1_3_SCRIPT-ed_434 Quelques mots sur les contrats de vente de mots (Observations sur la condamnation judiciaire en France de Google pour son système Adwords) (C Manara) (2004) 1:3 SCRIPT-ed 434 (2004)


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Cite as: Quelques mots sur les contrats de vente de mots (Observations sur la condamnation judiciaire en France de Google pour son système Adwords) (C Manara)

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Quelques mots sur les contrats de vente de mots
(Observations sur la condamnation judiciaire en France de Google pour son système Adwords)

[A few words on contracts on words]

Cédric Manara*

 

Table of Contents:

Cite as: C Manara, "Quelques mots sur les contrats de vente de mots (Observations sur la condamnation judiciaire en France de Google pour son système Adwords)", (2004) 1:3 SCRIPT-ed 434, @: <http://www.law.ed.ac.uk/ahrc/script-ed/issue3/manara.asp>
 

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DOI: 10.2966/scrip.010304.434
© Cédric Manara 2004. This work is licensed through SCRIPT-ed Open Licence (SOL). Please click on the link to read the terms and conditions.
 
ABSTRACT : A French court has ruled against Google France in an intellectual property dispute, saying the company infringed trademark laws for allowing advertisers to combine their text notices to trademarked search terms. This decision, which is not a temporary injunction, is unique, and it is also the first in the world to find Google liable for its AdWords program. This short analysis recaps the reason how the law applied to the search tool, and highlights that the judicial decision has probably no effect for the defendant: not because it has been ruled in France, but because advertisers who buy AdWords agree to indemnify Google for any liability and cause of action. Therefore, this shows that these conflicts of laws in cyberspace are not those we thought so far…

 

« Les mots ont un prix, les mots peuvent devenir des marchandises, ici, on atteint le point culminant du capitalisme, le capitalisme sémantique généralisé ». C’est le constat désolé1 de l’artiste Christophe Bruno, qui avait tenté de détourner le système publicitaire Adwords de Google. Le célèbre moteur de recherche propose en effet aux annonceurs d’associer des publicités aux requêtes effectuées par ses usagers. Le message est ciblé en fonction des termes à l’aide desquels les demandes sont formulées. Et à chaque fois qu’un internaute clique sur le petit placard publicitaire qui apparaît, le moteur de recherche gagne quelques centimes d’euros, en exécution du contrat que l’annonceur a passé avec lui.

C’est à cause de ce cette technique publicitaire que le géant des requêtes, Google, a été condamné par le Tribunal de grande instance de Nanterre2, décision qui est à ce jour la seule au monde à avoir jamais été rendue sur le fond3, et qui mérite donc quelque attention. La présente analyse présentera brièvement l’affaire et le pourquoi de la condamnation de Google (1) pour montrer ensuite que cette décision n’a peut-être aucun effet dans le cyberespace (2).

1. Les motifs de la condamnation de Google

A supposer qu’elles soient fiables, les statistiques indiquent que l’une des interrogations les plus fréquentes des outils de recherche est faite à partir du terme « voyages »4. Et c’est parce que ce mot figurait aussi dans l’une de ses marques que la société Viaticum a attaqué en justice Google.

Titulaire en effet de marques telles que « LA BOURSE DES VOYAGES », « LA BOURSE DES VOLS », ou « BDV », elle les exploite notamment à travers deux sites internet éponymes <bourse-des-voyages.com> et <bourse-des-vols.com>, opérés par la société Luteciel (également titulaire d’une marque « www.bourse-des-vols.com »). Ces deux sociétés avaient découvert que, dans les résultats donnés par Google à une requête formulée avec les syntagmes « bourse des voyages » ou « bourse des vols », apparaissent des liens vers les sites qu’ils exploitent, mais aussi des « liens sponsorisés », c'est-à-dire des publicités pour d’autres sites, concurrents.

Pour ainsi figurer dans les résultats à l’aide d’un bandeau commercial, les concurrents des demandeurs ont préalablement passé un contrat avec Google. Cette dernière société propose deux types d’offres, AdWords et Premium Sponsorship, par lesquelles l’annonceur choisit d’associer une publicité en sa faveur à un ou plusieurs mots qu’il choisit librement. Pour les demandeurs, la « vente » et la « fourniture »5 par Google de mots-clés identiques à leurs marques, qui a pour effet de générer des hyperliens publicitaires dirigeant vers des sites ayant une activité identique à la leur, constitueraient des actes de contrefaçon par usage des marques, par substitution de services, des actes fautifs, par ailleurs constitutifs de publicité trompeuse, et pouvant encore engager la responsabilité de Google pour concurrence déloyale. Ces mots-clés consistent en une combinaison pouvant se révéler identique à une marque (« bourse des voyages ») ou en un mot commun (pouvant par ailleurs figurer dans une marque : « voyages »).

Combien de requêtes ont été faites par les internautes sur Google à l’aide des mots « bourse des voyages » ou « voyages » ? L’espèce ne le dit pas, et c’est regrettable, car on ignore l’ampleur de l’efficacité de la pratique. Reste également inconnu le nombre de « clics » effectués par un internaute sur un site autre que celui de la marque qu’il aurait saisi sciemment dans un champ de recherche. On peut donc s’interroger sur l’ampleur véritable du préjudice… car préjudice il y a eu : c’est la conclusion des juges dans cette décision.

Ils ont en effet étudié les divers constats produits par les demandeurs dans cette affaire, tous attestant d’une utilisation de leurs marques par Google6. Cette utilisation est considérée comme (1) étant commerciale et (2) faisant suite à la « vente » par Google d’expressions correspondant aux marques… (3) peu important que Google n’ait pas vendu les marques  « bourse des vols » ou « bourse des voyages » en leur entier, dès lors que des liens sponsorisés pour des sociétés concurrentes des demandeurs apparaissent quand est saisi un élément composant ces marques, par exemple le seul mot « vols », ou le seul mot « voyages ».

Pour caractériser ensuite, au regard de l’art. L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle français7, la faute commise par la société Google, les juges relèvent que la société avait le pouvoir d’intervenir, ce qu’elle fait à la demande de certains propriétaires (dans des cas similaires ? ce n’est pas explicité), et surtout qu’elle tirait un avantage économique de la technologie publicitaire qu’elle a mise en place.

Que retenir de ce jugement - dont la société Google a interjeté appel ? On peut tout à la fois comprendre les motifs des juges et regretter qu’ils ne soient pas mieux étayés encore, tant l’espèce est d’importance : la pratique incriminée par les demandeurs est en effet liée à la popularité du moteur de recherche, dont ils bénéficient également… Ce paradoxe n’est peut-être pas le seul induit par cette décision, si l’on procède à une analyse prospective de celle-ci.

2. L’absence d’effets de la sanction

Le procédé associant des publicités à des recherches n’est pas propre à Google. Altavista le pratique également, comme d’autres outils de recherche8, depuis plusieurs années : ainsi le défunt outil de recherche Excite, qui exploitait un service identique, avait été poursuivi par la société Playboy dès 19999. Ces systèmes par lesquels le traitement d’une information peut faire l’objet d’une transaction reflètent d’ailleurs la nature première du commerce électronique. Le commerce électronique ne consiste pas seulement en des opérations sur des biens ou des services fournis à travers des sites web marchands ; il est d’abord un ensemble d’opérations portant sur des ressources ou des méthodes techniques. Les noms de domaine, à l’origine simples identifiants de machines connectées aux réseaux, sont devenues des biens de grande valeur. Les liens hypertexte font parfois l’objet de « conventions de linking »10… quand ils ne font pas l’objet d’une revendication de brevet11, au même titre que les méthodes commerciales les plus simples12. Les meta-tags eux-mêmes, ces descripteurs de contenu de pages web, invisibles pour les utilisateurs, sont l’objet de toutes les attentions13. Et naturellement, l’opération de référencement, qui permet d’espérer un classement optimal dans les résultats fournis par des outils de recherche14, est à son tour devenue un marché.

Si les modèles de positionnement publicitaire ont évolué, la forme qui reste la plus pratiquée semble être celle du pay for placement, expression qui désigne clairement l’objet du contrat passé entre l’annonceur et l’outil de recherche devenu – partiellement – espace publicitaire : le versement d’un prix pour figurer de manière très visible dans une page de résultats.

Ce contrat a indirectement fait l’objet de critiques judiciaires, du fait de la condamnation de Google en France, pour le motif que l’un des effets de son contrat Adwords peut être la contrefaçon. La société a en effet été sanctionnée pour n’avoir pas « retiré de la vente » des mots (ou expressions) qui étaient aussi exploités sous forme de marques, et dont le titulaire se plaignait de les voir associés à des liens sponsorisés promouvant des concurrents. Quoique rendue sur le fondement du droit de la propriété industrielle et de la concurrence déloyale, cette décision judiciaire n’en interroge pas moins le droit des contrats : les contrats de positionnement publicitaire figurent en effet parmi les plus originaux et les plus fascinants des contrats électroniques internationaux, en particulier en ce qu’ils permettent de « vendre des mots ».

Si cette dernière expression peut paraître simpliste, elle résume pourtant l’économie du contrat proposé, savoir la rémunération du traitement électronique d’une information. Son cadre est le plus souvent transnational, le prestataire (l’outil de recherche) et le client (l’annonceur) n’exerçant pas dans le même pays, même s’ils sont tous deux établis dans le « cyberespace ». La question de la localisation est d’ailleurs de celles qui ont été discutées lors du débat judiciaire qui s’est tenu à Nanterre15 : la société Google France doit-elle être tenue responsable de faits qui se sont produits sur les pages de résultats du moteur Google ? La juridiction saisie avait remarqué16 que le site s’intitule « Google France », que son nom de domaine est <google.fr> : « aux yeux des tiers la société Google France apparaît comme l’éditrice du site du même nom » écrit le juge. Ce sont là des motifs qui peuvent apparaître tout à la fois intéressants et surprenants : dans l’univers électronique, univers symbolique puisqu’il n’est fait que de pixels, d’images et de mots, les rattachements matériels eux-mêmes consistent en des représentations. C’est parce qu’en apparence (théorie dont les effets juridiques sont connus) la société française paraît être l’auteur des comportements incriminés qu’elle est valablement attraite en justice. Elle a pourtant expliqué qu’elle n’est pas titulaire de son adresse électronique, qu’elle n’exploite pas le moteur de recherche, et surtout qu’elle ne commercialise pas les services publicitaires stigmatisés par les demandeurs au procès.

Sortons quelques instants de la res petita, pour visiter in situ les pages de Google : on s’aperçoit que le contrat Adwords17 est entièrement écrit en langue anglaise, passé avec la société Google Inc. de droit californien, donne compétence aux juridictions du comté de Santa Clara. Cela est certes indifférent pour l’espèce française, née du reproche fait à Google d’actes délictuels. Toujours est-il que ces comportements sont nés de relations contractuelles, entre les annonceurs et le moteur, convention entre professionnels donnant valablement compétence aux juridictions d’outre-Atlantique… et fixant valablement, sauf exception d’ordre public, des règles allégeant ou excluant la responsabilité. Car c’est l’un des défis des rédacteurs de contrats électroniques internationaux que de prévoir et aménager les risques que l’exécution de ceux-ci peut entraîner dans les différents ordres juridiques nationaux.

Qu’est-il prévu dans le contrat proposé par le géant des recherches ?

Vous acceptez d’indemniser, de défendre et de protéger Google ou ses agents, affiliés ou concédants de licences en cas d’action ou de recours en responsabilité d'une partie tierce (y compris, sans s’y limiter, les frais de justice raisonnables) à la suite de votre utilisation du Programme, en liaison avec vos Cibles, le Contenu de vos annonces et vos Services ou encore à la suite d'une violation de votre part du présent Contrat18.

Il s’agit d’une clause par laquelle tout client garantit très largement la société américaine des conséquences dommageables qui naîtraient de son usage du programme publicitaire. Qu’elle soit ou non nulle en droit français19, cette stipulation relative à la non-responsabilité peut être valable dans le commerce international – et l’est parfaitement en droit californien20. Littéralement, permet-elle de couvrir exactement le cas de contrefaçon pour lequel la société Google a été condamnée en France ? Supposons qu’elle soit jugée comme garantissant parfaitement le prestataire de service en application du droit californien : il apparaît alors que le contrat électronique international n’est pas seulement un outil de gestion des relations commerciales, mais qu’il organise aussi l’espace dans lesquelles celles-ci se déroulent. Par les fictions qu’il fait conventionnellement naître, ce contrat délimite au sein du « cyberespace » une zone dans laquelle son auteur exerce son activité tout en étant protégé, les risques étant assumés par celui qui veut profiter d’un peu de cet espace. L’affaire pourrait bien relever que le droit des réseaux n’a pas la morphologie qu’on lui prête, celle d’un espace transnational dans lequel toute loi s’applique, et donc la plus stricte. Le web pourrait plutôt bien être une juxtaposition de zones délimitées par des acteurs du commerce électronique qui y font régner le régime juridique qui leur convient.

 


* Associate Professor, EDHEC Business School (Law Department) and Visiting Scholar, Institute for International Law and Public Policy, Temple University Beasley School of Law (2004). Cédric Manara is also a head columnist on e-commerce for a prominent francophone law review, Dalloz, and a member of Juriscom.net’s scientific committee, a leading online journal specializing in Law & IT (www.juriscom.net). The usual disclaimer applies.
All the links have been checked on August 20, 2004.

1 in Marie Lechner, « T’ar ton Google à la récré », Guide Tentations, Libération, 14 novembre 2003, p. X.

2 Sté Viaticum et Sté Luteciel c/ Sté Google France, TGI Nanterre, 13 octobre 2003, Juriscom.net, www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=367.

3 En Allemagne, une décision a été rendue en urgence à Hambourg, à la demande du titulaire de la marque « Preispiraten » : Google AdWords vor Gericht - Teil 2, Presse Portal, 18 août 2004, www.presseportal.de/story.htx?nr=586851&ressort=1. Deux autres procédures sont en cours en France, l’une initiée par le groupe LVMH et l’autre par AXA Assurances (pour lesquelles il est possible que soit discuté un autre fondement, celui de l’utilisation de marques notoires) : Philippe Guerrier, Axa porte plainte contre Google et ses liens sponsorisés, Journal du Net, 28 avril 2004, www.journaldunet.com/0404/040428axa.shtml ; American Blind & Wallpaper Factory cherchent également à obtenir la condamnation de Google aux Etats-Unis : S. Olsen, Google faces trademark suit over keyword ads, CNET News.com, 28 janvier 2004, http://news.com.com/2102-1024_3-5149780.html ; Geico a aussi engagé une action en ce sens : S. Olsen, Geico sues Google, Overture over trademarks, CNET News.com, 18 mai 2004, http://news.com.com/2102-1024_3-5215107.html.

4 Actu Moteurs, janvier 2003, Semaine 03, http://actu.abondance.com/2003-03/index.html.

5 Ce sont les qualificatifs juridiques utilisés dans la décision.

6 Sur les modalités de cette utilisation, lire les pages 13 et suivantes du jugement cité n. 2.

7 « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire :
   a) La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque, même avec l’adjonction de mots tels que : "formule, façon, système, imitation, genre, méthode", ainsi que l’usage d’une marque reproduite, pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l’enregistrement ;
   b) La suppression ou la modification d’une marque régulièrement apposée ».

8 Cédric Manara, « Les outils de recherche peuvent-ils sans préjudice associer des publicités aux résultats qu’ils fournissent ? », Actualités dalloz.fr, 11 février 2002.

9 Playboy v. Excite, United States District Court, C.D. California, Southern Division, 24 juin 1999, 55F.Supp.2d 1070.

10 Nicolas Ide, Linking : modèle de contrat, Auteurs & Médias, 2001/1. Voir aussi la Recommandation du Forum des Droits sur l’Internet, Hyperliens : statut juridique, 3 mars 2003, www.foruminternet.org/telechargement/documents/reco-hyli-20030303.pdf.

11 Actualités du Forum des Droits sur l’Internet, British Telecom revendique des droits sur l’hyperlien, 12 février 2002 www.foruminternet.org/actualites/lire.phtml?id=256.

12 Ainsi la technique du One Click qu’Amazon avait tenté de protéger sous l’empire du US Patent Law : U.S.P.T.O., Method and system for placing a purchase order via a communications network, n° 5,960,411, 28 septembre 1999.

13 Ainsi les juristes de la société Nintendo avaient-ils menacé de poursuites judiciaires tous les maîtres de sites web qui utilisaient le terme « Pokemon » dans leurs méta-balises, même en tant que simple citation : F. Manjoo, A Meta Tag Nintendo Didn’t Like, Wired News, 22 janvier 200, www.wired.com/news/politics/0,1283,41247,00.html ; adde E. Labbé & P.-E. Moyse, Les faces cachées de l’information, Juriscom.net, 8 novembre 1998, www.juriscom.net/uni/doc/19981108.htm.

14 Cédric Manara, « Le référencement d’informations », Dalloz Affaires, n° 173, 9 septembre 1999.

15 Siège de la juridiction qui a rendu la décision.

16 Pages 7 et suivantes.

17 Conditions générales AdWords, version du 9 juin 2004, https://adwords.google.com/select/tsandcsfinder.

18 Et dans la version américaine du contrat : « Advertiser agrees to indemnify, defend and hold Google and its licensors, licensees, consultants, contractors, agents, attorneys and employees harmless from and against any and all liability, loss, damages, claims or causes of action, including internal and external legal fees and expenses, arising out of, related to or which may arise from your use of the AdWords Program, your Web Site, and/or your breach of the terms of this Agreement (…) ».

19 Philippe Le Tourneau et Loïc Cadiet, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz, 2000, n° 1135 et s.

20 Witkin, Summary of California Law, Contracts, 9th edition, passim. Cela suppose toutefois qu’elle soit mise en œuvre : en actionnant un client, la société prend le risque de perdre les autres.

 


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