l’époque des faits, lorsqu’il était commis sur un mineur de moins de quinze ans, le viol était puni de dix à vingt ans de réclusion criminelle, et lorsqu’il était commis par un individu ayant autorité sur la victime, le viol était puni de la réclusion criminelle à perpétuité. Le délai de prescription était de dix années à compter de la commission des faits (article 7 du code de procédure pénale alors en vigueur).


47.  L’agression sexuelle consiste en une atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise. À l’époque des faits, lorsque l’agression sexuelle était commise sur un mineur de moins de quinze ans ou par une personne ayant autorité, elle était punie de cinq à dix années d’emprisonnement (article 331 du code pénal ancien). Compte tenu de l’évolution de la législation, la prescription des agressions sexuelles dépend de plusieurs éléments, à savoir la date de commission des faits, la date de naissance de la victime et la survenance d’actes interruptifs de la prescription. Ainsi, pour des faits d’agression sexuelle commis entre 1976 et 1988, le délai de prescription était de trois ans et le point de départ, selon les circonstances susvisées, reporté ou non à la majorité de la victime (article 8 du code de procédure pénale alors en vigueur).


48.  Par la suite, le régime de la prescription des infractions sexuelles commises sur un mineur fut à nouveau modifié : d’une part, le point de départ de la prescription a été reporté de la date de commission des faits à l’accession à la majorité de la victime, et d’autre part, le délai de la prescription a été prolongé (article 16 de la loi no 89-487 du 10 juillet 1989, article 121 de la loi no 95-116 du 4 février 1995, article 25 de la loi no 98‑468 du 17 juin 1998, article 72 de la loi no 2004-204 du 9 mars 2004 et article 1er de la loi no 2018‑703 du 3 août 2018).


49.  Actuellement, le délai de prescription des faits de viol commis sur un mineur est de trente ans. Le point de départ du délai est reporté à la majorité de la victime. Le délai de prescription des agressions sexuelles commises sur un mineur est de dix ans. Lorsque la victime est un mineur âgé de moins de quinze ans, le délai de prescription est de vingt ans. Dans chacun de ces cas, le point de départ est reporté à la majorité de la victime (articles 7 et 8 du code de procédure pénale).

III.   Les dispositions pertinentes en matière d’assistance éducative et d’aide sociale à l’enfance


50.  Les dispositions pertinentes en matière d’assistance éducative et d’aide sociale à l’enfance sont celles des articles 375 et 375-3 du code civil et de plusieurs dispositions du code de la famille et de l’aide sociale (ce code a été remplacé en 2000, soit postérieurement aux faits dénoncés, par le code de l’action sociale et des familles).


51.  À l’époque des faits, lorsqu’un enfant se trouvait en danger ou si les conditions de son éducation étaient gravement compromises, le juge des enfants pouvait ordonner des mesures d’assistance éducative. Chaque fois que cela était possible, le mineur était maintenu dans son milieu.


52.  S’il était nécessaire de retirer le mineur de son milieu, le juge des enfants pouvait décider de le confier au service de l’ASE. Dans ce cas, il pouvait décider qu’un compte rendu périodique sur la situation de l’enfant lui soit adressé. Le juge n’était pas tenu de fixer la durée de la mesure de placement. L’enfant dit « en garde » était placé sous la protection du service de l’ASE. Il faisait l’objet d’une surveillance exercée notamment par le directeur départemental des affaires sanitaires et sociales, les assistantes sociales et les fonctionnaires du service de l’ASE assistés d’un personnel d’exécution. Le placement familial était de règle à moins que le placement en internat ou dans un centre de rééducation ne soit reconnu nécessaire. Une enquête sur place préalable était réalisée par une assistante sociale ou un fonctionnaire. Des visites à domicile devaient être réalisées. De plus, une liaison était établie entre le service, les directeurs d’écoles et les institutions.


53.  La loi no 84-422 du 6 juin 1984 entrée en vigueur le 7 septembre 1984 a imposé au service de l’ASE de présenter chaque année au juge des enfants un rapport sur la situation de l’enfant qui lui avait été confié (article 59 alinéa 2 de la loi no 84-422 du 6 juin 1984 relative aux droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de la famille et de l’enfance, et au statut des pupilles de l’État). La loi no 86-17 du 6 janvier 1986 est venue préciser que le service de l’ASE « contrôle les personnes physiques ou morales à qui il a confié des mineurs en vue de s’assurer des conditions matérielles et morales de leur placement ». En outre, depuis l’intervention de cette loi, le juge des enfants est tenu de fixer la durée de la mesure de placement qui ne peut excéder deux ans. Elle est toutefois renouvelable.


54.  Enfin, à compter du 8 janvier 1986, la surveillance des conditions morales et matérielles des mineurs confiés à l’ASE, qui était initialement dévolue au préfet, fut transférée, au président du conseil général du département (article 94 du code de la famille et de l’aide sociale modifié par la loi no 86-17 du 6 janvier 1986).

IV.  Les dispositions pertinentes relatives aux assistantes maternelles


55.  La loi no 77-505 du 17 mai 1977 a inséré, dans le code de la famille et de l’aide sociale, des dispositions, aujourd’hui abrogées, créant le premier véritable statut social d’assistantes maternelles en remplacement des gardiennes. La personne qui souhaitait accueillir de manière habituelle des mineurs à son domicile devait obtenir un agrément valable pour une année et tacitement renouvelable (articles L. 123-1 code de la famille et de l’aide sociale et 5 alinéa 1er du décret no 78-474 du 29 mars 1978). Il pouvait être suspendu ou retiré à tout moment (article 5 alinéa 2 du décret no 78-474 du 29 mars 1978). Le directeur départemental des affaires sanitaires et sociales faisait procéder à une enquête avant de délivrer l’agrément (article 3 du décret no 78-474 du 29 mars 1978). Le préfet de chaque département organisait des actions de formation destinées à aider les assistantes maternelles dans leur tâche d’éducation (article 7 du décret no 78-474 du 29 mars 1978). Cette formation de soixante heures restait facultative. Avant la loi du 17 mai 1977, l’agrément qui prenait la forme d’une attestation du directeur de la santé délivrée après une enquête effectuée par une assistante sociale et de certificats, n’était exigé que pour l’accueil des enfants âgés de moins de six ans.


56.  S’agissant des assistantes maternelles employées par le service départemental de l’ASE, elles devaient en outre passer un contrat de placement, distinct du contrat de travail, pour chaque mineur dont la garde permanente leur était confiée (articles L. 123-3 code de la famille et de l’aide sociale). Ce contrat précisait notamment le rôle de la famille d’accueil et celui du service à l’égard du mineur et de sa famille. Si l’assistante maternelle était mariée et demeurait avec son conjoint, le contrat de placement devait être également signé par celui-ci.

EN DROIT

I.        Observations préliminaires


57.  Bien que dans ses observations le Gouvernement n’ait pas soulevé la question de la recevabilité de la requête au regard du délai prévu à l’article 35 § 1 de la Convention, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas pour autant d’écarter l’application de ce délai au seul motif qu’un gouvernement n’aurait pas formulé d’exception préliminaire à cette fin (voir, par exemple, Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 28-31, 29 juin 2012, et Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I). Elle rappelle également que, pour l’appréciation de ce délai, ce qui importe, c’est que le requérant ait donné l’occasion à l’État défendeur de prévenir ou redresser les violations alléguées en usant à cette fin des voies de recours internes appropriées, et qu’il ait saisi la Cour dans les six mois suivant la décision définitive à laquelle elles ont abouti.


58.  En l’espèce, la Cour observe qu’en saisissant en dernier lieu le Conseil d’État de la question de la responsabilité du département pour les fautes commises par le service de l’ASE, la requérante a mis cette juridiction en mesure de redresser les violations alléguées des articles 3 et 9 de la Convention et de prévenir les violations alléguées des articles 6 et 13 de la Convention. La Cour observe à ce titre que la requérante disposait de la possibilité de se pourvoir en cassation pour contester l’application des règles de la prescription quadriennale (paragraphe 44 ci-dessus) et qu’il ne peut lui être reproché ni d’avoir formé un tel recours ni d’en avoir attendu l’issue (Tarak et Depe c. Turquie, no 70472/12, § 48, 9 avril 2019). La décision de non-admission rendue par le Conseil d’État le 9 mars 2012 et notifiée à la requérante par un courrier du 13 mars 2012 est en conséquence la décision interne définitive à partir de laquelle court le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention, dans sa rédaction applicable avant l’entrée en vigueur de l’article 4 du Protocole no 15. Dans ces conditions, introduite le 3 septembre 2012, la requête n’est pas tardive.


59.  Ensuite, compte tenu de la spécificité de la présente affaire la Cour va d’abord examiner le grief relatif à l’application des règles de la prescription quadriennale, soulevé par la requérante avec référence aux articles 6 et 13 de la Convention et, en fonction de la conclusion relative à ce grief, ceux relatifs aux articles 3 et 9 de la Convention.

II.     SUR LES VIOLATIONs ALLÉGUÉEs À RAISON de l’application des rÈgles de la prescription quadriennanle


60.  Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, la requérante se plaint de l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée de faire valoir ses prétentions dans le cadre de son action en responsabilité diligentée devant les juridictions administratives. Elle soutient que ces juridictions internes ont fait une application trop restrictive, voire erronée, des règles relatives à la prescription quadriennale prévue par la loi no 68-1250 du 31 décembre 1968. La Cour note que la requérante ne remet pas en cause l’effectivité du recours en responsabilité contre les autorités nationales en tant que tel mais seulement l’application des règles de prescription dans les circonstances particulières de l’espèce.


61.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié, dans les circonstances particulières de l’espèce, dexaminer ce grief sous le seul angle de larticle 13 de la Convention, combiné avec les articles 3 et 9. Elle rappelle qu’en matière de droits et obligations de caractère civil, l’article 6 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, les exigences du second se trouvant comprises dans celles, plus strictes, du premier (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 181, 23 juin 2016). Toutefois, la requérante se plaint de l’application des règles de prescription dans l’examen de son action en indemnisation et soulève essentiellement la question du respect de son droit à un recours effectif dans les circonstances particulières de l’affaire.


L’article 13 se lit comme il suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »


62.  La requérante conteste tout d’abord le point de départ de la prescription tel qu’il a été appliqué dans son cas par les juridictions nationales. Elle fait valoir que ce délai n’avait pas commencé à courir du fait de l’emprise sectaire dans laquelle elle se trouvait. Elle estime que les juridictions administratives ont apprécié trop strictement ce point de départ en considérant à tort qu’elle devait être regardée comme s’étant libérée de l’emprise de son environnement sectaire au cours de l’été 1994. Elle insiste sur le fait qu’elle est restée sous la contrainte psychologique résultant de cette emprise sectaire jusqu’au 19 mars 1999, date à laquelle elle a pu déposer une plainte auprès du procureur de la République pour dénoncer les faits de viol et d’agression sexuelle et que ce n’est qu’à partir de cette date, qu’elle était véritablement libérée de cette emprise. Par ailleurs et en tout état de cause, la requérante soutient que le délai de prescription a été interrompu par son courrier du 16 novembre 1998 adressé au service de l’ASE et, de manière générale, « par les divers épisodes procéduraux ».


63.  Le Gouvernement rappelle que les juridictions internes ont fait courir le délai de prescription à compter du 1er janvier de l’année suivant la date à laquelle la requérante s’est trouvée en mesure, selon elles, d’apprécier les conséquences dommageables des fautes commises par le service de l’ASE, soit le 1er janvier 1995. Il fait valoir que la requérante était alors âgée de vingt‑trois ans, qu’elle avait rompu le contact avec sa famille d’accueil et avait rencontré dans le courant de l’été 1994 les responsables des Témoins de Jéhovah pour leur faire part des abus qu’elle alléguait avoir subis. Il soutient que le délai de quatre ans constituait un délai raisonnable pendant lequel la requérante pouvait exercer le recours indemnitaire. Il ajoute que la restriction à ce recours résultant de la prescription quadriennale a été appliquée en conformité avec l’état du droit applicable et que, conformément à l’appréciation faite par les juridictions internes, le courrier du 16 novembre 1998 invoqué par la requérante ne pouvait être considéré comme ayant un caractère interruptif compte tenu de la jurisprudence du Conseil d’État.


64.  La Cour considère que la requérante avait un grief « défendable » tiré des articles 3 et 9 de la Convention (paragraphes 89 à 105 et 109 à 118 ci‑dessous) et que, par conséquent, l’article 13 est applicable.


65.  Constatant que le grief tiré de l’article 13 ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.


66.  La Cour rappelle que l’article 13 requiert un mécanisme permettant d’établir, le cas échéant, la responsabilité d’agents ou organes de l’État pour des actes ou omissions emportant violation des droits consacrés par la Convention, et qu’une indemnisation du dommage découlant de la violation doit en principe faire partie du régime de réparation mis en place (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 177, CEDH 2014 (extraits)). En l’espèce seul le deuxième aspect - celui concernant l’indemnisation - est en cause.


67.  La Cour doit rechercher si l’application faite par les tribunaux des règles de la prescription quadriennale (paragraphes 43 et 44 ci-dessus) compte tenu de l’absence alléguée d’autres voies de recours effectifs a eu pour effet de priver la requérante de son droit à un recours effectif pour faire reconnaître la responsabilité des services sociaux et obtenir une indemnisation de ses préjudices en raison des sévices sexuels subis et du non-respect de sa religion.


68.  Selon la jurisprudence établie concernant le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention, les délais légaux de prescription figurent parmi les restrictions légitimes à ce droit et ont plusieurs finalités importantes : garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (voir, par exemple, Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, §§ 51-52, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 26, 7 juillet 2009, et Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, § 50, 13 février 2020). En principe, en élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation importante (Sanofi Pasteur, précité § 57).


69.  La Cour rappelle également que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la Cour s’en remet à l’interprétation de la législation interne livrée par ces juridictions et sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (voir, parmi les précédents concernant l’article 6 § 1, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 244, 1er décembre 2020).


70.  Enfin, s’agissant du quantum du délai de prescription, la Cour rappelle qu’elle a jugé qu’un délai de prescription de quatre années ne lui semblait pas, en tant que tel, excessivement court, en matière de responsabilité administrative (Vo c. France [GC], no 53924/00, § 93, CEDH 2004-VIII).


71.  En l’espèce, pour apprécier les questions qui se posent sur le terrain de l’article 13 de la Convention, la Cour constate que la requérante disposait d’un recours ouvert devant le juge administratif pour engager la responsabilité du département de Tarn-et-Garonne mais que l’exercice de celui-ci s’est heurté aux règles de prescription.


72.  La Cour doit donc déterminer si l’application faite dans le cas d’espèce de ces règles dont il n’est pas contesté qu’elles poursuivent un but légitime, a ou non enfreint le droit de la requérante à un recours effectif en vérifiant si cette application était, ainsi que le soutient la requérante, trop restrictive et donc disproportionnée au but poursuivi.


73.  À cet égard, la Cour constate que les juridictions nationales ont fixé le point de départ du délai de prescription au 1er janvier 1995, soit le 1er janvier de l’année suivant la date à laquelle elles ont considéré que la requérante était libérée de l’emprise de son environnement sectaire et en mesure d’apprécier les conséquences dommageables des fautes qui auraient été commises par le service de l’ASE, lui permettant d’engager la responsabilité du département du Tarn-et-Garonne. Elles ont estimé que la requérante, âgée alors de 23 ans, était en mesure d’évaluer le préjudice subi. La Cour note que la requérante disposait alors d’un délai de quatre années à compter du 1er janvier 1995, et jusqu’au 31 décembre 1998, pour engager l’action en responsabilité.


74.  La Cour constate ensuite que les juridictions internes de première instance et d’appel ont écarté le moyen de la requérante tiré de l’interruption de la prescription par l’envoi d’un courrier du 16 novembre 1998 adressé à la DDASS du Tarn-et-Garonne. Selon le tribunal administratif de Toulouse, confirmé par la cour administrative d’appel de Bordeaux, ce courrier, par lequel la requérante demandait des informations relatives aux formalités à accomplir pour consulter son dossier de placement, ne pouvait être regardé comme une demande de paiement ou une réclamation ayant trait au fait générateur ayant interrompu la prescription quadriennale (voir le paragraphe 40 ci-dessus).


75.  Toutefois, s’agissant de la balance à faire dans le contexte de la prescription entre, d’une part, le droit à un recours effectif et, d’autre part, le droit à la sécurité juridique du défendeur, la Cour a souligné à maintes reprises qu’en appliquant les règles de procédure pertinentes, les juridictions internes devaient éviter à la fois un excès de formalisme, qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive, qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (mutatis mutandis, Eşim c. Turquie, no 59601/09, § 21, 17 septembre 2013, et Sanofi Pasteur précité § 57).


76.  En l’espèce, en considérant, d’une part, que la requérante était en mesure d’apprécier les conséquences dommageables des fautes qui auraient été commises par le service de l’ASE dès l’été 1994, quand, âgée de vingt‑trois ans, elle s’était confiée à des membres des Témoins de Jéhovah et, d’autre part, que la demande du 16 novembre 1998 ne pouvait pas être regardée comme ayant un effet interruptif du délai de prescription, sans analyser suffisamment la raison de sa demande de consultation de son dossier de placement et les effets sur le cours de la prescription de la prise de connaissance par la requérante des pièces dudit dossier (paragraphe 19 ci-dessus), la Cour estime que les juridictions nationales ont appliqué une exigence procédurale d’une manière telle qu’elle a fait obstacle à l’examen au fond de l’action de la requérante. Or, l’interprétation et l’application d’une telle exigence, certes légitime dans son principe, peuvent être, dans certaines circonstances, de nature à emporter une violation du droit à une protection effective par les cours et tribunaux (voir mutatis mutandis Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 50, CEDH 2002-IX). À ce titre, la Cour observe qu’en l’espèce la requérante avait invoqué devant le tribunal administratif de Toulouse sa demande du 16 novembre 1998 par laquelle elle cherchait à pouvoir consulter son dossier de placement, ce qu’elle fit le 24 février 1999, sans qu’on puisse lui reprocher d’avoir tardé à le faire, dès lors que la réponse de l’administration n’est intervenue que le 22 janvier 1999 (paragraphe 19 ci‑dessus). La Cour note que les juridictions nationales, statuant entre 2010 et 2012, avec toutes les informations relatives aux procédures criminelles et administratives entamées par la requérante à leur disposition, auraient alors pu prendre en considération ces éléments factuels pour conclure que c’est seulement à compter du 24 février 1999 que la requérante a eu connaissance des pièces de son dossier, révélant la carence alléguée des autorités nationales et qu’elle disposait alors « d’indications suffisantes » lui permettant de démontrer que son dommage était imputable au fait de l’administration et d’engager son action en indemnisation (paragraphe 44 ci-dessus).


77.  De l’avis de la Cour, l’application faite par les juridictions administratives des règles sur la déchéance quadriennale, sans s’interroger, comme l’y invitait l’article 3 de la loi du 31 décembre 1968, sur la date à partir de laquelle la requérante disposait d’éléments suffisants démontrant la carence alléguée des autorités nationales et lui permettant alors seulement d’engager effectivement la responsabilité des autorités nationales, a eu pour effet de rendre ineffectif le recours en indemnisation intenté par la requérante.  La Cour conclut, dans les circonstances très particulières de l’espèce, que les juridictions internes ont fait montre d’un formalisme excessif dont les effets se révèlent incompatibles avec l’exigence du droit à un recours effectif.


78.  La Cour constate par ailleurs que le gouvernement n’a pas soutenu qu’à la suite de la clôture de la procédure pénale et du rejet de son action en indemnisation, la requérante disposait d’autres recours effectifs au sens de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 9.


79.  Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 3 et 9.

III.   SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION SOUS SON VOLET MATÉRIEL


80.  La requérante se plaint de ce que le service de l’ASE ne l’a pas protégée des abus sexuels subis au sein de la famille d’accueil auprès de laquelle elle était placée lorsqu’elle était mineure. Elle invoque l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A.    Sur la recevabilité


81.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Thèse des parties


82.  La requérante soutient, d’une part, que le mécanisme de contrôle des familles d’accueil et des conditions de vie des enfants placés n’était pas suffisamment protecteur et, d’autre part, que le service de l’ASE a manqué à ses missions de contrôle et de surveillance de son placement dans sa famille d’accueil. Elle considère que les services sociaux, par leur carence, ont rendu possible son exposition à un traitement inhumain et dégradant. Selon la requérante, l’ignorance totale du service de l’ASE des pratiques cultuelles de la famille d’accueil démontre sa carence dans l’exercice de sa mission. Elle ajoute que le refus de la famille d’accueil de toute transfusion sanguine à l’occasion de son hospitalisation courant septembre 1988, alors qu’elle était encore mineure, aurait dû alerter le service de l’ASE sur ses conditions de vie dans cette famille, mais qu’il n’en a rien été. Elle considère que la production par le Gouvernement des comptes rendus des visites et entretiens réalisés par le service de l’ASE ne démontre pas que son suivi était suffisant pour s’assurer de ses conditions de vie au sein de la famille d’accueil.


83.  Le Gouvernement ne conteste pas que la requérante ait subi des abus sexuels alors qu’elle était mineure de la part de l’époux de l’assistante maternelle, M.B., et que ces actes sont suffisamment graves pour constituer un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Il considère que la législation en vigueur à l’époque des faits permettait une protection adéquate de la requérante, d’une part, et, d’autre part, que le service de l’ASE du Tarn-et-Garonne n’a pas manqué à ses missions de contrôle, de suivi et de surveillance des conditions de placement de la requérante dans sa famille d’accueil durant son séjour. Il ajoute qu’aucun élément ne laissait craindre que la requérante risquait d’être victime d’agression sexuelle au sein de sa famille d’accueil et qu’aucun élément n’était susceptible d’alerter les autorités internes sur les mauvais traitements subis par la requérante, malgré le contrôle et le suivi régulier dont elle a fait l’objet. Il fait valoir que la requérante n’a jamais formulé la moindre plainte sur sa famille d’accueil auprès du service de l’ASE. Il précise qu’elle n’a jamais demandé à changer de famille d’accueil et, qu’au contraire, lors de sa majorité en 1989, elle a demandé le maintien de son placement dans cette famille. Il fait valoir en outre qu’une fois les faits de viols et d’agressions sexuelles dénoncés par la requérante dans sa plainte du 19 mars 1999, une enquête pénale a été diligentée par le procureur de la République et des investigations ont été menées par le juge d’instruction.

2.     Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux


84.  La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Elle précise que, sur le point de savoir si la responsabilité de l’État peut être engagée sur le terrain de l’article 3 à raison de mauvais traitements infligés par des entités autres que lui, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention et leur commande, en combinaison avec l’article 3, de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même infligés par des particuliers. Ces mesures doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V, E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002, M.C. et A.C. c. Roumanie, no 12060/12, §§ 109-110, 12 avril 2016, et D.M.D. c. Roumanie, no 23022/13, §§ 40-41, 3 octobre 2017.


85.  L’obligation positive découlant de l’article 3 de la Convention commande en particulier l’instauration d’un cadre législatif et réglementaire permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri d’atteintes à leur intégrité physique et morale, notamment, pour les cas les plus graves, par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique. S’agissant plus spécifiquement d’actes aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, il appartient aux États membres de se doter de dispositions pénales efficaces. Cette obligation découle aussi d’autres dispositions internationales telles que, notamment, les articles 18 à 24 de la Convention de Lanzarote. À cet égard, la Cour rappelle que la Convention doit s’appliquer en accord avec les principes du droit international, en particulier ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme (X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 179, 2 février 2021).


86.  Cette obligation positive de protection prend un relief tout particulier dans le cadre d’un service public chargé d’assumer un devoir de protection de la santé et du bien-être des enfants, surtout lorsque ceux-ci sont particulièrement vulnérables et qu’ils se trouvent sous le contrôle exclusif des autorités (voir, dans le contexte de l’enseignement primaire, (O’Keeffe précité § 145, et, dans le contexte d’un foyer pour enfants handicapés et sous l’angle de l’article 2 de la Convention, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, §§ 106-116, 18 juin 2013). Elle peut, le cas échéant, nécessiter l’adoption de mesures et de garanties spéciales. La Cour a ainsi eu l’occasion de préciser, concernant les cas d’abus sexuels sur mineurs, en particulier lorsque l’auteur de ces abus se trouve en position d’autorité par rapport à l’enfant, que l’existence de mécanismes utiles de détection et de signalement représente une condition fondamentale à une mise en œuvre effective des lois pénales applicables (O’Keeffe, précité, § 148).


87 .  La Cour précise qu’il n’entre pas dans ses attributions de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 165, CEDH 2009). Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction. La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Talpis c. Italie, no 41237/14, § 103, 2 mars 2017, et Association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France, nos 15343/15 et 16806/15, §§ 157-158, 4 juin 2020 ).


88 .  Enfin, la Cour doit faire preuve de prudence quand elle réexamine les faits avec le bénéfice du recul (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 147, CEDH 2005-II (extraits )). Cela signifie que dans une affaire comme celle-ci, qui vise des événements datant de plusieurs années, il faut procéder à une appréciation sur la base de ce que les autorités compétentes savaient ou devaient savoir à l’époque considérée (voir, mutatis mutandis, dans le cadre de l’article 2 de la Convention et le contexte de la violence domestique, Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 160, 15 juin 2021 ).

b)      Application de ces principes au cas d’espèce


89.  La Cour constate que, dès le début de son placement, la requérante était dans une situation de particulière vulnérabilité compte tenu, d’une part, de son très jeune âge (cinq ans au début de la mesure de placement) et, d’autre part, de sa situation d’enfant privée de soins parentaux. Dans ce contexte, les abus sexuels qu’elle a subis pendant plusieurs années, tels qu’ils ressortent de la procédure pénale et seulement en partie contestées par M.B., sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention, ce qui n’est du reste pas contesté.


90.  La Cour observe également que la situation de la requérante est légèrement différente de celle des requérants dans les affaires précitées, Z et autres et E. et autres, qui vivaient dans leur famille et bénéficiait d’une aide ponctuelle, à domicile, des services sociaux. En effet, confiée au service de l’ASE par une décision du juge des enfants, la requérante se trouvait directement et de manière continue placée sous la protection de ce service.


91.  S’agissant de l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif répressif approprié, la Cour souligne d’emblée que la requérante ne remet pas en cause, sous l’angle du seul article 3 de la Convention, l’existence dans le droit interne de l’État défendeur d’une législation pénale destinée à assurer la prévention et la sanction des atteintes sexuelles.


92.  La Cour relève à cet égard qu’à l’époque des faits survenus durant la minorité de la requérante, soit de 1976 à 1989, l’État français disposait d’une législation pénale en matière d’agression sexuelle, qui tenait compte à la fois de la minorité de la victime et de la qualité de l’auteur, notamment lorsqu’il s’agissait d’un ascendant ou d’une personne ayant autorité sur la victime. Les peines encourues étaient aggravées en raison de l’âge de la victime et/ou de la qualité de l’auteur (paragraphes 46 et 47 ci‑dessus). Les textes en question paraissent en mesure de couvrir les faits dénoncés par la requérante en l’espèce. En outre, en ce qui concerne la question de l’existence de mécanismes de détection et de signalement adéquats dans le cadre des obligations positives découlant pour l’État du volet matériel de l’article 3 de la Convention, il convient de rappeler que les obligations procédurales entrent en jeu dès lors que l’affaire a été portée à l’attention des autorités (O’Keeffe, précité, § 173). Si le grief de la requérante vise uniquement le volet matériel de l’article 3 de la Convention, la Cour observe néanmoins à des fins contextuelles que, en l’espèce, lorsqu’elle a déposé une plainte en 1999, une enquête préliminaire a été toute de suite ouverte, et lorsqu’elle a déposé une plainte avec constitution de partie civile en 2000, une instruction a été ouverte (paragraphes 20 à 31 ci-dessus).


93.  Au vu de ce qui précède, la Cour observe que le cadre législatif répressif alors en vigueur instauré par l’État défendeur était propre à assurer une protection des enfants placés contre des atteintes graves à leur intégrité pouvant être commises par des particuliers dans une affaire donnée, dès lors qu’il était accompagné de mesures et mécanismes de détection et prévention adaptés.


94.  Quant à l’obligation positive de mettre en œuvre parallèlement des mesures de protection préventives, telles que des mécanismes de détection et de signalement, qui est le cœur du grief de la requérante, la Cour constate que cette dernière était placée sous la protection d’un service du département, l’ASE. Ce service, qui avait l’obligation légale d’assurer sa sécurité, son bien-être et sa protection, devait notamment procéder à des visites à domicile et à des entretiens réguliers, établir une liaison avec les directeurs d’école et les institutions et rédiger des rapports périodiques pour faire part de la situation de l’enfant placé aux juges des enfants (paragraphe 53 ci-dessus). À compter de l’entrée en vigueur de la loi du 6 juin 1984, la périodicité du rapport sur la situation du mineur était fixée à au moins une fois par an (paragraphe 53 ci‑dessus).


95.  Au vu de ces éléments, la Cour constate qu’il existait, à l’époque des faits, un cadre législatif approprié prévoyant un certain nombre de mesures et mécanismes permettant de prévenir et de détecter les risques de mauvais traitements au sein des familles d’accueil, complétant le dispositif législatif répressif précité (paragraphes 92 à 95 ci-dessous).


96.  S’agissant de la mise en œuvre de ces mesures et mécanismes de détection et de prévention, la Cour constate, au vu des pièces produites par le Gouvernement, que seulement six visites ont été effectuées sur la période de presque douze années en cause (du 14 décembre 1976, date d’arrivée de la requérante dans sa famille d’accueil, jusqu’au 9 septembre 1988, date à partir de laquelle les abus sexuels ont cessé, à la suite de son accident). Le fait que la première visite fut réalisée presque onze mois après le placement de la requérante, âgée de cinq ans au moment du placement, semble indiquer qu’aucune démarche n’a été entreprise pour s’assurer de la situation de la requérante au tout début de son placement, période pourtant particulièrement sensible et cruciale pour la requérante. En outre, ces visites n’étaient pas effectuées de manière régulière. En effet, si des visites ont été réalisées les 7 novembre 1977 et 19 juillet 1978, la suivante n’a eu lieu que le 3 avril 1981, soit plus de deux ans et demi après (paragraphe 16 ci-dessus). Ultérieurement, si des visites ont été effectuées les 20 juillet 1982 et 23 février 1983, la suivante n’a eu lieu que le 18 mai 1988, soit plus de cinq ans après. En outre, il apparait, à la lecture des comptes rendus de visite, que ces rapports étaient plutôt succincts et formels. Aucun élément produit ne permet de constater que les agents du service de l’ASE auraient effectué régulièrement des entretiens individuels avec la requérante dans leurs locaux alors que le compte rendu du 19 juillet 1978 fait pourtant état de sa nervosité et de son redoublement du cours préparatoire (paragraphe 16 ci‑dessus) à une période où peuvent être situés les premiers faits d’agression sexuelle reconnus par M.B. (paragraphe 31 ci-dessus). De l’avis de la Cour, ces signes auraient nécessité de porter une attention particulière à la situation de la requérante au début de son placement et, en tout état de cause, de ne pas attendre plus de deux ans et demi après la visite du 19 juillet 1978 pour effectuer une visite à domicile ou prévoir un entretien individuel avec elle.


97.  La Cour note également que le Gouvernement ne produit aucun document justifiant d’une liaison entre le service de l’ASE et les directeurs des écoles où la requérante était scolarisée (paragraphe 16 ci-dessus). En outre, après l’entrée en vigueur de la loi rendant obligatoire à compter du 7 septembre 1984 l’envoi chaque année d’un rapport de situation au juge des enfants (paragraphe 53 ci-dessus), seuls deux rapports sociaux ont été établis, espacés de plus de deux ans, les 26 novembre 1986 et 21 novembre 1988. Ainsi, contrairement à ce que soutient le Gouvernement et au vu des éléments en possession de la Cour, il n’apparait pas que la requérante a fait l’objet d’un suivi régulier et suffisant par le service de l’ASE.


98.  La Cour note d’ailleurs, comme le fait observer la requérante, que, pendant les dix premières années de sa prise en charge par la famille d’accueil, les agents de l’ASE ignoraient apparemment que les époux B. et leurs enfants étaient membres des Témoins de Jéhovah, qu’ils emmenaient la requérante aux réunions de cette congrégation, ainsi qu’à des activités de prédication. Cette ignorance de la pratique cultuelle de la requérante et de la famille B. - qui fera l’objet d’un examen séparé à l’aune de l’article 9 de la Convention - révèle l’étendue de la carence du service de l’ASE dans le suivi de ses conditions de vie.


99.  Le Gouvernement soutient qu’à l’époque des faits, aucun élément n’était susceptible d’alerter les autorités internes sur les mauvais traitements subis par la requérante et qu’elles n’avaient pas ou ne pouvaient pas avoir conscience de l’existence des abus sexuels.


100.  Or, la Cour rappelle que le critère prévu à l’article 3 n’exige pas qu’il soit démontré que sans la carence de l’autorité publique, les traitements inhumains ou dégradants n’auraient pas eu lieu. Le seul fait pour les autorités nationales de ne pas avoir pris des mesures raisonnablement disponibles qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des évènements et d’atténuer le préjudice causé par la requérante suffit à engager la responsabilité de l’État (E. et autres précité § 99, 26 novembre 2002, et O’Keeffe, précité, § 149). La Cour souligne qu’il faut interpréter l’obligation positive des États de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif eu égard à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Toutefois, le constat en l’espèce d’un défaut de mise en œuvre des mesures de détection et de prévention, légalement prévues et raisonnablement disponibles ressort également du jugement du tribunal administratif de Toulouse. Cette dernière, qui est la seule juridiction nationale à avoir examiné cette question sur le fond, a conclu dans sa décision du 28 décembre 2006 que : « ces agressions ont été rendues possibles jusqu’en 1983 du fait de la carence de l’État chargé de l’aide sociale à l’enfance dans l’exercice du contrôle qui lui incombait des conditions de placement de l’intéressée dans cette famille » (voir paragraphe 33 ci-dessus).


101.  En effet, la Cour a déjà constaté que les autorités nationales n’ont pas mis en œuvre les mesures préventives de détection des risques de mauvais traitements prévues par les textes en vigueur. Elle note en particulier que si ces mesures avaient été effectivement mises en œuvre, elles auraient permis aux agents du service de l’ASE de nouer une relation de confiance avec la requérante et d’être justement à son écoute. Ces mesures auraient été d’autant plus décisives qu’en 1985, la requérante, alors âgée de quatorze ans, s’était alors confiée à un membre de la congrégation des Témoins de Jéhovah sur les abus sexuels qu’elle subissait de la part de M.B. au sein de la famille d’accueil. Or, à cette même période, la Cour a également constaté qu’aucune visite à domicile n’a été organisée par le service de l’ASE entre le 23 février 1983 et le 18 mai 1988, soit pendant une période de cinq ans (paragraphe 96 ci-dessus). Le Gouvernement ne saurait se prévaloir du fait qu’il ne pouvait avoir conscience de l’existence des abus sexuels que la requérante subissait puisqu’elle n’aurait jamais formulé la moindre plainte sur sa famille d’accueil auprès des agents du service de l’ASE, dès lors qu’il y a eu une carence manifeste dans le suivi régulier de la requérante tel que prévu par les dispositions légales alors en vigueur.


102.  Dans ces conditions, la Cour estime que l’absence de suivi régulier de la part des services de l’ASE, combinée avec un manque de communication et de coopération entre les autorités compétentes concernées, doit être considérée comme ayant eu une influence significative sur le cours des événements. Elle ajoute que la mise en œuvre des règles applicables en droit interne afin d’assurer la protection de la requérante n’aurait pas constitué un fardeau excessif pour les autorités compétentes.


103.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les autorités françaises ont failli à leur obligation de protection de la requérante contre les mauvais traitements dont elle a été victime de la part de M.B. au cours de son placement.


104.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION


105.  La requérante se plaint de ce que les autorités n’ont pas pris des mesures nécessaires afin de faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s’était engagée à respecter les opinions religieuses de l’enfant comme celles de sa famille d’origine. Elle invoque l’article 9 de la Convention, lequel dispose que :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.    Sur la recevabilité


106.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B.    Sur le fond

1.     Thèse des parties


107.  La requérante soutient qu’elle était de confession musulmane et qu’elle a été contrainte de se convertir au culte des Témoins de Jéhovah pratiqué par sa famille d’accueil. Elle affirme que les autorités savaient que sa famille d’origine était de confession musulmane et ne pouvaient ignorer que les membres de sa famille d’accueil étaient Témoins de Jéhovah. Elle estime, en tout état de cause, qu’elles l’ont appris en 1988, à l’occasion de son hospitalisation au cours de laquelle les membres de sa famille d’accueil se sont opposés à toute transfusion de produit sanguin. Elle explique qu’elle a été amenée à s’inscrire dans une démarche prosélyte avec les membres de la famille d’accueil et à participer à des soirées de prière, alors que l’obligation de respecter ses convictions religieuses était stipulée dans le contrat de placement la concernant souscrit par les époux B.


108.  Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante. Il fait valoir qu’elle ne démontre pas la réalité de sa conviction religieuse qui ne reposait, lors de son arrivée dans sa famille d’accueil, à l’âge de cinq ans, que sur le fait qu’elle était issue d’une famille de confession musulmane avec laquelle, par la suite, elle n’a pas maintenu de liens. Il soutient que la requérante se borne à affirmer qu’elle a été contrainte de se convertir au culte des Témoins de Jéhovah sans le démontrer. Il estime qu’elle ne justifie pas, notamment, avoir été empêchée de pratiquer l’islam. Selon le Gouvernement, le service de l’ASE du Tarn-et-Garonne ignorait que les époux B. étaient membres des Témoins de Jéhovah. Il fait valoir que la requérante n’a jamais fait part des difficultés alléguées au sein de sa famille d’accueil, et que, malgré le suivi et le contrôle réguliers de sa situation, aucun élément n’était susceptible d’alerter le service de l’ASE des contraintes dont elle prétend avoir été l’objet. Il ajoute que la requérante était scolarisée et intégrée, qu’elle participait notamment à des séjours en classe de mer organisé par l’école. Il rappelle que par un jugement du 13 décembre 1988, le juge des enfants a renouvelé son placement auprès de l’ASE en raison de sa bonne intégration au sein de sa famille d’accueil et que la requérante, à sa majorité, a sollicité le maintien d’une prise en charge par le service de l’ASE.

2.     Appréciation de la Cour


109.  La Cour relève à titre liminaire que la présente espèce doit être distinguée de l’affaire récente Abdi Ibrahim (Abdi Ibrahim c. Norvèg e [GC], no 15379/16, § 140, 10 décembre 2021) qui concernait le placement d’un enfant dans une famille d’accueil et, entre autres, la question des effets préjudiciables du choix de la famille d’accueil pratiquant une religion différente de celle de la mère biologique au regard du souhait émis par cette dernière de voir son enfant élevé dans sa foi. Dans cette affaire, était en cause le droit de la mère biologique au respect de sa vie familiale découlant de l’article 8, lequel devait être interprété et appliqué à la lumière de l’article 9 de la Convention. La Cour a alors relevé que la prise en charge d’office d’un enfant placé entraîne inévitablement des restrictions à la liberté du parent biologique de manifester sa religion ou d’autres convictions philosophiques dans l’éducation qu’il donne à l’enfant. La Cour a également précisé que, dans ce contexte, trouver une famille d’accueil correspondant aux origines culturelles et religieuses de la mère biologique ne constituait pas le seul moyen d’assurer le respect des droits de celle-ci garantis par l’article 8 de la Convention, tel qu’interprété à la lumière de l’article 9. Divers intérêts doivent être pris en compte par les autorités internes tout au long de la procédure dans les affaires de cette nature, dans lesquelles l’intérêt supérieur de l’enfant doit toujours primer (voir Abdi Ibrahim, précité, § 161). Se référant à son examen du droit comparé, la Cour a noté le consensus relativement large observé dans le droit international autour de l’idée que, s’agissant de la prise en compte de l’origine religieuse, ethnique ou linguistique dans les procédures d’adoption ou de placement en famille, les autorités internes sont tenues par une obligation de moyen, et non de résultat (Ibidem, §§ 161 et 80-82).


110.  Dans la présente affaire, la requérante n’invoque pas des droits tirés des articles 8 et 9 de la Convention en tant que parent dont les possibilités de vivre avec son enfant et de l’éduquer dans sa religion seraient limitées par une décision de placement prise par les autorités nationales. Elle défend les intérêts de l’enfant placé qui, devenu adulte, invoque le respect de la clause de neutralité religieuse imposée par le service de l’ASE aux membres de sa famille d’accueil. Dans ces circonstances, la Cour considère que la disposition applicable en l’espèce est l’article 9 de la Convention.


111.  La Cour observe ensuite que, dans la présente affaire, il n’est pas nécessaire de définir l’étendue et le contenu des obligations positives des États membres découlant de l’article 9 relatifs à l’exercice de la liberté de religion d’un enfant placée en famille d’accueil, dès lors qu’une clause de neutralité religieuse figurait dans le contrat de placement (paragraphe 8 ci‑dessus). La requérante pouvait légitimement s’attendre à ce que les autorités fassent le nécessaire pour que cette clause soit respectée par la famille d’accueil.


112.  Le Gouvernement remet en cause la réalité de la conviction religieuse de la requérante à son arrivée en famille d’accueil en raison de son jeune âge. La Cour rappelle que, dans l’affaire Angeleni c. Suède ((déc.), no 10491/83, 3 décembre 1986) concernant l’instruction religieuse à l’école, elle a jugé que l’article 9 § 1 de la Convention garantissait à la requérante âgée de seulement huit ans au moment des faits le droit à la liberté de religion. Elle note qu’en l’espèce la requérante était âgée de cinq ans lorsqu’elle a été prise en charge par la famille d’accueil et que ses convictions religieuses personnelles étaient alors en voie de construction. La Cour relève que, compte tenu de la particulière vulnérabilité de la requérante, en raison de son très jeune âge au début de son placement et de sa situation familiale qui la privait de soin et de la protection de ses parents, la question de son libre arbitre et de son consentement à sa conversion au culte des Témoins de Jéhovah se pose d’une manière différente que s’il s’était agi d’une personne disposant d’une maturité suffisante et d’une pleine autonomie de sa volonté (voir, mutatis mutandis, Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001‑V).


113.  La Cour observe ensuite qu’il est constant que la requérante, à son arrivée au sein de la famille d’accueil, n’était pas membre des Témoins de Jéhovah et qu’elle l’est devenue en grandissant dans ce foyer, membre de cette congrégation. La Cour estime donc que, même dans l’hypothèse où l’identité religieuse de la requérante ne reposerait que sur le fait qu’elle était issue d’une famille de confession musulmane et que ses convictions religieuses personnelles n’étaient pas affirmées au début de son placement, elle a été exposée au prosélytisme exercé par les époux B., en dépit des termes de la clause de neutralité religieuse faisant partie intégrante des conditions de son placement (paragraphe 8 ci-dessus).


114.  La Cour doit donc examiner si les mesures prises et mises en œuvre par les autorités nationales ont été suffisantes pour faire appliquer la clause de neutralité religieuse et les termes du placement à cet égard. Or, la Cour a déjà fait le constat que la requérante n’avait pas fait l’objet d’un suivi et d’un contrôle adéquats par l’ASE pendant toute la durée de son placement (paragraphe 96 ci-dessus), en relevant notamment que seules six visites avaient eu lieu au domicile de la famille d’accueil sur une période de presque douze mois et qu’aucun entretien n’avait été effectué dans les locaux de l’ASE, ce qui aurait pu faciliter l’établissement d’une relation de confiance entre le service et la requérante.


115.  Le Gouvernement soutient également que le service de l’ASE ignorait que les époux B. et leurs enfants étaient membres des Témoins de Jéhovah. La Cour constate cependant que si aucun élément ne permet d’établir que le service de l’ASE disposait de cette information au moment du placement de la requérante (voir, a contrario, Tennenbaum c. Suède (déc.), no 6031/90, 3 mai 1993), elle relève que l’enquête sur place, préalable au placement, et surtout les visites à domicile et les entretiens avec la requérante légalement prévues pendant toute la durée du placement (paragraphe 53 ci‑dessus), auraient dû permettre au service de l’ASE d’être informé des pratiques cultuelles de la famille d’accueil, de prendre les dispositions nécessaires pour rappeler aux époux B. leur obligation de neutralité et, le cas échéant, d’opérer un changement de famille d’accueil. En tout état de cause, le service de l’ASE a été informé de ces pratiques, au plus tard dans le courant du mois de septembre 1988, par le médecin du service des urgences où était hospitalisée la requérante à la suite de son grave accident de circulation survenu le 9 septembre 1988. En effet, les membres de la famille d’accueil, en violation de leur obligation de neutralité, avaient émis le souhait par écrit qu’aucun produit sanguin ne soit administré à la requérante, compte du culte qu’ils pratiquaient. Or, il ressort des éléments du dossier que l’assistante sociale en charge du suivi du placement de la requérante à cette période, n’a donné aucune suite à cette information, à l’exception d’une « discussion sévère » avec Mme B. (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour observe, d’une part, que l’assistante sociale ne s’est pas entretenue avec la requérante sur l’éducation, les activités religieuses pratiquées au sein de la famille d’accueil et sa conversion religieuse et, d’autre part, qu’elle n’a pas mentionné cette information dans le rapport social établi un mois après cet évènement, le 21 novembre 1988. En outre, aucun élément ne permet à la Cour de constater que, par la suite, le service de l’ASE aurait informé le juge des enfants de cette situation, en particulier, avant qu’il prenne, le 13 décembre 1988, sa décision de maintien de la mesure de placement de requérante au sein de la même famille d’accueil jusqu’au 11 février 1991.


116.  Au vu de l’ensemble de ces constats, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas mis en œuvre les mesures nécessaires, qui leur incombaient compte tenu des conditions du placement, en vertu de leurs obligations positives spécifiques au cas d’espèce, afin de faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s’était engagée d’honorer les opinions religieuses de l’enfant comme celles de sa famille d’origine.


117.  Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

V.     SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION


118.  La requérante se plaint de l’absence de motivation de la décision du Conseil d’État statuant sur son pourvoi en cassation. Dans ses observations en date du 10 septembre 2018, la requérante a soulevé pour la première fois, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, un grief tiré des difficultés qu’elle a rencontrées pour dénoncer les faits dans le cadre des procédures pénales engagées, et de la législation française qu’elle qualifie de défaillante en matière de prescription. Dans ses observations en date du 19 octobre 2018, le Gouvernement a soulevé l’irrecevabilité de ce nouveau grief présenté plus de six mois après le dépôt de la requête.


Eu égard aux faits de l’espèce, aux arguments des parties et aux conclusions auxquelles la Cour est parvenue sur le terrain des articles 3, 9 et 13 de la Convention, elle estime avoir examiné la principale question juridique soulevée par la requête. La Cour en conclut qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur la recevabilité et le fond des autres griefs (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).

VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


119.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.    Dommage


120.  La requérante demande une somme de 150 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.


121.  Le Gouvernement estime que dans l’hypothèse où la Cour constaterait que les autorités ont manqué à leur obligation positive de protéger la requérante, celle-ci pourrait prétendre à une somme de 35 000 EUR au titre de la violation des articles 3 et 9 de la Convention.


122.  La Cour rappelle que, en ce qui concerne en particulier la satisfaction équitable pour préjudice moral, elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise. Les indemnités qu’elle alloue pour préjudice moral ont pour objet de reconnaître le fait qu’un dommage moral est résulté de la violation de plusieurs droits fondamentaux et elles sont chiffrées de manière à refléter approximativement la gravité de ce dommage (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 224, CEDH 2009, et Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 73, 30 mars 2017). La Cour prend en compte donc la gravité et l’impact particuliers de la violation de la Convention (en raison par exemple de sa nature ou de son degré), qui ont pu, notamment, porter une atteinte grave au bien-être moral du requérant, avoir d’une autre manière des répercussions sérieuses sur sa vie ou ses moyens de subsistance ou lui causer un autre type de préjudice particulièrement important et, dès lors que cela peut être pertinent dans les circonstances particulières d’une affaire donnée, le contexte global dans lequel la violation s’est produite (Nagmetov, précité, § 80). La Cour vérifie en outre s’il existe au niveau interne des perspectives raisonnables d’obtention d’une réparation adéquate, au sens de l’article 41 de la Convention, après le prononcé de l’arrêt de la Cour.


123.  La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu d’octroyer à la requérante la somme de 55 000 EUR au titre du préjudice moral subi du fait de la violation des articles 3 et 9 de la Convention.

B.    Frais et dépens


124.  La requérante ne réclame aucune somme d’argent au titre des frais et dépens.


125.  Le Gouvernement en prend acte.


126.  Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C.    Intérêts moratoires


127.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.      Déclare, les griefs concernant les articles 3, 9 et 13 recevables ;

2.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 3 et 9 ;

3.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;

4.      Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

5.      Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le fond des autres griefs formulés par la requérante ;

6.      Dit

a)     que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 55 000 EUR (cinquante-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b)     qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7.      Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

        Victor Soloveytchik                                               Síofra O’Leary
                 Greffier                                                             Présidente


BAILII: Copyright Policy | Disclaimers | Privacy Policy | Feedback | Donate to BAILII
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2022/923.html