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Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions)


You are here: BAILII >> Databases >> Court of Justice of the European Communities (including Court of First Instance Decisions) >> Celaya Emparanza y Galdos International (Intellectual property) French Text [2011] EUECJ C-488/10 (08 November 2011)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/EUECJ/2011/C48810_O.html
Cite as: [2011] EUECJ C-488/10

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AVIS JURIDIQUE IMPORTANT: The source of this judgment is the web site of the Court of Justice of the European Communities. The information in this database has been provided free of charge and is subject to a Court of Justice of the European Communities disclaimer and a copyright notice. This electronic version is not authentic and is subject to amendment.



CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. P. Mengozzi

présentées le 8 novembre 2011(1)

Affaire C-488/10

Celaya Emparanza y Galdos Internacional SA

contre

Proyectos Integrales de Balizamientos SL

[demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de lo Mercantil n° 1 de Alicante et par le Juzgado de Marca Comunitaria n° 1, Espagne]

«Dessins ou modèles communautaires – Contrefaçon– Notion de ‘tiers’»






1.        La présente affaire, qui a pour origine une procédure préjudicielle formée par le Juzgado de lo Mercantil de Alicante, concerne une question qui fait actuellement l’objet de débats animés au sein de la doctrine et de la jurisprudence espagnoles. Le problème qui devra être examiné par la Cour est celui de définir la notion de «tiers» contre lesquels, en vertu de la réglementation de l’Union en vigueur actuellement, le titulaire d’un dessin ou d’un modèle enregistré peut introduire une action en contrefaçon.

2.        Elle devra notamment préciser si le fait que la partie défenderesse ait enregistré de manière autonome un dessin ou modèle postérieurement à l’enregistrement du dessin ou modèle de la requérante est dépourvu de pertinence ou si, au contraire, la requérante doit, afin de pouvoir introduire une action en contrefaçon, demander préalablement à l’OHMI de déclarer la nullité du dessin de la défenderesse.

3.        Il est presque superflu de rappeler que la Cour n’est pas appelée ici à apprécier l’existence ou non de similitudes entre les dessins et/ou les produits en conflit. C’est le juge national qui devra naturellement se livrer à cette appréciation. Par ailleurs, si la Cour statuait qu’il était nécessaire d’annuler préalablement le dessin de la défenderesse, le litige national serait tranché du point de vue de la recevabilité, sans même qu’il fût procédé à l’examen des dessins. Les deux questions préjudicielles ont précisément pour objectif essentiel de préciser si, dans l’affaire au principal, le juge national doit se livrer à l’analyse du litige au fond, ou si, au contraire, il doit déclarer ce recours comme étant irrecevable et par là même imposer à la société requérante d’intenter une action devant l’OHMI afin de faire faire déclarer la nullité du dessin de la défenderesse.

I –    Cadre réglementaire

4.        Les questions préjudicielles qui font l’objet de la présente affaire concernent l’interprétation du règlement n° 6/2002 (2) (ci-après également: «le Règlement»), relatif aux dessins ou modèles communautaires.

5.        Le règlement vise à créer un système d’enregistrement des dessins (3) qui soit le plus linéaire et le plus simple possible, ainsi que cela est indiqué sans équivoque dans ses dix-huitième et vingt-quatrième considérants:

«(18) Un dessin ou modèle communautaire enregistré exige la création et la tenue d’un registre sur lequel seront inscrites toutes les demandes qui satisfont à des conditions formelles et ont obtenu une date de dépôt de demande d’enregistrement. En principe, le système d’enregistrement ne devrait pas être basé sur un examen visant à déterminer préalablement à l’enregistrement si le dessin ou modèle remplit les conditions d’obtention de la protection, ce qui permettrait de réduire au minimum les modalités de l’enregistrement et autres démarches à accomplir par le demandeur.

(…)

(24) L’un des objectifs fondamentaux du présent règlement est que la procédure à suivre pour faire enregistrer un dessin ou modèle communautaire s’accompagne pour le demandeur d’un minimum de frais et de difficultés, afin de la rendre facilement accessible aux petites et moyennes entreprises ainsi qu’aux créateurs indépendants».

6.        L’article 19, paragraphe premier, du règlement, désigne les droits conférés au titulaire d’un dessin enregistré:

«Le dessin ou modèle communautaire enregistré confère à son titulaire le droit exclusif de l’utiliser et d’interdire à tout tiers de l’utiliser sans son consentement. Par utilisation au sens de la présente disposition, on entend en particulier la fabrication, l’offre, la mise sur le marché, l’importation, l’exportation ou l’utilisation d’un produit dans lequel le dessin ou modèle est incorporé ou auquel celui-ci est appliqué, ou le stockage du produit à ces mêmes fins».

7.        L’article 52 du règlement prévoit, en général, que les demandes en nullité d’un dessin enregistré soient présentées devant l’OHMI. En revanche, les tribunaux (nationaux) des dessins ou modèles communautaires (4) sont compétents, en vertu de l’article 81, pour les actions en matière de contrefaçon. Le même article 81 prévoit toutefois que les tribunaux des dessins ou modèles sont également compétents en matière de nullité lorsque la demande en nullité est présentée à titre reconventionnel dans le cadre d’une procédure en matière de contrefaçon.

8.        L’article 85, paragraphe premier, du règlement, prévoit:

«Dans les procédures résultant d’actions en contrefaçon ou en menace de contrefaçon d’un dessin ou modèle communautaire enregistré, les tribunaux des dessins ou modèles communautaires considèrent le dessin ou modèle communautaire comme valide. La validité ne peut être contestée que par une demande reconventionnelle en nullité (…)».

II – Faits, procédure au principal et questions préjudicielles

9.        La requérante dans l’affaire au principal, Celaya Emparanza y Galdos Internacional SA (ci-après: «CEGASA») a enregistré, le 26 octobre 2005, un dessin communautaire (5) pour des bornes routières. Il s’agit d’objets, fabriqués normalement en matière plastique, utilisés pour la signalisation sur les chantiers, les travaux routiers, etc.

10.      La société défenderesse, Proyectos Integrales de Balizamientos SL (ci-après également:"PROYECTOS"), a mis sur le marché à la fin de l’année 2007 un produit qui, de l’avis de CEGASA, violerait son dessin enregistré. CEGASA a par conséquent envoyé une lettre de mise en demeure à PROYECTOS lui demandant de mettre fin à la commercialisation du produit en question.

11.      PROYECTOS a refusé de se conformer à la mise en demeure de CEGASA et elle a en revanche procédé, le 12 avril 2008, à l’enregistrement auprès de l’OHMI d’un dessin pour son produit (6).

12.      Á titre purement informatif, les dessins enregistrés en question sont les suivants (à gauche celui de CEGASA et à droite celui de PROYECTOS):

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13.      CEGASA a par conséquent décidé d’intenter une action en contrefaçon contre PROYECTOS devant le juge de renvoi. Dans le cadre de cette procédure, PROYECTOS a formé une demande reconventionnelle, demandant que soit déclarée la nullité du dessin de CEGASA. Cette demande reconventionnelle a été transmise à l’OHMI en vertu de l’article 86, paragraphe 2, du règlement.

14.      PROYECTOS se considère en tout état de cause protégée par l’enregistrement de son dessin, et estime par conséquent que CEGASA n’est pas en mesure d’agir en contrefaçon tant qu’elle n’aura pas obtenu de l’OHMI la déclaration préalable de nullité du dessin de PROYECTOS. Le recours introduit devant le juge de renvoi devrait par conséquent être considéré comme irrecevable ou, en tout état de cause, être rejeté sans être examiné sur le fond.

15.      Dans ce contexte, le juge de renvoi a sursis à statuer et a saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes:

«1)      Dans un litige portant sur la violation du droit exclusif conféré par un dessin ou modèle communautaire enregistré, le droit d’interdire à des tiers d’utiliser ledit dessin ou modèle, qui est institué à l’article 19, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires (JO 2002, L 5, p. 1), s’étend-il à tout tiers qui utilise un autre dessin ou modèle ne produisant pas sur l’utilisateur averti une impression globale différente, ou exclue-t-il au contraire le tiers qui utilise un dessin ou modèle communautaire postérieur enregistré en sa faveur tant que celui-ci n’est pas annulé?

2)      La réponse à la question précédente est-elle indépendante de l’intention du tiers ou bien varie-t-elle suivant le comportement de celui-ci, le critère déterminant étant que ce tiers ait déposé et enregistré le dessin ou modèle communautaire après avoir reçu la lettre de mise en demeure envoyée par le titulaire du dessin ou modèle communautaire antérieur pour lui faire cesser la commercialisation d’un produit pour violation des droits découlant de ce dessin ou modèle antérieur?»

III – Procédure devant la Cour

16.      Le greffe a reçu l’ordonnance de renvoi en date du 11 octobre 2010. La requérante dans l’affaire au principal, le gouvernement de la République de Pologne et la Commission ont présenté des observations.

17.      Lors de l’audience du 14 septembre 2011, le gouvernement de la République de Pologne et la Commission sont intervenus.

IV – Sur les questions préjudicielles

A –    Observations préalables

18.      La présente affaire est l’une des premières dans lesquelles la Cour est appelée à interpréter le règlement n° 6/2002 (7). En l’absence de précédents jurisprudentiels significatifs, il sera par conséquent indispensable de parvenir à une solution fondée uniquement sur le texte réglementaire, en utilisant tous les instruments herméneutiques que l’interprète a à sa disposition.

19.      Ainsi que nous l’avons déjà dit ci-dessus, le problème soulevé par le juge de renvoi fait actuellement l’objet, en Espagne, de vifs débats au sein de la doctrine et de la jurisprudence. Notamment, ainsi que cela a été observé dans l’ordonnance de renvoi, il existe actuellement une orientation jurisprudentielle du Tribunal Supremo qui, en matière de marques, considère que l’existence d’une marque enregistrée postérieurement protège de l’action en contrefaçon. En d’autres termes, selon cette jurisprudence, il n’y a pas acte illégal tant que l’auteur présumé de la contrefaçon utilise une marque enregistrée qui lui appartient. Il n’est par conséquent possible l’agir en contrefaçon qu’après avoir obtenu la déclaration de nullité de la marque de l’auteur de la contrefaçon.

20.      Nous souhaitons préciser tout de suite qu’il n’est pas nécessaire, selon nous, de remettre en cause en l’espèce la jurisprudence de la juridiction suprême nationale espagnole que nous venons de citer. Cette jurisprudence concerne en effet, ainsi que nous l’avons fait observer, le secteur des marques, et elle n’est par conséquent pas applicable à celui des dessins ou modèles. Les différences profondes qui existent entre les deux domaines en question sont en effet de nature à empêcher l’application automatique de l’orientation jurisprudentielle citée au domaine des dessins ou modèles.

21.      Il convient notamment de souligner que les modalités d’enregistrement d’un dessin ou d’un modèle sont beaucoup plus simples et «expéditives» que celles qui sont nécessaires à l’enregistrement d’une marque. Deux différences méritent particulièrement d’être soulignées. En premier lieu, l’enregistrement d’un dessin ou d’un modèle est accordé par l’OHMI après un simple contrôle formel, non approfondi, de la demande d’enregistrement (8). En second lieu, à la différence de ce qui se passe en matière de marques (9), le règlement ne prévoit pas, pour les dessins ou modèles, entre le dépôt de la demande et l’enregistrement, de phase pendant laquelle des tiers puissent former opposition contre l’enregistrement lui-même.

22.      En d’autres termes, l’enregistrement d’un dessin a lieu de manière presque automatique. La situation qui fait l’objet de l’affaire au principal constitue un exemple très clair de cela. PROYECTOS a pu enregistrer son dessin sans la moindre difficulté alors que CEGASA avait déjà envoyé une lettre de mise en demeure visant à faire interrompre la commercialisation du produit de PROYECTOS. Si la procédure d’enregistrement des dessins ou modèles permettait de former l’opposition contre l’enregistrement, il est vraisemblable que CEGASA aurait formé opposition, et que l’OHMI aurait par conséquent pu prendre position à cet égard, en enregistrant ou non le dessin de PROYECTOS.

23.      Par conséquent, en matière de dessins ou modèles, la facilité et la rapidité d’obtention des enregistrements s’accompagnent d’un risque d’abus particulièrement élevé, bien davantage qu’il ne l’est en matière de marques. Les considérations que nous présenterons ci-après se limiteront donc étroitement au domaine des dessins ou modèles et elles ne sauraient être considérées comme automatiquement applicables également au domaine des marques. Dans ce dernier domaine, l’enregistrement d’une marque doit en effet, au vu de ce que nous venons d’observer, être considéré avec davantage d’attention et "d’égards" que celui d’un dessin ou d’un modèle (10).

24.      Cela étant dit, passons maintenant à l’examen des questions.

B –    Sur les questions préjudicielles

25.      Les deux questions préjudicielles sont étroitement liées entre elles. En effet, ainsi que nous le verrons, la réponse à la première conditionne et détermine la réponse à la seconde.

1.      La possibilité d’agir en contrefaçon sans faire déclarer au préalable la nullité du dessin postérieur

26.      Par la première question préjudicielle, il est demandé à la Cour de préciser si le titulaire d’un dessin enregistré peut agir directement en contrefaçon contre le titulaire d’un dessin enregistré postérieurement ou si, au contraire, il peut le faire seulement après avoir obtenu la déclaration de nullité de ce second dessin. Le règlement ne contient malheureusement aucune disposition explicite à cet égard: par conséquent, bien que - ainsi que nous le verrons - l’interprétation littérale des règles puisse fournir quelque indice utile, la présente affaire est un exemple classique de litige dont la résolution impose d’adopter une approche systématique et téléologique.

27.      Le juge de renvoi, dans son ordonnance, indique de manière explicite que, selon lui, en matière de dessins ou modèles, une action en contrefaçon devrait pouvoir être intentée, à l’égard du titulaire d’un dessin enregistré postérieurement, sans qu’il soit besoin d’obtenir la déclaration préalable de nullité de ce dernier. La requérante au principal et la Commission se sont également exprimées dans le même sens devant la Cour. Seul le gouvernement de la république de Pologne a au contraire adopté la position inverse, en s’appuyant en particulier sur la nécessité de sauvegarder le principe de sécurité juridique.

28.      Il convient tout d’abord de souligner que la question posée par le juge de renvoi concerne uniquement la situation dans laquelle le dessin de la défenderesse a été enregistré postérieurement au dessin de la requérante. En d’autres termes, il n’y a pas de remise en cause du principe de priorité, qui confère en général un avantage au sujet qui a procédé le premier à un enregistrement (11).

29.      En l’espèce, nous nous trouvons à première vue devant un contraste entre deux principes fondamentaux différents. D’une part, la sécurité juridique pourrait exiger que l’on reconnaisse une valeur défensive au dessin enregistré par la défenderesse: dans le cas contraire, il faudrait admettre que même le fait d’utiliser son dessin enregistré auprès de l’OHMI ne suffirait pas à mettre le titulaire à l’abri d’actions en contrefaçon. D’autre part, la nécessité d’avoir un système efficace et fonctionnel pour l’enregistrement des dessins ou modèles – et donc de valoriser au maximum l’effet utile du règlement – pourrait au contraire imposer de faire prévaloir le dessin antérieur enregistré par la requérante, en permettant à cette dernière d’agir en contrefaçon même sans avoir préalablement demandé la déclaration de nullité du dessin de la défenderesse.

30.      Á bien y regarder, en réalité, le contraste ne réside pas entre la sécurité juridique et l’efficacité du système. Au contraire, il s’agit de deux aspects de la sécurité juridique qui s’opposent. Dans les deux hypothèses, en effet, un dessin enregistré finit par ne pas conférer une protection totale à son titulaire. Dans le premier cas, si l’on impose la déclaration préalable de nullité du dessin postérieur, le rôle du dessin de la requérante est affaibli bien qu’il ait été enregistré le premier. Dans le second cas, si l’on permet au titulaire du dessin antérieur d’agir directement, on affaiblit le degré de protection du dessin postérieur, bien que ce dernier ait été enregistré de manière régulière. Le choix de l’une ou l’autre de ces interprétations constitue par conséquent le choix entre deux droits qui sont en principe équivalents.

31.      Afin de prendre position, nous estimons qu’il est évident que, si l’on devait exiger du titulaire d’un dessin enregistré, pour agir en contrefaçon contre le titulaire d’un autre dessin enregistré postérieurement, qu’il demande préalablement la déclaration de nullité du second dessin, le système risquerait d’être sérieusement compromis.

32.      En effet, ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut, l’enregistrement d’un dessin se fait, à la différence de celui d’une marque ou d’un brevet, sans aucun contrôle au fond. En d’autres termes, une hypothétique personne de mauvaise foi se livrant à des actes de contrefaçon sans avoir enregistré aucun dessin pourrait toujours, devant la menace de l’exercice d’une action en contrefaçon par les titulaires d’un dessin enregistré, procéder immédiatement à l’enregistrement d’un dessin, obligeant ainsi le titulaire du premier dessin à obtenir la déclaration de nullité de ce dernier avant de pouvoir intenter l’action en contrefaçon (12). Le second dessin pourrait même être enregistré postérieurement à l’introduction de l’action en contrefaçon. En outre, même après que le dessin «défensif» a été annulé, rien n’empêcherait l’auteur de la contrefaçon, en principe, d’enregistrer un nouveau dessin légèrement différent du précédent et de l’utiliser pour continuer à commercialiser un produit en substance identique.

33.      Partant, on constate que l’obligation d’exercer d’abord l’action en nullité avant l’action en contrefaçon pourrait permettre à une personne de mauvaise foi de profiter du système, en se livrant à des manœuvres dilatoires et en empêchant, de fait, une protection effective des dessins enregistrés. Dans une telle situation, l’effet utile de la réglementation de l’Union en matière de dessins ou modèles serait sérieusement compromis. En outre, il convient de rappeler que les actions judiciaires telles que celles qui visent à faire cesser une activité de contrefaçon doivent, de par leur nature, pouvoir être traitées particulièrement rapidement.

34.      Bien qu’il ne s’agisse pas selon nous d’un facteur décisif, ainsi que la requérante dans l’affaire au principal tend en revanche à le croire, le fait que l’article 19, paragraphe premier, du Règlement prévoie que le titulaire d’un dessin enregistré puisse agir en contrefaçon, en général, vis-à-vis de tout "tiers" utilisant le dessin enregistré sans son accord, constitue un élément supplémentaire à l’appui de l’interprétation citée. Aucune exception n’est explicitement prévue pour les tiers qui sont eux-mêmes titulaires d’un dessin enregistré. Le législateur, s’il avait voulu introduire un principe de protection des titulaires de dessins enregistrés postérieurs, l’aurait peut-être fait de manière explicite.

35.      Il est donc indispensable d’interpréter l’article 19, paragraphe premier, du Règlement dans le sens qu’il permet au titulaire d’un dessin enregistré de faire valoir ses propres droits y compris vis-à-vis d’une personne qui utilise son propre dessin enregistré postérieur, sans qu’il soit besoin d’obtenir préalablement la déclaration de nullité du second dessin.

36.      Du reste, ainsi que la Commission l’a fait valoir à juste titre, si le législateur avait estimé nécessaire qu’il soit procédé à titre préventif à la déclaration de nullité du dessin postérieur, il aurait certainement conféré aux tribunaux communautaires des dessins ou modèles la compétence pour décider de la nullité d’un dessin, y compris à titre principal, et pas seulement dans le cadre d’une demande reconventionnelle. Contraindre le titulaire du dessin antérieur à s’adresser à titre préventif à l’OHMI, avec tout ce que cela entraîne en termes de durée et de dépenses légales, et permettre en revanche aux titulaires de dessins postérieurs de faire valoir la nullité du dessin antérieur par la voie reconventionnelle, en obtenant une décision directement devant le juge national, n’aurait aucun sens.

37.      En outre, dans l’interprétation que nous venons de citer, la position du prétendu auteur de la contrefaçon est également protégée de manière adéquate, justement grâce à la possibilité de présenter une demande reconventionnelle en nullité, au titre de l’article 85, paragraphe premier, du Règlement, directement devant le juge saisi de l’action en contrefaçon.

38.      S’agissant de l’objection possible, rappelée plus haut et sur laquelle le gouvernement de la République de Pologne a notamment insisté, selon laquelle l’interprétation proposée ici mettrait en danger le principe de sécurité juridique, nous nous limiterons à faire observer ce qui suit. En premier lieu, ainsi que cela a déjà été dit, même l’interprétation alternative, selon laquelle le titulaire du premier dessin enregistré devrait demander à titre préalable la déclaration de nullité du dessin postérieur, finit en dernière analyse par affaiblir le principe même de sécurité juridique. Ainsi que nous l’avons déjà vu, la seule différence est que ce serait la sécurité découlant de l’enregistrement du dessin antérieur qui pâtirait et non celle découlant de l’enregistrement du dessin postérieur. En second lieu, il convient également de tenir compte de ce que le fait d’être titulaire d’un dessin enregistré (tout comme, du reste, d’une marque ou d’un brevet) ne donne en tout état de cause jamais à son titulaire la certitude à 100 % qu’il pourra utiliser le dessin sans oppositions et sans perturbations. Ce dès lors que, en tout état de cause, il est toujours possible que quelqu’un introduise une action pour faire déclarer la nullité du dessin même.

2.      Le problème de la situation juridique du dessin enregistré par l’auteur de la contrefaçon

39.      Il convient de reconnaître que, dans l’interprétation du Règlement que nous proposons ici, un problème reste non résolu. Si le titulaire du dessin antérieur voit son action en contrefaçon accueillie contre le titulaire d’un dessin postérieur, mais qu’il décide de ne pas agir par la suite pour faire déclarer la nullité de ce dernier, la situation juridique du dessin postérieur reste pour ainsi dire indéterminée. D’une part, le produit correspondant ne peut plus être commercialisé. D’autre part, dès lors que le juge national n’a pas déclaré la nullité du dessin postérieur, étant donné qu’il n’est pas compétent pour le faire, celui-ci reste formellement valable et, en théorie, son titulaire pourrait s’en servir, même si ce n’est plus pour mettre en vente son produit, au moins pour intenter des actions contre d’autres producteurs et/ou titulaires de dessins enregistrés.

40.      Toutefois, nous estimons que la difficulté est ici plus apparente que réelle.

41.      Tout d’abord, il est très peu probable que le titulaire du dessin postérieur utilise ce dernier, même après avoir succombé dans une action en contrefaçon, dans le seul but de nuire à d’autres opérateurs économiques. Dès lors que son produit ne peut plus, en tout état de cause, être commercialisé, cette personne n’aurait aucun intérêt à intenter de telles procédures juridictionnelles.

42.      En outre, s’il existe vraiment une similitude importante entre le dessin de l’auteur de la contrefaçon et celui d’un tiers, il est vraisemblable qu’il existe également une similitude avec le dessin antérieur, dont la requérante dans la première action en contrefaçon est le titulaire. Dans ce cas, il est bien plus vraisemblable que ce soit ce dernier qui intente une action contre le tiers, dès lors qu’il aura un intérêt concret à le faire.

43.      En tout état de cause, même à imaginer un auteur de contrefaçon particulièrement pervers, qui déciderait d’agir en contrefaçon à l’encontre d’un tiers en utilisant son propre dessin, le tiers aurait à sa disposition une arme particulièrement efficace: la demande reconventionnelle en nullité. Á la lumière, notamment, de l’issue de l’action juridictionnelle précédente, avec la condamnation de l’auteur de la contrefaçon à cesser de distribuer son propre produit en raison d’un conflit avec un dessin enregistré antérieur, nous estimons qu’il est évident que le tiers en question pourrait facilement obtenir, dans la plupart des cas (13), devant la juridiction nationale, la déclaration de nullité du dessin de l’auteur de la contrefaçon, par la voie reconventionnelle, en raison de l’absence de nouveauté et/ou de caractère distinctif au titre des articles 5 et 6 du règlement. En effet, toute personne ayant un intérêt à les faire valoir peut invoquer de tels moyens d’annulation, en vertu des dispositions combinées des articles 25 et 84 du règlement. Le dessin de l’auteur de la contrefaçon serait à ce stade définitivement éliminé, et il serait mis fin à la situation d’insécurité juridique de celui-ci. Ainsi, paradoxalement, le comportement d’un auteur de contrefaçon qui déciderait de continuer à utiliser son dessin postérieur pour intenter des actions juridictionnelles contre des tiers finirait par entraîner la déclaration de nullité du dessin en question, favorisant ainsi une résolution définitive du problème.

44.      Pour les raisons que nous venons d’indiquer, nous estimons donc que l’insécurité liée à la situation juridique du dessin enregistré par l’auteur de la contrefaçon n’est pas suffisante pour remettre en cause l’interprétation de l’article 19 du règlement que nous avons exposée plus haut. Néanmoins, il ne fait aucun doute qu’il serait pertinent que le législateur intervienne afin de résoudre définitivement la question relative au sort à réserver au dessin, enregistré et n’ayant pas été déclaré comme nul, qui appartient à une personne qui a succombé dans une procédure en contrefaçon.

3.      Conclusion partielle

45.      Il doit par conséquent être répondu à la première question en ce sens que le droit d’interdire l’utilisation par des tiers d’un dessin ou d’un modèle enregistré, en vertu de l’article 19, paragraphe premier, du Règlement, peut être exercé également à l’encontre d’un tiers qui utilise son propre dessin ou modèle enregistré postérieurement. Il n’est pas nécessaire à cette fin d’obtenir préalablement la déclaration de nullité de ce dernier dessin ou modèle.

4.      Le comportement de l’auteur de la contrefaçon dans chacun des cas particuliers

46.      En théorie, on pourrait envisager d’assouplir la position exprimée au point précédent en élaborant une interprétation du Règlement qui tiendrait compte des éléments spécifiques à chaque situation et, notamment, de l’état psychologique de l’auteur présumé de la contrefaçon. Dans cette optique, on pourrait par exemple permettre au titulaire du premier dessin enregistré d’agir directement en contrefaçon, sans demander préalablement la déclaration de nullité du second dessin, uniquement lorsque le second enregistrement a été effectué de mauvaise foi ou encore, comme en l’espèce, après réception d’une lettre de mise en demeure ayant pour objet de faire cesser la distribution des produits de l’entreprise défenderesse.

47.      Cette possibilité nous amène à examiner de manière plus spécifique la deuxième question préjudicielle par laquelle, ainsi que nous l’avons déjà vu, le juge de renvoi demande si le comportement concret de la personne titulaire du second dessin peut se révéler pertinent en vue de répondre à la première question.

48.      Une telle interprétation, bien qu’elle soit certainement intéressante, doit être rejetée. En effet, exiger, dans toutes les situations comme celle de l’espèce, qu’il soit procédé à l’examen de la volonté de la défenderesse ou même seulement à la vérification de l’existence ou non d’une phase précontentieuse qui aurait entraîné la défenderesse à procéder à un enregistrement "défensif", compliquerait de manière notable un système que le législateur a explicitement voulu configurer comme simple et en même temps efficace.

49.      Un argument supplémentaire à l’appui de la position que nous venons de présenter peut découler de l’article 19 du Règlement. Au deuxième alinéa du paragraphe 2, relatif aux dessins non enregistrés, cette disposition prévoit de manière explicite la nécessité de vérifier les intentions de l’auteur présumé de la contrefaçon. Il est en effet prévu que "[l]’utilisation contestée n’est pas considérée comme résultant d’une copie du dessin ou modèle protégé si elle résulte d’un travail de création indépendant réalisé par un créateur dont on peut raisonnablement penser qu’il ne connaissait pas le dessin ou modèle divulgué par le titulaire". Dès lors que le législateur a prévu un tel type de vérification des intentions uniquement pour les dessins ou modèles non enregistrés, un raisonnement a contrario permet de conclure que, vice versa, dans le cas des dessins ou modèle enregistrés, l’appréciation de l’infraction doit se faire sans de telles vérifications, y compris en raison de la protection plus importante que l’enregistrement confère à un dessin.

50.      Nous proposons par conséquent à la Cour de répondre à la deuxième question préjudicielle en ce sens que, aux fins de répondre à la question précédente, tant l’intention du tiers que le fait que l’enregistrement du dessin de ce dernier ait ou non eu lieu à la suite d’une mise en demeure, au moyen de laquelle il lui a été demandé de cesser la commercialisation de son produit, sont dépourvus de pertinence.

V –    Conclusion

51.      Sur la base des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le Juzgado del lo Mercantil n° 1 de Alicante y n° 1 de Marca Comunitaria:

«Le droit d’interdire l’utilisation par des tiers d’un dessin ou modèle enregistré, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires, peut également être invoqué à l’encontre d’un tiers qui utiliserait son propre dessin ou modèle enregistré postérieurement. Il n’est pas nécessaire à cette fin d’obtenir préalablement la déclaration de nullité de ce dernier dessin ou modèle.

Dans ce contexte, tant l’intention du tiers que le fait que l’enregistrement du dessin de ce dernier ait ou non eu lieu à la suite d’une mise en demeure, au moyen de laquelle il lui a été demandé de cesser la commercialisation de son produit, sont dépourvus de pertinence».


1 – Langue originale: l’italien.


2 _ Règlement (CE) du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires (JO L 3 du 5.1.2002, p. 1).


3 _ Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le dire à la note 6 de nos conclusions présentées le 12 mai 2011 dans l’affaire C-281/10 P, PepsiCo (conclue par l’arrêt du 20 octobre 2011, non encore publié au Recueil), dans le Règlement, les termes «dessin» et «modèle» sont équivalents. Nous n’utiliserons par conséquent que le terme "dessin" dans la suite des présentes conclusions, s’il n’y a pas de risque d’ambiguïté.


4 _ Comme c’est le cas en matière de marques, le règlement n° 6/2002 relatif aux dessins ou modèles prévoit, à l’article 80, que les États membres désignent les juridictions nationales qui seront chargées de remplir les fonctions de "tribunaux des dessins ou modèles communautaires". Le Juge de renvoi dans la présente affaire est le seul tribunal des dessins ou modèles communautaires de première instance existant en Espagne.


5 _ N° 000421649-0001.


6 _ N° 00915426-0001.


7 _ Jusqu’alors, la Cour n’a interprété le Règlement au fond, à notre connaissance, que dans les arrêts du 2 juillet 2009, FEIA, C-32/08, (Rec. p. I-5611) et PepsiCo (cité à la note 3).


8 _ Voir notamment le dix-huitième considérant et les articles 45 à 47 du Règlement.


9 _ Voir article 40 et suivants du règlement (CE) n° 207 du 26 février 2009 sur la marque communautaire (JO L 78 du 24.3.2009, p. 1).


10 _ Déjà, lors des travaux préparatoires, la possibilité que la protection juridictionnelle des dessins ou modèles soit différente de celle prévue pour les marques était claire dans l’esprit du législateur, comme conséquence de la diversité existant entre les réglementations des deux secteurs. Voir par exemple la proposition initiale de règlement présentée par la Commission le 3 décembre 1993, COM (93) 342 déf. (JO 1994, C 29, page 20, point 8.10 de la première partie).


11 _ Ainsi que la Commission l’a relevé à juste titre, on peut difficilement concevoir qu’une action en contrefaçon puisse être intentée, à l’encontre du titulaire d’un dessin antérieur, par le titulaire d’un dessin postérieur, sans que l’OHMI n’ait préalablement déclaré la nullité du dessin antérieur. Cela va toutefois au-delà du cadre des questions posées par le juge national en l’espèce, et ne fera pas conséquent pas l’objet de discussion dans la suite des présentes conclusions.


12 _ D’un point de vue pratique, la situation serait identique même si l’auteur de la contrefaçon, adoptant une attitude plus prudente, procédait à l’enregistrement d’un dessin "défensif" avant de commercialiser son produit, et donc avant toute mise en demeure de la part du titulaire de dessin antérieur.


13 _ Des difficultés pourraient survenir si le dessin antérieur objet du litige initial n’avait pas encore été dévoilé au public lors de l’enregistrement du dessin de l’auteur de la contrefaçon. Dans un tel cas, la nullité de ce dernier ne pourrait pas être invoquée par tous, en vertu de l’article 25, paragraphe 1, sous b), du Règlement, mais seulement par le titulaire du dessin antérieur au sens de l’alinéa sous d), ainsi que cela est précisé au paragraphe 3 du même article. Ce principe s’étend également aux demandes reconventionnelles en nullité au titre de l’article 84, paragraphe 2.


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